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Explosion du Maine - 1898 |
« Ils attaquent l'Eibia !!! »
le père Evers glapissait et tremblait comme une vieille loque
noire. A tâtons, j'empoignai Käthe par où je pus et
déjà nous galopions, côte à côte, à
la poursuite du vent, dans la sinistre direction, < Secours
d'urgence >. Nos semelles claquaient et nous franchissions les
clôtures d'un seul bond, comme à la course d'obstacles.
Deux corneilles passèrent au-dessus de nos têtes avec un
bruit de ferraille rouillée. L'une d'elles se retourna pour
m'insulter : Mac-Roh. Mac-Roh !
Un nouvel ébranlement sourd,
suivi de chocs répétés, et, au loin, les
maisons, de toutes leurs vitres brisées, éclatèrent
d'un rire aigu et démentiel. La nuit applaudissait à
tout rompre, frappant allégrement ses poings bourrés
d'explosifs. D'innombrables détonations couraient à
l'horizon (ce jour-là, les éclairs zébraient le
ciel de bas en haut ; chacun tonnait comme un petit Jupiter, avant de
disparaître dans un nuage épouvanté !)
La longue route était
agitée de tremblements nerveux. Un arbre pointait vers nous un
doigt monstrueux : il se mit à tanguer et referma derrière
nous la cage de ses branches. Nous progressions à grand-peine
sur cette terre quadrillée de rouge, à travers des
ruines tapissées d'une doublure de flammes. Nous mastiquions
laborieusement la gelée fuligineuse de l'air, repoussions de
nos paumes tendues l'assaut des lumières tumultueuses, et nos
pieds, presque confondus, frappaient en cadence le sol, dans nos
souliers mal lacés. Des balafres lumineuses lacéraient
nos visages, devenus méconnaissables. Le tonnerre exprimait le
suc de tous nos pores et de toutes nos glandes, emplissait nos
bouches ouvertes d'interminables avalanches de bâillons : puis,
les lames brutales se remirent à nous hacher menu.
Tous les arbres déguisés en flammes
(près de la dune) : la façade d'une maison se met en
marche, mal assurée, une écume rouge au coin de la
gueule. Ses fenêtres : des yeux qui flambloient. Des sphères
ferrugineuses, hautes comme des maisons, roulaient leur tonnerre
autour de nous : noirâtres, de celles dont le bruit à
lui seul est mortel ! Je me jette sur Käthe, l'enserre dans mes
bras crispés, la serre à lui faire mal, ma grande
Louve. La nuit se fend en deux et nous nous écroulons sur le
sol, morts, foudroyés (mais nous nous sommes redressés,
pleins de défi, pour errer à nouveau, pantelants et
perdus, entre les cratères).
Deux rails s'étaient
détachés et volaient dans l'air, croisés en
pinces de homard ; leur tenaille décrivit un cercle en
vrombissant affectueusement au-dessus de nos têtes (et nous
courions, courbés sous la lente menace de ce fouet d'acier).
D'en bas, des chocs insistants venaient nous ébranler les os.
La bouche d'une conduite souterraine surgit et éructa,
désinvolte, des flots d'acide.
Toutes les filles portaient des bas rouges et de grands seaux
pleins à ras bord de vermillon.
Un haut silo à poudre se scalpa lui-même : sa cervelle
se répandit en efflorescences bourgeonnantes. En bas, il fit
hara-kiri et balança à plusieurs reprises son corps
monumental au-dessus de la sanglante déchirure, avant que son
corps monumental ne s'abatte. Des mains livides s'agitaient un peu
partout au hasard. Beaucoup avait dix doigts gourds et sans
phalanges, plus un
onzième fait de nodosités et de bosses rougies (et,
sous nos pieds, le martèlement fou du grand quadrille des
galoches). Vrais loups-garous, de < Jeunes Hitlériens >
rampaient aux alentours. Des pompiers se démenaient
prestement. Des centaines de bras jaillissaient des cicatrices
béantes de l'herbe pour distribuer des tracts de pierre : on y
lisait, en caractères gigantesques, ce seul mot : MORT.
