« Me voici, moi, seul en Argentine, coupé de tout, perdu, anéanti,
anonyme. J'étais excité un peu, un peu effrayé. En même temps, quelque
chose en moi me faisait saluer avec une émotion passionnée le coup qui
m'anéantissait et m'arrachait aux assises d'un ordre acquis.
La guerre ? La débâcle polonaise ? Pouvais-je vivre tout cela, pouvais-je me faire du souci d'une manière "normale", moi qui avais tout su d'avance, et l'avais déjà éprouvé bien avant ? Oui, je ne mens pas en disant que je communiais dans mon coeur avec la catastrophe. Lorsqu'elle arriva, je me dis quelque chose qui était à peu près :-Ah, bon ! C'est arrivé ! Et je compris que le temps était venu de mettre à profit la faculté de dire adieu, de rompre, de rejeter tout, ce que j'avais cultivé en moi.»
La guerre ? La débâcle polonaise ? Pouvais-je vivre tout cela, pouvais-je me faire du souci d'une manière "normale", moi qui avais tout su d'avance, et l'avais déjà éprouvé bien avant ? Oui, je ne mens pas en disant que je communiais dans mon coeur avec la catastrophe. Lorsqu'elle arriva, je me dis quelque chose qui était à peu près :-Ah, bon ! C'est arrivé ! Et je compris que le temps était venu de mettre à profit la faculté de dire adieu, de rompre, de rejeter tout, ce que j'avais cultivé en moi.»
Witold Gombrowicz, Journal, tome 1 (1953-1958), folio, Gallimard, 1995
Traduction du polonais Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko
« Mon oeuvre est très chic, comme un nécessaire de voyage : une grande valise - ce sont mes romans, deux valises moyennes - ce sont mon Journal et mon théâtre, et une petite valise - ce sont mes contes. »
Witold Gombrowicz à Rita Gombrowicz
Witold Gombrowicz et Rita Labrosse, 1966 |
Contre les poètes
" Presque
personne n'aime les vers, et le monde des vers est fictif et
faux." Tel est le thème de cet article. Il paraîtra sans doute
désespérément infantile, mais j'avoue que les vers me déplaisent
et même qu'ils m'ennuient un peu. Non que je sois ignorant des choses
de l'art et que la sensibilité poétique me fasse défaut.
Lorsque la poésie apparaît mêlée à d'autres éléments, plus crus
et plus prosaïques, comme les drames de Shakespeare, les
livres de Dostoïevski, de Pascal ou tout simplement dans le
crépuscule quotidien, je frissonne comme n'importe quel mortel.
Ce que ma nature supporte difficilement, c'est l'extrait
pharmaceutique et épuré qu'on appelle "poésie pure" surtout lorsqu'elle
est en vers. Leur chant monotone me fatigue, le rythme et la
rime m'endorment, une certaine "pauvreté dans la noblesse"
m'étonne (roses, amour, nuits, lys) et je soupçonne parfois
tout ce mode d'expression et tout le groupe musical social qui
l'utilise d'avoir quelque part un défaut. Moi-même, au début,
je pensais que cette antipathie était due à une déficience particulière
de ma "sensibilité poétique", mais je prends de moins en moins
au sérieux les formules qui abusent de notre crédulité. Il
n'est rien de plus instructif que l'expérience, et c'est
pourquoi j'en ai trouvé quelques-unes fort curieuses : par
exemple, lire un poème quelconque en modifiant intentionnellement
l'ordre de lecture, de sorte qu'elle en devenait absurde, sans
qu'aucun de mes auditeurs (fins, cultivés et fervents
admirateurs du poète en question) ne s'en aperçoive ; ou
analyser en détail un poème plus long et constater avec
étonnement que "ses admirateurs" ne l'avaient pas lu en entier. Comment
est-ce possible ? Tant admirer quelqu'un et ne pas le lire.
Tant aimer la "précision mathématique des mots" et ne pas
percevoir une altération fondamentale dans l'ordre de
l'expression. C'est que le cumul des jouissances fictives,
d'admirations et de délectations repose sur un accord de mutuelle
discrétion. Lorsque quelqu'un déclare que la poésie de Valéry
l'enchante, mieux vaut ne pas trop le presser d'indiscrètes
questions, car on dévoilerait une vérité tellement sarcastique
(sic) et tellement différente de celle que nous avions imaginée
que nous en serions gênés. Celui qui abandonne un moment les
conventions du jeu artistique bute aussitôt contre un énorme
tas de fictions et de falsifications, tel un esprit scolastique qui se
serait échappé des principes aristotéliciens. Je me suis donc
retrouvé face au problème suivant : des milliers d'hommes
écrivent des vers ; des milliers d'autres leur manifestent une
grande admiration ; de grands génies s'expriment en vers ;
depuis des temps immémoriaux, le poète et ses vers sont vénérés
; et face à cette montagne de gloire, j'ai la conviction que
la messe poétique a lieu dans le vide le plus complet. Courage,
messieurs ! Au lieu de fuir ce fait impressionnant, essayons
plutôt d'en chercher les causes, comme si ce n'était qu'une
affaire banale. Pourquoi est-ce que je n'aime pas la poésie
pure ? Pour les mêmes raisons que je n'aime pas le sucre "pur".
