Pendant que le distributeur s'approchait, chacun avait eu le temps de
repérer le morceau que sa main indifférente allait lui tendre.
Chacun avait déjà eu le temps de s'affliger, de se réjouir, de se
préparer à un miracle ou d'en arriver au bord du désespoir en cas
d'erreur dans ses calculs trop hâtifs. Certains fermaient les yeux,
incapables de surmonter leur émotion, pour ne les rouvrir qu'au
moment précis où le distributeur les heurtait en leur tendant leur
ration de hareng. Alors, après avoir saisi son poisson de ses doigts
sales, après l'avoir caressé, tâté rapidement et avec tendresse
pour déterminer si on a reçu une portion grasse ou desséchée (en
fait, les harengs de la mer d'Okhotsk ne sont jamais gras et ce
mouvement des doigts, c'est encore l'attente d'un miracle), après
cela, on ne peut s'empêcher de jeter un coup d’œil rapide sur les
mains de ses voisins qui, eux aussi, caressent leur morceau de
poisson et le pressent, de peur d'avaler trop vite cette queue
minuscule. Le hareng, on ne le mange pas, on le lèche. On le lèche,
et la queue disparaît petit à petit des doigts. Restent les arêtes
: alors on mâche les arêtes avec précaution, avec parcimonie, et
les arêtes fondent et disparaissent. Après, on s'attaque au pain
(le matin, on reçoit cinq cents grammes de pain pour la journée),
on en arrache de minuscules morceaux que l'on met dans la bouche.
Tout le monde mange son pain sur-le-champ: ainsi, personne n'ira le
voler ni le prendre de force ; d'ailleurs, on est incapable de le
garder. Seulement, il ne faut pas se dépêcher, il ne faut pas le
faire passer avec de l'eau, il ne faut pas le mâcher. Il faut le
sucer comme du sucre, comme un bonbon. Après, on peut prendre un
gobelet de thé : une eau tiédasse noircie avec de la croûte de
pain brûlée.
On a mangé le hareng et le pain, on a bu le thé. On a soudain très chaud, on n'a envie d'aller nulle part : on voudrait se coucher. Mais déjà, il faut s'habiller, passer le blouson matelassé déchiré qui a servi de couverture, attacher à l'aide de ficelles les semelles des bourki en coton piqué et déchiré, des bourki qui ont servi d'oreiller, et il faut se dépêcher, car les portes sont de nouveau ouvertes et, derrière la clôture de barbelés de la courette, il y a les hommes d'escorte et les chiens.
On a mangé le hareng et le pain, on a bu le thé. On a soudain très chaud, on n'a envie d'aller nulle part : on voudrait se coucher. Mais déjà, il faut s'habiller, passer le blouson matelassé déchiré qui a servi de couverture, attacher à l'aide de ficelles les semelles des bourki en coton piqué et déchiré, des bourki qui ont servi d'oreiller, et il faut se dépêcher, car les portes sont de nouveau ouvertes et, derrière la clôture de barbelés de la courette, il y a les hommes d'escorte et les chiens.
Varlam Chalamov
- Récits de la Kolyma
traduction
Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson
Editions Verdier.
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