Des vautours de béton aux serres de fer incandescent
passaient en vols compacts au-dessus de nos têtes en poussant
des cris discordants (jusqu'au moment où, près des
cités ouvrières, ils découvrirent une victime et
fondirent sur elle). Une cathédrale d'un jaune frémissant
hurlait dans la nuit aux franges violettes : c'est ainsi que la
grosse tour sauta ! Des gerbes de boules lumineuses d'un rouge
impudique se balançaient au-dessus de Bommelsen. Nous avions
des visages bicolores : la moitié droite d'un beau vert, la
gauche d'un brun nébuleux. Le sol dansait et se dérobait
sous nos pas. Nous lancions nos jambes en cadence. Une corde de
lumière décrivait d'affolants loopings dans le ciel : à
droite, bonbon translucide, à gauche, d'un violet vertigineux.
Le ciel se découpait en dents de scie.
La terre était un étang rouge et agité.
Et des hommes-poissons noirs, qui se contorsionnaient :
Poussant des cris stridents, une fille, torse nu, s'avançait
vers nous en sautillant ; la peau pendait autour de ses seins
mutilés, comme un jabot de dentelle. Ses bras désarticulés
flottaient derrière elle comme deux bandes de lin blanc. Les
serpillières rouges du ciel épongeaient le sang avec un
bruit flasque. Un long camion à plateau chargé d'hommes
bouillis et rôtis passa, silencieux, sur ses roues de
caoutchouc. Sans répit, les gigantesques mains de l'air nous
saisissaient, nous soulevaient et nous plaquaient au sol. D'autres,
invisibles, nous cognaient l'un contre l'autre, à nous faire
frissonner de sueur et d'épuisement (ma belle grande fille
puante de sueur : viens, partons !)
Une soute à essence se
libéra d'une secousse, se recroquevilla comme un grain de mica
sur une main brûlante et fondit instantanément en un
magma informe (qui se mit à répandre des torrents de
feu. Sidéré, un agent essaya de barrer le chemin à
l'un d'eux et se volatilisa en service commandé). Une grosse
nébuleuse se dressa contre les entrepôts, gonfla son
ventre replet et sa tête à claques émit un rot
bruyant avant de partir d'un rire de gorge : Qu'est-ce que vous en
dites ! Ensuite, écumante de rage, elle se mit à se
nouer bras et jambes en un écheveau inextricable. Enfin, elle
se tourna vers nous, stéatopyge et lâcha en guise de pet
des gerbes de tubes d'acier incandescent, avec un savoir-faire
consommé. Autour de nous, les buissons en grésillaient.
Un cadavre embrasé
vint finir de se consumer à mes pieds : à genoux,
comme pour une dernière sérénade, une
déclaration enflammée, au milieu des tourbillons de
fumée ; un de ses bras brûlait encore et les chairs
graillonnaient doucement. Tombé du ciel «
du plus haut des cieux », comme une apparition de la Vierge.
(Décidément, le monde en était plein à
craquer. Chaque fois qu'un toit se soulevait comme un couvercle, il
en jaillissait de toutes les corniches éclatées, de ces
plongeurs casqués ou les cheveux au vent, qui planaient un
instant puis, en bas, crevaient comme des cornets de papier. Ecrasés
par la main d'un dieu retombé en enfance !)
Une actinie de feu,
gélatine de rubis, se mit à palpiter dans un sous-bois
à la Döblin, oscillant gracieusement, avec des centaines
de bras adventices (au bout de chacun d'eux ondoyait une ventouse
venimeuse). Elle plongea comme à regret dans les profondeurs
de la mer nocturne et n'eut plus que quelques éclats
spasmodiques. Un bunker de trois étages se mit à
tanguer ; il eut un grognement endormi et agita les omoplates ; puis
il se débarrassa en un hoquet de son toit et de ses murs et
son aurore verticale nous fit en un clin d'oeil des vêtements
de taffetas rouge feu et des visages de roses empourprées,
(jusqu'au moment où une explosion sourde retira le sol sous
nos pieds comme une toile de sauvetage brusquement tirée : Une
voiture de pompiers tomba du ciel en décrivant une longue
spirale et fit plusieurs tonneaux avant d'aller expirer dans les
gravats en dodelinant du capot. Les cadavres étaient tassés
les uns contre les autres, dans des poses criantes de vérité).