Le sucre est délicieux lorsqu'on le prend dans du café, mais
personne ne mangerait une assiette de sucre : ce serait trop.
Et en poésie, l'excès fatigue : excès de poésie, excès de mots
poétiques, excès de métaphores, excès de noblesse, excès
d'épuration et de condensation qui assimilent le vers à un
produit chimique. Comment en sommes-nous arrivés là ? Lorsqu'un
homme s'exprime avec naturel, c'est-à-dire en prose, son
langage embrasse une gamme infinie d'éléments qui reflètent sa nature
tout entière ; mais il y a des poètes qui cherchent à éliminer
graduellement du langage humain tout élément a-poétique, qui
veulent chanter au lieu de parler, qui se convertissent en
bardes et en jongleurs, sacrifiant exclusivement au chant.
Lorsqu'un tel travail d'épuration et d'élimination se maintient
durant des siècles, la synthèse à laquelle il aboutit est si
parfaite qu'il ne reste plus que quelques notes et que la monotonie
envahit forcément le domaine du meilleur poète. Son style se
déshumanise, sa référence n'est plus la sensibilité de l'homme
du commun, mais celle d'un autre poète, une sensibilité
"professionnelle" - et, entre professionnels, il se crée un
langage tout aussi inaccessible que certains dialectes techniques
; et les uns grimpent sur les dos des autres, ils construisent une
pyramide dont le sommet se perd dans les cieux, tandis que nous
restons à ses pieds quelque peu déconcertés. Mais le plus
intéressant est qu'ils se rendent tous esclaves de leur
instrument, car ce genre est si rigide, si précis, si sacré, si
reconnu, qu'il cesse d'être un mode d'expression ; on pourrait
alors définir le poète professionnel comme un être qui ne s'exprime pas
parce qu'il exprime des vers. On a beau dire que l'art est une
sorte de clef, que l'art de la poésie consiste à obtenir une
infinité de nuances à partir d'un petit nombre d'éléments, de
tels arguments ne cachent pas un phénomène essentiel : comme
n'importe quelle machine, la machine à faire des vers, au lieu
de servir son maître, devient une fin en soi. Réagir contre cet
état de choses apparaît plus justifié encore que dans d'autres
domaines, parce que nous nous trouvons sur le terrain de l'humanisme
"par excellence". Il y a deux formes fondamentales d'humanisme
diamétralement opposées : l'une que nous pourrions appeler
"religieuse" et qui met l'homme à genoux devant l'oeuvre
culturelle de l'humanité, et l'autre, laïque, qui tente de
récupérer la souveraineté de l'homme face à ses dieux et à ses
muses. On ne peut que s'insurger contre l'abus de l'une ou de l'autre.
Une telle réaction serait aujourd'hui pleinement justifiée, car
il faut de temps à autre stopper la production culturelle pour
voir si ce que nous produisons a encore un lien quelconque avec
nous. Ceux qui ont eu l'occasion de lire certains de mes
textes sur l'art seront peut-être surpris par mes propos,
puisque j'apparais comme un auteur moderne, difficile, complexe
et peut-être même parfois ennuyeux. Mais - et que ceci soit clair
- je ne dis pas qu'il faut laisser de côté la perfection déjà
atteinte, mais que cet aristocratique hermétisme de l'art doit
être, d'une façon ou d'une autre, condensé. Plus l'artiste est
raffiné, plus il doit tenir compte des hommes qui le sont moins
; plus il est idéaliste, plus il doit être réaliste. Cet
équilibre qui repose sur des condensations et des antinomies
est à la base de tout bon style, mais nous ne le trouvons ni dans les
poèmes ni dans la prose moderne influencée par l'esprit poétique.
