Je me suis dirigé
vers eux :
- Eh les
gars, l'un de vous n'aurait pas une cigarette ?
Ça a littéralement
fait rebondir le caoutchouc. J'ai regardé les deux types, ils se sont branchés,
en flippant comme des fous.
- On fume
pas, mec ! MEC, on ne fume... pas de cigarettes.
- Non, mec, on
ne fume pas, pas ça, non, mec.
Flipflop. Flipflap.
Du caoutchouc.
- On va
à Ma-li-bouuu, mec, ouais, on va à Malll-i-bOUUU ! mec, on va à M-a-li-bouuuuu
!
- Ouais,
mec !
- Ouais,
mec !
- Ouais
!
Flipflap. Ou
flapflap.
Ils étaient
tout simplement hors d'état de me dire qu'ils n'avaient pas de cigarettes. I1
fallait qu'ils me refilent leur baratin, leur religion : les cigarettes étaient
bonnes pour les péquenots. Ils allaient à Malibu, dans une
de ces cabanes déglinguées et tranquilles de Malibu, pour se rouler un petit
joint. Ils me rappelaient, en un sens, ces vieilles dames
au coin des rues qui vendaient La Sentinelle. Tout ce monde
du LSD, du STP, de la marijuana, de l'héroïne, du haschich et du sirop pour
la toux est intoxiqué par ce canard : sois avec nous, mec, ou tu n'es rien,
ou tu es mort. Le baratin des consommateurs de défonce est
plein d'obligations. En plus des risques d'arrestation, ils
sont incapables de consommer tranquillement, juste pour leur plaisir; ils doivent
faire SAVOIR qu'ils en prennent. Ensuite, ils essaient de
raccrocher ça à l'Art, au Sexe et à la Scène marginale. Leary,
leur Dieu de l'Acide, leur dit : " Décrochez. Suivez-moi. " Puis
il loue une salle de concert en ville et il leur fait payer cinq dollars par
tête pour l'entendre parler. Puis Ginsberg se pointe et proclame
que Bob Dylan est un grand poète. Coup de pub entre les grandes
vedettes de la défonce. Amérique.
Laissons courir,
c'est encore une autre histoire. La bête a beaucoup de pattes
et une toute petite tête, dans mon récit, comme dans la réalité.
Revenons plutôt à ces jeunes gens " in ", les défoncés. Leur
vocabulaire. " Super, mec. Tu vois ce que je veux dire. La scène. Cool. In.
Largué. Bourgeois. La planète. S'éclater. Baby. Pépé. " Et
ainsi de suite. J'ai entendu les mêmes phrases, si on appelle
ça des phrases, quand j'avais douze ans, en 1932, et d'entendre les mêmes choses
trente-cinq ans après ne te fait pas brûler d'amour pour ceux qui les prononcent,
surtout s'ils se croient dans le coup. La plupart des vieux
mots viennent des consommateurs de drogues dures, cuillère et seringue, et des
vieux Noirs des orchestres de jazz. Le vocabulaire a évolué
depuis chez les vrais types " in ", mais les soi-disant mecs dans le coup, comme
le duo sans cigarette, parlent toujours comme en 1932.
Que la défonce
soit créative, j'en doute, et comment ! De Quincey a écrit
de bonnes choses et le Mangeur d'opium est joliment torché, malgré quelques
passages assez barbants. C'est dans la nature des artistes
de tenter presque toutes les expériences. Les artistes sont
des découvreurs, désespérés et suicidaires. Mais la défonce
vient APRES l'Art, après que l'artiste existe. La défonce
ne produit pas l'Art. Mais elle devient souvent la récréation
de l'artiste, comme une cérémonie de l'être, et les soirées de défonce lui fournissent
aussi un sacré matériel, avec tous ces gens qui se déculottent le cerveau, ou
qui, s'ils ne se déculottent pas, baissent leur garde.
Vers 1830, les
soirées de défonce et les orgies sexuelles de Gautier alimentaient les conversations
de tout Paris. On savait aussi que Gautier écrivait des poèmes.
Aujourd'hui, on se souvient surtout de ses soirées.
Je saute sur
une autre patte de la bête : je n'aimerais pas du tout me faire arrêter pour
usage et/ou possession de marijuana. C'est comme si on m'accusait
de viol pour avoir reniflé une paire de slips sur une corde à linge.
L'herbe ne vaut pas le coup, tout simplement. Le plus fort
de son effet est causé par la certitude préconsciente qu'on va se mettre à planer.
