" ... On n'est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s'y tenir... " Henri Michaux

Odilon Redon


J’ai, plus d’une fois, senti en moi des « passages » de mon père. Aussitôt, je me cabrais. J’ai vécu contre mon père (et contre ma mère et contre mon grand-père, ma grand-mère, mes arrière-grands-parents) ; faute de les connaître, je n’ai pu lutter contre de plus lointains aïeux.
 
Faisant cela, quel ancêtre inconnu ai-je laissé vivre en moi ?
 
En général, je ne suivais pas la pente. En ne suivant pas la pente, de quel ancêtre inconnu ai-je suivi la pente ? De quel groupe, de quelle moyenne d’ancêtres ? Je variais constam­ment, je les faisais courir, ou eux, moi. Certains avaient à peine le temps de clignoter, puis disparaissaient. L’un n’appa­raissait que dans tel climat, dans tel lieu, jamais dans un autre, dans telle position. Leur grand nombre, leur lutte, leur vitesse d’apparition - autre gêne - et je ne savais sur qui m’appuyer.
 
On est né de trop de Mères. - (Ancêtres : simples chro­mosomes porteurs de tendances morales, qu’importe ?) Et puis les idées des autres, des contemporains, partout télé­phonées dans l’espace, et les amis, les tentatives à imiter ou à « être contre ».
 
J’aurais pourtant voulu être un bon chef de laboratoire, et passer pour avoir bien géré mon « moi ».
 
En lambeaux, dispersé, je me défendais et toujours il n’y avait pas de chef de tendances ou je le destituais aussitôt. Il m’agace tout de suite. Était-ce lui qui m’abandonnait ? Était­-ce moi qui le laissais ? Était-ce moi qui me retenais ?
 
Le jeune puma naît tacheté. Ensuite, il surmonte les tache­tures. C’est la force du puma contre l’ancêtre, mais il ne sur­monte pas son goût de carnivore, son plaisir à jouer, sa cruauté.
 
Depuis trop de milliers d’années, il est occupé par les vainqueurs.
 
MOI se fait de tout. Une flexion dans une phrase, est-ce un autre moi qui tente d’apparaître ? Si le OUI est mien, le NON est-il un deuxième moi ?
 
Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué.
 
On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.)
 
Dans une double, triple, quintuple vie, on serait plus à l’aise, moins rongé et paralysé de subconscient hostile au conscient (hostilité des autres « moi » spoliés).
 
La plus grande fatigue de la journée et d’une vie serait due à l’effort, à la tension nécessaire pour garder un même moi à travers les tentations continuelles de le changer.
 
On veut trop être quelqu’un.
 
Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule. Au nom de beaucoup je signe ce livre.
 
Mais l’ai-je voulu ? Le voulions nous ?
 
Il y avait de la pression (vis a tergo).
 
Et puis ? J’en fis le placement. J’en fus assez embarrassé.
 
Chaque tendance en moi avait sa volonté, comme chaque pensée dès qu’elle se présente et s’organise a sa volonté. Était­ce la mienne ? Un tel a en moi sa volonté, tel autre, un ami, un grand homme du passé, le Gautama Bouddha, bien d’autres, de moindres, Pascal, Hello ? Qui sait ?
 
Volonté du plus grand nombre ? Volonté du groupe le plus cohérent ?
 
Je ne voulais pas vouloir. Je voulais, il me semble, contre moi, puisque je ne tenais pas à vouloir et que néanmoins je voulais.
 
... Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement. Comme toute chose est foule, toute pensée, tout instant. Tout passé, tout ininterrompu, tout transformé, toute chose est autre chose. Rien jamais définitivement circonscrit, ni sus­ceptible de l’être, tout : rapport, mathématiques, symboles, ou musique. Rien de fixe. Rien qui soit propriété.
 
Mes images ? Des rapports.
 
Mes pensées ? Mais les pensées ne sont justement peut-être que contrariétés du « moi », pertes d’équilibre (phase 2), ou recouvrements d’équilibre (phase 3) du mouvement du «pensant ». Mais la phase 1 (l’équilibre) reste inconnue, inconsciente.
 
