Portait de Lautréamont - Man Ray |
Je
me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe
sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce
qu'elle contient, et gardez-vous de l'impression pénible qu'elle ne
manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations
troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne
suis pas encore un squelette, et la vieillesse n'est pas collée à mon
front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne,
au moment où son existence s'envole, et ne voyez devant vous qu'un
monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure;
mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un
criminel... Assez sur ce sujet. Il n'y a pas longtemps que j'ai revu la
mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme
si je l'avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez,
aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous
offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu'est le coeur humain. O
poulpe, au regard de soie! toi, dont l'âme est inséparable de la mienne;
toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à
un sérail de quatre cents ventouses; toi, en qui siégent noblement,
comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d'un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines,
pourquoi n'es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine
d'aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour
contempler ce spectacle que j'adore!
Vieil
océan, tu es le symbole de l'identité: toujours égal à toi-même. Tu ne
varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque
part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le
calme le plus complet. Tu n'es pas comme l'homme, qui s'arrête dans la
rue, pour voir deux boule-dogues s'empoigner au cou, mais, qui ne
s'arrête pas, quand un enterrement passe; qui est ce matin accessible et
ce soir de mauvaise humeur; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te
salue, vieil océan! Vieil
océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein
de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne
laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles
les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. L'homme se
vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan.
Vieil
océan, les différentes espèces de poissons que tu nourris n'ont pas
juré fraternité entre elles. Chaque espèce vit de son côté. Les
tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d'elles,
expliquent, d'une manière satisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une
anomalie. Il en est ainsi de l'homme, qui n'a pas les mêmes motifs
d'excuse. Un morceau de terre est-il occupé par trente millions d'êtres
humains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler de l'existence de
leurs voisins, fixés comme des racines sur le morceau de terre qui
suit. En descendant du grand au petit, chaque homme vit comme un sauvage
dans sa tanière, et en sort rarement pour visiter son semblable,
accroupi pareillement dans une autre tanière. La grande famille
universelle des humains est une utopie digne de la logique la plus
médiocre. En outre, du spectacle de tes mamelles fécondes, se dégage la
notion d'ingratitude; car, on pense aussitôt à ces parents nombreux,
assez ingrats envers le Créateur, pour abandonner le fruit de leur
misérable union. Je te salue, vieil océan!
Vieil
océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu'à la mesure qu'on
se fait de ce qu'il a fallu de puissance active pour engendrer la
totalité de ta masse. On ne peut pas t'embrasser d'un coup d'oeil. Pour
te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement
continu, vers les quatre points de l'horizon, de même qu'un
mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé
d'examiner séparément les divers cas possibles, avant de trancher la
difficulté. L'homme mange des substances nourrissantes, et fait d'autres
efforts, dignes d'un meilleur sort, pour paraître gras. Qu'elle se
gonfle tant qu'elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille,
elle ne t'égalera pas en grosseur; je le suppose, du moins. Je te salue,
vieil océan! Vieil océan, tes eaux sont amères. C'est exactement le
même goût que le fiel que distille la critique sur les beaux-arts, sur
les sciences, sur tout. Si quelqu'un a du génie, on le fait passer pour
un idiot; si quelque autre est beau de corps, c'est un bossu affreux.
Certes, il faut que l'homme sente avec force son imperfection, dont les
trois quarts d'ailleurs ne sont dus qu'à lui-même, pour la critiquer
ainsi! Je te salue, vieil océan!
Vieil
océan, les hommes, malgré l'excellence de leurs méthodes, ne sont pas
encore parvenus, aidés par les moyens d'investigation de la science, à
mesurer la profondeur vertigineuse de tes abîmes; tu en as que les
sondes les plus longues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles.
Aux poissons... ça leur est permis: pas aux hommes. Souvent, je me suis
demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur
de l'océan ou la profondeur du coeur humain ! Souvent, la main portée au
front, debout sur les vaisseaux, tandis que la lune se balançait entre
les mâts d'une façon irrégulière, je me suis surpris, faisant
abstraction de tout ce qui n'était pas le but que je poursuivais,
m'efforçant de résoudre ce difficile problème! Oui, quel est le plus
profond, le plus impénétrable des deux : l'océan ou le coeur humain? Si
trente ans d'expérience de la vie peuvent jusqu'à un certain point
pencher la balance vers l'une ou l'autre de ces solutions, il me sera
permis de dire que, malgré la profondeur de l'océan, il ne peut pas se
mettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété, avec la
profondeur du coeur humain. J'ai été en relation avec des hommes qui ont
été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun ne manquait pas
de s'écrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre, c'est-à-dire
qu'ils ont pratiqué la charité : voilà tout,
ce n'est pas malin, chacun peut en faire autant. » Qui comprendra
pourquoi deux amants qui s'idolâtraient la veille, pour un mot mal
interprété, s'écartent, l'un vers l'orient, l'autre vers l'occident,
avec les aiguillons de la haine, de la vengeance, de l'amour et du
remords, et ne se revoient plus, chacun drapé dans sa fierté solitaire.