Si on remplaçait l'herbe par un produit ayant la même odeur, la plupart des
fumeurs éprouveraient la même chose : " Eh, baby, c'est de la BONNE, vraiment
super ! "
Quant à moi,
je préfère boire deux boîtes de bière. Je garde mes distances,
pas tellement à cause des flics mais parce que la drogue m'ennuie et ne me fait
pas grand-chose. Mais je peux garantir que les effets de l'alcool
et de la marijuana sont différents. On peut se défoncer à
l'herbe et s'en apercevoir à peine. Avec la bibine, vous savez
en général très bien où vous en êtes. Je suis de la vieille
école, moi : j'aime savoir où j'en suis. Mais si d'autres
ont envie d'herbe, d'acide ou de seringue, pas d'objection.
C'est leur affaire et tout ce qui est bon pour eux est bon pour eux. C'est
tout.
On ne manque
pas de sociologues à faible quotient intellectuel aujourd'hui. Pourquoi
j'en ajouterais, avec mon intelligence supérieure ? On a tous entendu
ces vieilles femmes qui disent: " Oh, comme c'est AFFREUX cette jeunesse qui
se détruit avec toutes ces drogues ! C'est terrible ! " Et
puis tu regardes la vieille peau : sans dents, sans yeux, sans cervelle, sans
âme, sans cul, sans bouche, sans couleur, sans nerfs, sans rien, rien qu'un
bâton, et tu te demandes ce que son thé, ses biscuits, son église et son petit
pavillon ont fait pour ELLE. Et les vieux se mettent parfois dans
une colère noire contre les jeunes : " Bon sang, j'ai travaillé DUR toute ma
vie ! " (Ils prennent le travail pour une vertu, mais ça prouve seulement qu'un
type est taré.) Les jeunes veulent tout pour RIEN ! Ils
s'abîment la santé avec la drogue, ils s'imaginent qu'ils vont vivre sans se
salir les mains !
Puis tu LE regardes
:
Amen.
Il est seulement
jaloux. Il s'est fait enculer, on lui a piqué ses plus belles années.
Il meurt d'envie de baiser. S'il tient jusqu'au bout.
Mais il peut plus. Donc, maintenant, il veut que les
jeunes souffrent comme il a souffert.
La plupart du
temps, c'est de ça qu'il s'agit. Les défoncés en font trop à propos
de leur sacrée défonce et le public pareil avec l'usage de la drogue.
La police se remue et les défoncés se font pincer, et ils se prennent pour des
martyrs, tandis que l'alcool reste légal, tant que vous ne dépassez pas la mesure
et que vous n'êtes pas pris dans la rue et mis en prison. Quoi que
vous donniez à la race humaine, elle s'écorchera avec et vomira dessus. Si on
légalisait la défonce on se sentirait un peu mieux aux Etats-Unis, mais pas
tellement. Tant qu'il y aura des tribunaux, des prisons, des hommes
de loi et des lois, les gens se défonceront.
Leur demander
de légaliser la défonce, c'est un peu comme leur demander de beurrer les menottes
avant de nous les passer. Quelque chose encore vous intrigue : pourquoi
ce besoin de drogue ou de whisky, de fouets ou de cuirs, d'une musique qui gueule
si fort qu'elle empêche de penser, d'asiles, de chattes mécaniques et de 162
matches de base-ball par saison, du Viet-nam, d'Israël ou de la peur des araignées,
de ton amour qui rince son dentier jauni dans l'évier avant de baiser ?
Il y a des réponses
de fond et il y a le petit bout de la lorgnette. Nous nous amusons
toujours avec le petit bout de la lorgnette parce que nous ne sommes pas assez
mûrs ou assez vrais pour dire ce que nous voulons. Nous avons cru
pendant des siècles que c'était le christianisme. Nous avons jeté
les Chrétiens aux lions puis nous avons laissé les Chrétiens nous donner aux
chiens. Nous avons compris que le communisme remplissait un peu
l'estomac de l'homme de la rue mais qu'il ne changeait guère son âme.
Maintenant nous jouons avec les drogues, comme si elles devaient ouvrir des
portes. L'Orient a connu la drogue, bien avant la poudre à canon.
Ils ont compris qu'ils souffraient moins et qu'ils mouraient plus.
Se défoncer ou ne pas se défoncer.
- On va
à M-a-li-bouu, mec, ouais, on va à Malllll-i-bOOUUU !
Vous permettez
que je me roule un peu de Bull Durham ?
- Hé, toi,
tu veux une taf ?
Les contes de la folie ordinaire - Charles Bukowski (1920 -1994),
paru en 1967.
Commentaire de Bukowski à proposo de son passage à l'émission de Pivot : " Quand nous sommes arrivés, on m'a emmené dans la salle de maquillage et on s'est mis à m'appliquer de la poudre sur mon visage, ce qui était parfaitement inutile à cause de la graisse et des cicatrices qu'il y avait dessus. Puis Linda et moi nous sommes assis en attendant le début de l'émission. J'ai attaqué l'une des deux bouteilles qui m'attendaient là. Ha! Ha! Ha! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins! C'était horrible... Je suis devenu dingue."
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