 
 
Le véritable et profond flux pensant se fait sans doute sans pensée consciente, comme sans image. L’équilibre aperçu (phase 3) est le plus mauvais, celui qui après quelque temps paraît détestable à tout le monde. L’histoire de la Philosophie est l’histoire des fausses positions d’équilibre conscient adop­tées successivement. Et puis... est-ce par le bout « flammes » qu’il faut comprendre le feu?
 
Gardons-nous de suivre la pensée d’un auteur* (fût-il du type Aristote), regardons plutôt ce qu’il a derrière la tête, où il veut en venir, l’empreinte que son désir de domination et d’influence, quoique bien caché, essaie de nous imposer.
 
D’ailleurs, QU’EN SAIT-IL DE SA PENSÉE ? Il en est bien mal informé. (Comme l’ceil ne sait pas de quoi est composé le vert d’une feuille qu’il voit pourtant admirablement.)
 
Les composantes de sa pensée, il ne les connaît pas ; à peine parfois les premières ; mais les deuxièmes ? les troisièmes ? les dixièmes ? Non, ni les lointaines, ni ce qui l’entoure, ni les déterminants, ni le « Ah ! » de son époque (que le plus misérable pion de collège dans trois cents ans apercevra).
 
Ses intentions, ses passions, sa libido dominandi, sa mytho­manie, sa nervosité, son désir d’avoir raison, de triompher, de séduire, d’étonner, de croire et de faire croire à ce qui lui plaît, de tromper, de se cacher, ses appétits et ses dégoûts, ses complexes, et toute sa vie harmonisée sans qu’il le sache, aux organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à ses déficiences physiques, tout lui est inconnu.
 
Sa pensée « logique » ? Mais elle circule dans un manchon d’idées paralogiques et analogiques, sentier avançant droit en coupant des chemins circulaires, saisissant (on ne saisit qu’en coupant) des tronçons saignants de ce monde si riche­ment vascularisé. (Tout jardin est dur pour les arbres.) Fausse simplicité des vérités premières (en métaphysique) qu’une extrême multiplicité suit, qu’il s’agissait de faire passer.
 
En un point aussi, volonté et pensée confluent, insépa­rables, et se faussent. Pensée-volonté.
 
En un point aussi, l’examen de la pensée fausse la pensée comme, en microphysique, l’observation de la lumière (du trajet du photon) la fausse.
 
Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création, semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
 
Toute science crée une nouvelle ignorance.
 
Tout conscient, un nouvel inconscient.
 
Tout apport nouveau crée un nouveau néant.
 
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé.
 
Et qu’importe ?
 
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discor­dances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
 
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie. Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ?

1 commentaire :

  1. " Ma vie ? ! : Ma vie n'est pas un continuum ! (il n'est pas que le jour et la nuit pour la diviser en fragments alternativement blancs et noirs ! Car le jour aussi m'accompagne cet autre qui va à la gare, est assis derrière un bureau, bouquine, traîne dans les bois, copule, bavarde, écrit, pense à mille petits riens. Cet éventail qui se disloque. Qui court, fume, défèque, radiophone et télespecte, dit " Monsieur le sous-préfet " : That's me !) : Une succession d'instantanés scintillants, en vrac.
    Non, pas un continuum, certainement pas un continuum ! : Ainsi court ma vie, ainsi mes souvenirs (comme qui, pantelant, voit approcher la tempête nocturne) :
    Un éclair : une bicoque désolée qui grimace au mileu de taillis vert-de-gris. Puis : la nuit.
    Un éclair : de blêmes faces de cauchemar, roulant des yeux vides, des langues, battants de cloches, à toute volée, des doigts qui se font dents : Nuit.
    Un éclair : des arbres font la haie; des cerceaux jouent avec des gosses; des femmes s'accroupissent; des fillettes polissonent blouse au vent : Nuit !
    Un éclair : moi : Hélas : Nuit !
    Ma vie : La ressentir comme un ruban qui, majestueusement, se déroule, voilà précisément ce dont je ne suis pas capable. Pas moi ! (Dire pourquoi.) " Arno Schmidt - Scènes de la Vie d'un Faune - 1953 (Christian Bourgeois Editeur - mai 1991)

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