Odilon Redon |
J’ai, plus d’une fois, senti en moi des « passages » de mon père. Aussitôt, je me cabrais. J’ai vécu contre mon père (et contre ma mère et contre mon grand-père, ma grand-mère, mes arrière-grands-parents) ; faute de les connaître, je n’ai pu lutter contre de plus lointains aïeux.
Faisant cela, quel ancêtre inconnu ai-je laissé vivre en moi ?
En général, je ne suivais pas la pente. En ne suivant pas la pente, de quel ancêtre inconnu ai-je suivi la pente ? De quel
groupe, de quelle moyenne d’ancêtres ? Je variais constamment,
je les faisais courir, ou eux, moi. Certains avaient à peine le temps
de clignoter, puis disparaissaient. L’un
n’apparaissait que dans tel climat, dans tel lieu, jamais dans un
autre, dans telle position. Leur grand nombre, leur lutte, leur vitesse
d’apparition - autre gêne - et je ne savais sur qui
m’appuyer.
On est né de trop de Mères. - (Ancêtres : simples chromosomes porteurs de tendances
morales, qu’importe ?) Et puis les idées des autres, des
contemporains, partout téléphonées dans l’espace, et les amis, les
tentatives à imiter ou à « être contre ».
J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi ».
En
lambeaux, dispersé, je me défendais et toujours il n’y avait pas de chef
de tendances ou je le destituais aussitôt. Il m’agace tout
de suite. Était-ce lui qui m’abandonnait ? Était-ce moi qui le laissais ? Était-ce moi qui me retenais ?
Le jeune
puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tachetures. C’est la force
du puma contre l’ancêtre, mais il ne surmonte pas son
goût de carnivore, son plaisir à jouer, sa cruauté.
Depuis trop de milliers d’années, il est occupé par les vainqueurs.
MOI se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente
d’apparaître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ?
Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem
changeant dans une autre langue, dans un autre art)
et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un
coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement
général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà
tout constitué.
On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité.
(Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient
(hostilité des autres « moi » spoliés).
La plus
grande fatigue de la journée et d’une vie serait due à l’effort, à la
tension nécessaire pour garder un même moi à travers les
tentations continuelles de le changer.
On veut trop être quelqu’un.
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre.
(Une entre mille autres
continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi
», un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.
Mais l’ai-je voulu ? Le voulions nous ?
Il y avait de la pression (vis a tergo).
Et puis ? J’en fis le placement. J’en fus assez embarrassé.
Chaque
tendance en moi avait sa volonté, comme chaque pensée dès qu’elle se
présente et s’organise a sa volonté. Étaitce la mienne ?
Un tel a en moi sa volonté, tel autre, un ami, un grand homme du
passé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello ?
Qui sait ?
Volonté du plus grand nombre ? Volonté du groupe le plus cohérent ?
Je ne voulais pas vouloir. Je voulais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas
à vouloir et que néanmoins je voulais.
...
Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose
est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout
ininterrompu, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien
jamais définitivement circonscrit, ni susceptible de l’être, tout :
rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe.
Rien qui soit propriété.
Mes images ? Des rapports.
Mes
pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés
du « moi », pertes d’équilibre (phase 2), ou recouvrements
d’équilibre (phase 3) du mouvement du «pensant ». Mais la phase 1
(l’équilibre) reste inconnue, inconsciente.
Le véritable et profond flux pensant se fait sans doute sans pensée consciente,
comme sans image. L’équilibre aperçu (phase 3)
est le plus mauvais, celui qui après quelque temps paraît détestable
à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’histoire des
fausses positions d’équilibre conscient adoptées
successivement. Et puis... est-ce par le bout « flammes » qu’il faut comprendre le feu?
Gardons-nous
de suivre la pensée d’un auteur* (fût-il du type Aristote), regardons
plutôt ce qu’il a derrière la tête, où il veut en
venir, l’empreinte que son désir de domination et d’influence,
quoique bien caché, essaie de nous imposer.
D’ailleurs, QU’EN SAIT-IL DE SA PENSÉE ? Il en est bien mal informé. (Comme l’ceil ne sait pas de quoi est composé le vert
d’une feuille qu’il voit pourtant admirablement.)
Les
composantes de sa pensée, il ne les connaît pas ; à peine parfois les
premières ; mais les deuxièmes ? les troisièmes ? les
dixièmes ? Non, ni les lointaines, ni ce qui l’entoure, ni les
déterminants, ni le « Ah ! » de son époque (que le plus misérable pion
de collège dans trois cents ans apercevra).
Ses intentions, ses passions, sa libido dominandi,
sa mythomanie, sa nervosité, son désir d’avoir raison, de triompher,
de
séduire, d’étonner, de croire et de faire croire à ce qui lui plaît,
de tromper, de se cacher, ses appétits et ses dégoûts, ses complexes,
et toute sa vie harmonisée sans qu’il le sache, aux
organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à ses
déficiences physiques, tout lui est inconnu.
Sa
pensée « logique » ? Mais elle circule dans un manchon d’idées
paralogiques et analogiques, sentier avançant droit en coupant des
chemins circulaires, saisissant (on ne saisit qu’en coupant) des
tronçons saignants de ce monde si richement vascularisé. (Tout jardin est dur pour les arbres.) Fausse simplicité des
vérités premières (en métaphysique) qu’une extrême multiplicité suit, qu’il s’agissait de faire passer.
En un point aussi, volonté et pensée confluent, inséparables, et se faussent. Pensée-volonté.
En un
point aussi, l’examen de la pensée fausse la pensée comme, en
microphysique, l’observation de la lumière (du trajet du photon) la
fausse.
Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nouvelle ignorance.
Tout conscient, un nouvel inconscient.
Tout apport nouveau crée un nouveau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait
participé.
Et qu’importe ?
Signes,
symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est
pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre
chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie. Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ?
" Ma vie ? ! : Ma vie n'est pas un continuum ! (il n'est pas que le jour et la nuit pour la diviser en fragments alternativement blancs et noirs ! Car le jour aussi m'accompagne cet autre qui va à la gare, est assis derrière un bureau, bouquine, traîne dans les bois, copule, bavarde, écrit, pense à mille petits riens. Cet éventail qui se disloque. Qui court, fume, défèque, radiophone et télespecte, dit " Monsieur le sous-préfet " : That's me !) : Une succession d'instantanés scintillants, en vrac.
RépondreSupprimerNon, pas un continuum, certainement pas un continuum ! : Ainsi court ma vie, ainsi mes souvenirs (comme qui, pantelant, voit approcher la tempête nocturne) :
Un éclair : une bicoque désolée qui grimace au mileu de taillis vert-de-gris. Puis : la nuit.
Un éclair : de blêmes faces de cauchemar, roulant des yeux vides, des langues, battants de cloches, à toute volée, des doigts qui se font dents : Nuit.
Un éclair : des arbres font la haie; des cerceaux jouent avec des gosses; des femmes s'accroupissent; des fillettes polissonent blouse au vent : Nuit !
Un éclair : moi : Hélas : Nuit !
Ma vie : La ressentir comme un ruban qui, majestueusement, se déroule, voilà précisément ce dont je ne suis pas capable. Pas moi ! (Dire pourquoi.) " Arno Schmidt - Scènes de la Vie d'un Faune - 1953 (Christian Bourgeois Editeur - mai 1991)