Tout à coup, la rampe du premier cinéma de Glaréola s'incendia et ce fut le rush de toute la ville vers une affiche flamboyante et haute en couleurs. On annonçait Les Mystères de NewYork avec Pearl White. La rue s'étant vidée, j'en profitai pour appuyer sur le champignon, sortir de la ville dans la pétarade de mon échappement libre et franchir en trombe le vieux pont de bois branlant, puis, au bout de sept cents mètres, m'engager rive droite dans un ravin profond, dont j'escaladai les escarpements tout plantés de souches millénaires et de grands solitaires à moitié carbonisés, zigzaguant, tournant sur des bords à pic, appuyant toujours à droite, montant, montant à une vitesse folle, arraché, soulevé, prenant les virages à la corde, sur deux roues, comme dans les films à poursuites, tanguant, sursautant dans les ornières et les cahots , grimpant, tournant sur moi-même, m'élevant toujours en tire-bouchon, roulant à tombeau ouvert, mon engin remplissant la montagne du tintamarre de mon moteur aux reprises foudroyantes que répercutaient les parois rocheuses de l'étroit défilé, laissant derrière lui une traînée d'huile de ricin dont l'odeur me grisait autant que le mélisme de ses six cylindres signalant mon ascension en spirale au loin, et j'accélérais toujours, évitant de justesse, tant la nuit était noire et la piste mal tracée, blocs de rochers détachés, souches, troncs déracinés, géants abattus, entonnoirs, fourrés, taillis, coulées de caillasses et d'être déporté dans les tournants brusques, vidé de mon siège, les pneus, les amortisseurs, les ressorts gémissants, les freins grinçants, les roues bondissantes, comme si j'avais voulu rattraper le temps perdu l'après-midi dans la montagne d'en face, alors que plus je m'élevais maintenant sur celle-ci, moins j'avais envie d'arriver en haut, le temps ne comptant plus dans cette solitude nocturne et sauvage - à mi-côte, la forêt s'était faite dense et sous les grands arbres et les hautes frondaisons irréelles que découpaient mes phares, la nuit épaisse, absolue, chaude, résistante cédait à la trouée des phares comme une fourrure que l'on tâte et dont on éprouve le poil au toucher pour en apprécier l'épaisseur et la duveteuse qualité, j'y enfouissais mon visage brûlant, fermant les yeux - le temps ne comptant pas la nuit quand on se laisse emporter par le génie de la musique, le quatuor Poulet jouant en sourdine, comme moi, sûr de ses réflexes et de son instrument, en virtuose...
Le
dernier raidillon, une forte rampe en remblai, une côte droite et tendue
comme une corde de saltimbanque nouée au sommet d'un clocher
un jour de foire ou de marché au village et sur laquelle un homme
avance en équilibre instable, à peine assuré par son balancier - le danseur de corde ! un rêve
que j'ai souvent vécu durant mon enfance, et, arrivé
au sommet du clocher, je faisais un rétablissement sur les branches de
la croix, une pirouette à la place du coq
doré, les pieds en l'air, la tête en bas, et la terre avait disparu,
la terre, le clocher, les toits, la place, le foirail, il n'y avait
plus qu'un vide en bas, et je n'avais pas le vertige, et
je planais dans le vide délicieusement comme la lune la tête en bas,
les pieds en l'air ! - le dernier raidillon, très roide, débouchait en
plein ciel, en balcon, sur une
espèce d'esplanade suspendue, une table de rocher chauve dominant la
vallée du Tiété et les lumières éclaboussantes
de Glaréola nageant dans ses méandres, à mille mètres de profondeur,
l'horizon d'en face, sur l'autre rive, bouché par la silhouette de la
Serra de la Cascade du Chien, découpée en dos de baleine
échouée et qui faisait écran noir sur le ciel étoilé, et quand,
tournant le dos à cette poche occidentale grouillante de lumières
électriques et d'étoiles, on cherchait à s'orienter, on
se trouvait perdu au fond d'un cirque rempli de lune, en tête à tête
avec des montagnes sourcilleuses au premier plan, tout un massif en
amphithéâtre de forêts et de
plantations nichées en gradins sur différents plans et à différents
étages que l'on devinait plus ou moins proches ou éloignés et où
devaient mener les sombres ravines noires, les coulées de
forêt figée comme des coulées de lave pétrifiée qui cimentaient les
différents reliefs aux différents niveaux, tout ce massif crayeux et
charbonneux sous la lune diffuse, compartimenté
et distribué comme sur une vieille gravure italienne la solitude des
Camaldules ou sur une ancienne estampe chinoise la montagne aux mille
Bouddhas, scénographie baroque,
tourmentée, fouillée, où des chemins, des pistes, des sentiers
enduits de lune serpentaient dans toutes les directions, allaient se
perdre dans des lointains, et, par une large échancrure et
comme à travers une vitre qui s'y adaptait exactement, on découvrait
un autre plan du ciel criblé d'étoiles, mais ternies et poussiéreuse,
peintes comme sur une toile de fond fripée, ridée, trop
vaste, détendue et désamidonnée, ayant trop servi et entre les
craquelures de laquelle et la trame usée à force d'avoir été enroulée et
désenroulée comme celle d'un panorama dans la vitrine d'une
agence de voyages je voyais scintiller des petites lumières à
éclipse qui n'étaient pas les petites ampoules versicolores d'une
publicité quelconque, ni les milliards de lucioles qui palpitaient
cette nuit partout où je posais les yeux, mais celles d'un train en
marche au fin fond de l'horizon nord, se déplaçant le long des crêtes
successives et invisibles mais qu'il dessinait par son
cheminement, son chenillement, clignotant
dans l'éloignement et dont je croyais percevoir l'essoufflement de la
locomotive - je m'étais arrêté pile sur l'esplanade
lunaire, j'avais stoppé mon moteur, éteint mes phares par réflexes,
mais le quatuor Poulet jouait toujours en sourdine - je croyais entendre
l'essoufflement de la locomotive qui s'époumonait dans
les côtes, au fin fond de l'horizon nord, lâchant des gerbes
d'étincelles...
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