(Pendant un moment,
de larges et silencieux flocons de feu tombèrent autour de
nous, come di neve in Alpe senza vento : du revers de la main, et à
grands coups de casquette, je les éloignais de ma déesse
Käthe. Je sautillais autour d'elle en l'implorant. Elle en ôta
un de mes cheveux gris qui commençaient déjà à
sentir le roussi, puis se remit à suivre des yeux les
trajectoires invisibles des ombres sifflantes.)
Un géant apparu dans le
ciel,
hiératique : dans chaque main il brandissait un haut fourneau.
Il ne cessait de prophétiser la mort, la mort et toujours la
mort : impressionné, je portai la main devant mes yeux et je
vis alors mes os sombres à travers la chair rouge et
translucide. Un immense compas aux branches de feu dansait le
charleston sur les murs qui s'émiettaient en cadence. La route
en blêmissait et se liquéfiait à mesure. On vit
passer sur des civières beaucoup de caisses noires et
graisseuses : les ouvriers de l'équipe de nuit, nous expliqua
le chef de convoi, puis, la langue pâteuse, il reprit sa place
à la tête du silencieux cortège. Des météores
filaient en klaxonnant dans les couches supérieures de l'air.
Des fermes se tordaient de rire, à s'en faire sauter les
bardeaux du toit. De fabuleuse pyrotechnies se livraient un peu
partout à des ébats sacrilèges, des jets
d'étincelles fusaient en geysers.
Dans le groupe éploré
et jacassant qui gesticulait au bord de la route, une femme devint
brusquement folle : de ses poings convulsivement serrés, elle
retroussa ses jupes jusqu'à la ceinture, ouvrit la bouche à
s'en décrocher la mâchoire, et figée, sa tignasse
en délire, elle bascula dans le jazz-band endiablé des
ruines croulantes. Tout à coup, devant nous, le sol se mit à
rougeoyer. Une large veine s'y enfla, se ramifia en pâlissant,
palpita, s'empustula et bouillonna comme une soupe montée,
puis creva avec un gémissement déchirant (l'air chauffé
à blanc manqua nous étouffer. En vomissant, nous
reculâmes à tâtons dans l'ombre. Un sapin prit feu avec
un grand cri : sa robe et ses cheveux, tout flamba instantanément
; mais ce n'était rien à côté des orgues
barytonnantes qui tonnaient leurs ordres du haut d'immenses chars de
lumière et entrechoquaient leurs dents de flammes, hautes
comme des palissades).
Et : voilà
que la grosse femme de tout à l'heure passait juste au-dessus
de nos têtes, incandescente, à califourchon sur une
poutre déchiquetée. Ses mamelles d'amadou, éclatées,
projetaient des flammèches. Par-derrière, le vent nous
sifflait méchamment entre les jambes, roulant des tourbillons
de poussière asthmatique et compatissante : quand ça
lui chantait, il dressait sans crier gare d'instables tabernacles
d'étincelles. Un pénis de lumière, long comme
une cheminée, se mit à éperonner la toison de la
nuit (mais il fléchit prématurément ; à
droite, par contre, une colonne de flammes la barbe roussie
s'amenait en dansant une allègre bourrée, faisant
gronder et sangloter les gravats sous nos pieds).
Une voix sifflante
sortait d'un homme qui, le feu au derrière, semblait brûler
de dire : On en grille une ? Il se retrouva collé par le front
à une souche contre laquelle il frétilla encore un
moment, agité de longs soubresauts. Les déflagrations
irrégulières nous assommaient à coups de massue.