C'est un miracle qui se renouvelle chaque jour et qui n'en est pas moins
miraculeux. Qui comprendra pourquoi l'on savoure non seulement les
disgrâces générales de ses semblables, mais encore les particulières de
ses amis les plus chers, tandis que l'on en est affligé en même temps?
Un exemple incontestable pour clore la série : l'homme dit
hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les marcassins de
l'humanité ont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont pas
égoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Je te
salue, vieil océan!
Vieil
océan, tu es si puissant, que les hommes l'ont appris à leurs propres
dépens. Ils ont beau employer toutes les ressources de leur génie...
incapables de te dominer. Ils ont trouvé leur maître. Je dis qu'ils ont
trouvé quelque chose de plus fort qu'eux. Ce quelque chose a un nom. Ce
nom est : l'océan! La peur que tu leur inspires est telle, qu'ils te
respectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes machines avec
grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sauts gymnastiques
jusqu'au ciel, et des plongeons admirables jusqu'au fond de tes domaines
: un saltimbanque en serait jaloux. Bienheureux sont-ils, quand tu ne
les enveloppes pas définitivement dans tes plis bouillonnants, pour
aller voir, sans chemin de fer, dans tes entrailles aquatiques, comment
se portent les poissons, et surtout comment ils se portent eux-mêmes.
L'homme dit : « Je suis plus intelligent que l'océan. » C'est possible;
c'est même assez vrai; mais l'océan lui est plus redoutable que lui à
l'océan : c'est ce qu'il n'est pas nécessaire de prouver. Ce patriarche
observateur, contemporain des premières époques de notre globe suspendu,
sourit de pitié, quand il assiste aux combats navals des nations. Voilà
une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de l'humanité. Les
ordres emphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les coups de
canon, c'est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes. Il
paraît que le drame est fini, et que l'océan a tout mis dans son ventre.
La gueule est formidable. Elle doit être grande vers le bas, dans la
direction de l'inconnu! Pour couronner enfin la stupide comédie, qui
n'est pas même intéressante, on voit, au milieu des airs, quelque
cigogne, attardée par la fatigue, qui se met à crier, sans arrêter
l'envergure de son vol : « Tiens! ... je la trouve mauvaise! Il y avait
en bas des points noirs; j'ai fermé les yeux : ils ont disparu. » Je te
salue, vieil océan!
Vieil
océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de
tes royaumes flegmatiques, tu t'enorgueillis à juste titre de ta
magnificence native, et des éloges vrais que je m'empresse de te donner.
Balancé voluptueusement par les molles effluves de ta lenteur
majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le
souverain pouvoir t'a gratifié, tu déroules, au milieu d'un sombre
mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le
sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent
parallèlement, séparées par de courts intervalles. A peine l'une
diminue, qu'une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du
bruit mélancolique de l'écume qui se fond, pour nous avertir que tout
est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l'un
après l'autre, d'une manière monotone; mais, sans laisser de bruit
écumeux). L'oiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se
laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d'une grâce fière, jusqu'à
ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour
continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne
fût que l'incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce
souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de
l'infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l'amour de
la femme, comme la beauté divine de l'oiseau, comme les méditations du
poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon
frère? Remue-toi avec impétuosité... plus... plus encore, si tu veux
que je te compare à la vengeance de Dieu; allonge tes griffes livides,
en te frayant un chemin sur ton propre sein... c'est bien. Déroule tes
vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant
lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de l'homme est
empruntée; il ne m'imposera point: toi, oui. Oh! quand tu t'avances, la
crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d'une
cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les
autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des
profondeurs de ta poitrine, comme accablé d'un remords intense que je ne
puis pas découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes
redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur
le rivage, alors, je vois qu'il ne m'appartient pas, le droit insigne
de me dire ton égal. C'est pourquoi, en présence de ta supériorité, je
te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d'amour que
contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais
douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus
ironique contraste, l'antithèse la plus bouffonne que l'on ait jamais
vue dans la création: je ne puis pas t'aimer, je te déteste. Pourquoi
reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis, qui
s'entr'ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la
fièvre à leur contact! Je ne connais pas ta destinée cachée; tout ce
qui te concerne m'intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince
des ténèbres. Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas
attrister ceux qui n'ont encore connu que les illusions), et si le
souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées
jusqu'aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais
de savoir l'enfer si près de l'homme. Je veux que celle-ci soit la
dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois
encore, je veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux
vagues de cristal... Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je
n'ai pas la force de poursuivre; car, je sens que le moment venu de
revenir parmi les hommes, à l'aspect brutal; mais... courage! Faisons un
grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre
destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan!
Lautréamont - Les chants de Maldoror - Chant 1, strophe 9 - 1869
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