(...) J’ai pu avoir une vingtaine de photographies et je les ai collées
avec de la mie de pain mâchée au dos du règlement cartonné qui pend au
mur. Quelques-unes sont épinglées avec des petits bouts de fil de laiton
que m’apporte le contremaître et où je dois enfiler des perles de verre
coloriées.
Avec ces mêmes perles dont les détenus d’à côté font des couronnes
mortuaires, j’ai fabriqué pour les plus purement criminels des cadres en
forme d’étoile. Le soir, comme vous ouvrez votre fenêtre sur la rue, je
tourne vers moi l’envers du règlement. Sourires et moues, les uns et
les autres inexorables, m’entrent par tous mes trous offerts, leur
vigueur pénètre en moi et m’érige. Je vis parmi ces gouffres. Ils
président à mes petites habitudes, qui sont, avec eux, toute ma famille
et mes seuls amis.
Peut-être parmi les vingt s’est égaré quelque gars qui ne fit rien
pour mériter la prison : un champion, un athlète. Mais si je l’ai cloué à
mon mur, c’est qu’il avait selon moi, au coin de la bouche ou à l’angle
des paupières, le signe sacré des monstres. La faille sur leur visage,
ou dans leur geste fixé, m’indique qu’il n’est pas impossible qu’ils
m’aiment, car ils ne m’aiment que s’ils sont des monstres - et l’on peut
donc dire que c’est lui-même, cet égaré, qui a choisi d’être ici. Pour
leur servir de cortège et de cour, j’ai cueilli çà et là, sur la
couverture illustrée de quelques romans d’aventures, un jeune métis
mexicain, un gaucho, un cavalier caucasien, et, dans les pages de ces
romans que l’on se passe de main en main à la promenade, les dessins
maladroits : des profils de macs et d’apaches avec un mégot qui fume, ou
la silhouette d’un dur qui bande.
La nuit, je les aime et mon amour les anime. Le jour, je vaque à mes
petits soins. Je suis la ménagère attentive à ce qu’une miette de pain
ou un grain de cendre ne tombent sur le parquet. Mais la nuit ! La
crainte du surveillant qui peut allumer tout à coup l’ampoule électrique
et qui passe sa tête par le guichet découpé dans la porte, m’oblige à
des précautions sordides afin que le froissement des draps ne signale
mon plaisir ; mais mon geste, s’il perd en noblesse, à devenir secret
augmente ma volupté. Je flâne. Sous le drap, ma main droite s’arrête
pour caresser le visage absent, puis tout le corps du hors-la-loi que
j’ai choisi pour mon bonheur de ce soir. La main gauche ferme les
contours, puis arrange ses doigts en organe creux qui cherche à
résister, enfin s’offre, s’ouvre, et un corps vigoureux, une armoire à
glace sort du mur, s’avance, tombe sur moi, me broie sur cette paillasse
tachée déjà par plus de cent détenus, tandis que je pense à ce bonheur
où je m’abîme alors qu’existent Dieu et ses Anges.
Personne ne peut dire si je sortirai d’ici, ni, si j’en sors, quand ce
sera (...)
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