Les morsures de la lumière nous arrachaient la peau autour des
yeux. A côté de nous, des ombres tombaient à
genoux. Le bunker B 1107 meuglait comme un taureau : il finit par
projeter dans les airs son crâne de béton délabré
: ensuite sa panse éclata et une fournaise aveuglante nous
coupa le souffle (je n'arrêtais pas d'appliquer des mouchoirs
mouillés sur la bouche béante et les narines
frémissantes de Käthe).
Les pans déchiquetés
de la nuit volaient, jaunes et noirs !
(même, un moment, cette drôlesse n'arbora plus que des
oripeaux rouges et flottants !) : Quatre hommes couraient à la
poursuite d'un gigantesque serpent qui sauta par-dessus le talus de
la voie ferrée : sa gueule écumait et sifflait. Ils y
plantèrent leurs cognées, sans doute en hurlant, (mais
on n'entendait rien, on ne voyait que leurs bouches ouvertes et les
ridicules casques de ces héroïques imbéciles).
D'immenses panneaux lumineux surgissaient de toutes parts, mais si
vite qu'on ne pouvait déchiffrer tous leurs grondants messages
(nos yeux éblouis par leurs couleurs corrosives
s'entrouvraient douloureusement, par une sorte d'automatisme, à
intervalles réguliers. « Viens donc ! Käthe ! »
claquant la langue, des flammes, vraies putains tout en rouge, au
visage pointu et bariolé de fard mal appliqué,
poussèrent une pointe de notre côté, bombèrent
leurs ventres lisses avec un rire éraillé, puis se
rapprochèrent davantage, dans une lumière tapageuse et
faisandée de bordel : « Viens donc, Käthe ! »).
De ses multiples lèvres
et langues tentaculaires,
lisses et luisantes, la nuit faisait des bruits mouillés de
baisers lascifs : elle se livra aussi à de stupéfiants
numéros de strip-tease, nous entourant du ruissellement
multicolore de ses crissants oripeaux. Des rafales d'applaudissements
crépitèrent, (accompagnés de trépignements
d'enthousiasme à nous fendre le crâne). Des camions
pleins de SS gesticulants s'aventurèrent un peu trop loin :
les garçons en jaillirent, craquèrent comme des
allumettes et s'éteignirent un à un (tandis que leurs
véhicules poursuivaient leur course cahotante en se
désagrégeant). Un jeune gars s'approcha de nous en
pleurnichant, tendant ses bras en croix d'où la peau
pendouillait en tremblotant comme une loque. Il montrait toutes ses
dents de cuivre et gémissait au rythme des détonnations,
chaque fois que le monstrueux gorille se frappait bruyamment la
poitrine.
Dans les entrailles de la
terre,
un grondement ininterrompu, comme d'interminables métros :
c'étaient les soutes à obus ! : Bon ! : ça vaut
toujours mieux que les lâcher au hasard sur coupables et
innocents confondus ! Chaque jet de flammes venait lécher
indiscrètement un groupe de < Jeunes Filles Allemandes >.
Elles respiraient encore lorsque nous les tirâmes dans l'herbe
par leurs jambes raides.
« Käthe !! »
« Couche-toi !! »
Tout près de nous, un
bunker se mit à piauler : il redressait si insolemment sa
crête rouge que nous n'eûmes que le temps de nous plaquer
au sol et que nous n'avons cessé de trembler tout le temps
qu'il passait au-dessus de nos têtes avec un souffle à
renverser les murs. A sa place apparurent successivement :
Un champignon de feu
(30 hommes n'auraient pu en faire le tour),
puis la Giralda de Séville,
ensuite, de l'apocalyptique en
veux-tu en voilà
(et des montagnes de fagots ignifiés).
Et c'est seulement après
que la détonation nous aplatit sur l'herbe, étreignant
de la terre, collés à elle, et qu'en face, les maisons
de la cité ouvrière jetèrent en guise de
casquette toutes leurs batteries de cuisine dans l'air grondant
d'assourdissants vivats : - «
Käthe
!! »
«
Kä-thä
!!! »
Arno Schmidt - Scènes de la vie d'un faune - 1953
Traduction Jean-Claude Hémery et Martine Vallette - pp. 177/187
Christian Bourgois éditeur - 1991