Des livres comme la Mort de Virgile , de Herman Broch, ou même
le célèbre Ulysse , de Joyce, sont impossible à lire parce que
trop "artistiques". Tout y est parfait, profond, grandiose,
élevé, mais ne retient pas notre intérêt parce que leurs
auteurs ne les ont pas écrits pour nous, mais pour leur dieu de
l'art. Non contente de former un style hermétique et
unilatéral, la poésie pure est un monde hermétique. Ses faiblesses
apparaissent d'autant plus crûment que l'on se prend à
contempler le monde social des poètes. Les poètes écrivent pour
les poètes. Les poètes se couvrent mutuellement d'éloges et se
rendent mutuellement hommage. Les poètes saluent leur propre
travail et tout ce monde ressemble beaucoup à tous les mondes
spécialisés et hermétiques qui divisent la société
contemporaine. Pour les joueurs d'échecs, leur jeu est un des
sommets de la création humaine, ils ont leurs supérieurs et
parlent de Casablanca comme les poètes parlent de Mallarmé et
se rendent mutuellement tous les hommages. Mais les échecs sont
un jeu et la poésie quelque chose de plus sérieux, et ce qui nous
est sympathique chez les joueurs d'échecs est, chez les poètes,
signe d'une mesquinerie impardonnable. La première conséquence
de l'isolement social des poètes est que dans leur royaume tout
est démesuré et que des créateurs médiocres atteignent des
dimensions apocalyptiques ou encore que des problèmes mineurs
prennent une transcendance qui fait peur. Depuis quelque temps
déjà, une polémique sur la question des assonnances divise les
poètes et on aurait pu croire que le sort du monde dépendrait de savoir
si on pouvait faire rimer "belle" et "lettre". Voilà ce qui
arrive lorsque l'esprit de syndicat l'emporte sur l'esprit
universel. La seconde conséquence est plus désagréable à dire.
Le poète ne sait pas se défendre de ses ennemis. En effet,
voilà que l'on retrouve sur le terrain personnel et social la
même étroitesse de style que nous avons mentionnée plus haut. Le style
n'est qu'une autre attitude spirituelle, devant le monde, mais
il y a plusieurs mondes, et celui d'un cordonnier ou d'un
militaire a bien peu de points communs avec celui d'un poète.
Comme les poètes vivent entre eux et qu'entre eux ils façonnent
leur style, évitant tout contact avec des milieux différents,
ils sont douloureusement sans défense face à ceux qui ne
partagent pas leurs crédos. Quand ils se sentent attaqués, la seule
chose qu'ils savent faire est affirmer que la poésie est un don des
dieux, s'indigner contre le profane ou se lamenter devant la
barbarie de notre temps, ce qui, il est vrai, est assez
gratuit. Le poète ne s'adresse qu'à celui qui est pénétré de
poésie, c'est-à-dire qu'il ne s'adresse qu'au poète, comme un
curé qui infligerait un sermon à un autre curé. Et pourtant,
pour notre formation, l'ennemi est bien plus important que l'ami. Ce
n'est que face à l'ennemi et à lui seul que nous pouvons
vérifier pleinement notre raison d'être et il n'est que lui
pour nous montrer nos points faibles et nous marquer du sceau
de l'universalité. Pourquoi, alors, les poètes fuient-ils le
choc libérateur ? Parce qu'ils n'ont ni les moyens, ni l'attitude,
ni le style pour le défier. Et pourquoi n'en ont-ils pas les moyens ?
Parce qu'ils se dérobent. Mais la difficulté personnelle et
sociale la plus sérieuse que doit affronter le poète provient
de ce que, se considérant comme le prêtre de la poésie, il
s'adresse à ses auditeurs du haut de son autel. Or ceux qui
l'écoutent ne reconnaissent pas toujours son droit à la
supériorité et refusent de l'entendre d'en bas. Plus nombreuses sont
les personnes qui mettent en doute la valeur des poèmes et
manquent de respect au culte, plus l'attitude du poète est
délicate et proche du ridicule. Mais, par ailleurs, le nombre
des poètes grandit et, à tous les excès déjà cités, il faut
ajouter celui du poète lui-même et celui des vers. Ces données
ultra-démocratiques minent l'aristocratique et orgueilleuse
conduite du monde des poètes et il n'y a rien de plus engageant que de
les voir tous réunis en congrès se prendre pour une foule
d'êtres exceptionnels. Un artiste qui se préoccupe réellement
de la forme s'efforcerait de sortir de ce cul-de-sac, car ces
problèmes apparemment personnels sont étroitement liés à l'art,
et la voix du poète ne peut convaincre lorsque de tels contrastes
le ridiculisent. Un artiste créateur et vital n'hésiterait pas à
changer radicalement d'attitude. Et, par exemple, à s'adresser
d'en bas à son public, tout comme celui qui demande la faveur
d'être reconnu et accepté ou celui qui chante, mais sait qu'il
ennuie les autres. Il pourrait proclamer tout haut ces
antinomies et écrire des vers sans en être satisfait, en
souhaitant que l'affrontement rénovateur avec les autres hommes le
change et le renouvelle. Mais on ne peut tant exiger de ceux qui
consacrent toute leur énergie à "épurer" leurs "rimes". Les
poètes continuent à s'accrocher fébrilement à une autorité
qu'ils n'ont pas et à s'enivrer de l'illusion du pouvoir.
