J'aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine.
Aujourd'hui j'ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les
larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire
m'apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d'Asie
s'entend, car, qui n'a pas quitté l'Europe n'a pas voix au chapitre.
La mouche d'Europe s'en tient aux vitres, au sirop, à l'ombre des
corridors. Parfois même elle s'égare sur une fleur. Elle n'est plus
que l'ombre d'elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle
d'Asie, gâtée par l'abondance de ce qui meurt et l'abandon de ce
qui vit est d'une impudence sinistre. Endurante, acharnée,
escarbille d'un affreux matériau, elle se lève matines et le monde
est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre
instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque
ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctivites,
tympan. Vous trouve-t-elle endormi ? elle s'aventure, s'affole
et va finir par exploser d'une manière bien à elle dans les
muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds
au bord de la nausée. Mais s'il y a plaie, ulcère, boutonnière de
chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous
assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir
quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut
alors l'observer à son aise : aucune allure évidemment, mal
carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu,
erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le
moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en
comparaison.
Nicolas Bouvier – L'usage du monde - 1963
avec dessins de Thierry Vernet
Petite Bibliothèque Payot / Voyageurs
Éditions Payot & Rivages - 2001
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