Chimères ! Sur dix poèmes, un au moins chantera le pouvoir du
verbe et la haute mission du poète, ce qui prouve que le "verbe" et
la "mission" sont en danger... Et les études ou les écrits sur la
poésie provoquent en nous une impression bizarre, parce que
leur intelligence, leur subtilité, leur finesse, contrastent
avec leur ton à la fois naïf et prétentieux. Les poètes n'ont
pas encore compris que l'on ne peut parler de la poésie sur un
ton poétique et c'est pourquoi leurs revues sont remplies de
poétisations sur la poésie et que leurs tours de passe-passe verbaux
et stériles nous horrifient. C'est à ces péchés mortels contre le
style que les conduisent leur crainte de la réalité et le
besoin d'affirmer à tout prix leur prestige. Il y a un
aveuglement volontaire dans ce symbolisme volontaire où
tombent, dès qu'il s'agit de leur art, des hommes par ailleurs
fort intelligents. Bien des poètes prétendent échapper aux difficultés
que nous venons d'exposer, en déclarant qu'ils n'écrivent que
pour eux-mêmes, pour leur propre jouissance esthétique,
quoique, dans le même temps, ils fassent l'impossible pour
publier leurs oeuvres. D'autres cherchent le salut dans le
marxisme et affirment que le peuple est capable d'assimiler
leurs poèmes raffinés et difficiles, produits de siècles de culture.
Aujourd'hui, la plupart des poètes croient fermement à la
répercussion sociale de leurs vers et nous disent étonnés :
" Comment pouvez-vous en douter ?..." Voyez les foules qui
accourent à chaque récital de poésie ! A combien d'éditions les
recueils de poèmes ont-ils droit ? Que n'a t-on pas écrit sur la poésie
et sur l'admiration dont sont l'objet ceux qui conduisent les
peuples sur les chemins de la beauté ? Il ne leur vient pas à
l'esprit qu'il est presque impossible de retenir un vers à un
récital de poésie (parce qu'il ne suffit pas d'écouter une fois
un vers moderne pour le comprendre), que des milliers de
livres sont achetés pour n'être jamais lus, que ceux qui
écrivent sur la poésie dans des revues sont des poètes et que les
peuples admirent leurs poètes parce qu'ils ont besoin de mythes. Si,
dans les écoles, les cours de langue nationale tristes et
conformistes n'enseignaient pas aux élèves le culte du poète et
si ce culte ne survivait pas à cause de l'inertie des adultes,
personne, hormis quelques amateurs, ne s'intéresserait à eux.
Ils ne veulent pas voir que la prétendue admiration pour leurs
vers n'est que le résultat de facteurs tels que la tradition,
l'imitation, la religion ou le sport (parce qu'on assiste à un
récital de poésie comme on assiste à la messe, sans rien y
comprendre, faisant acte de présence, et parce que la course à
la gloire des poètes nous intéresse tout autant que les courses
de chevaux). Non, le processus compliqué de la réaction des
foules se réduit pour eux à : le vers enchante parce qu'il est beau.
Que les poètes me pardonnent. Je ne les attaque pas pour les
agacer, et c'est avec joie que je rends hommage aux valeurs
personnelles de beaucoup d'entre eux; cependant, la coupe de
leurs péchés est pleine. Il faut ouvrir les fenêtres de cette
maison murée et faire prendre l'air à ses habitants. Il faut
secouer la gaine rigide, lourde et majestueuse qui les
enveloppe. Peu importe que vous acceptiez un jugement qui vous ôte
votre raison d'être... Mes paroles vont à la nouvelle génération. Le
monde serait dans une situation désespérée s'il ne venait pas
dans un nouveau contingent d'êtres humains neufs et sans passé
qui ne doivent rien à personne, qu'une carrière, la gloire, des
obligations et des responsabilités n'ont pas paralysés, des
êtres enfin qui ne soient pas définis par ce qu'ils ont fait et
soient donc libres de choisir.
La Havane, 1955
Traduction Annie Morvan - Editions Complexe - Bruxelles - 1988
Dans la main du Singe
Bonjour,
RépondreSupprimeret merci pour votre message. Je ne connais pas vraiment Paperblog. Vous pouvez me contacter à asticoboss@gmail.com.
krrr.