au fond d'un crâne retourné - Jean Amila



Marche épuisante dans les décombres. Puis ils étaient arrivés sur un espace dégagé, sans doute une place qui n'avait pas été envahie par les débris.
On reconnaissait des formes de voitures, portières ouvertes, bizarrement aplaties. Elles étaient uniformément noires, grillées.
Un monument étrange et laid, au milieu de la place… Non, ce n'était pas un monument, mais un petit tram tout de guingois avec du monde dedans. Petite silhouette sur un marchepied. On aurait cru une statuette de bois noir, aux orbites vides, qui tenait à deux mains une poignée métallique.
La taille d'un môme, peut-être l'âge de Tonio Pettavi, avec des effiloches de feutre crépu sur le crâne. D'autres mômes dans ce tram-monument. Des gosses qui allaient à l'école, ou partaient à la campagne.
Ça faisait un peu comme au cinoche de Zurich. Des cadavres, y en avait trop, on décrochait, ça tournait aux blêmes statistiques. Mais ceux-là on pouvait les toucher.
Et quand on avait touché le petit bonhomme tout noir, tout un côté était tombé en poussière. On ne savait pas si c'était un vêtement, ou une peau. En dessous miroitaient des teintes changeantes dans les brun-rouge.
- Ces mecs !… (Blaireau montrait le ciel.) ces mecs-là, mon vieux, ils ne font pas le détail !
Karo-koro !
Ils avaient marché au bruit vers un camion invisible. Impression d'avoir des fourmillements sous la peau. Envie de se gratter à mort. La vraie pétoche arrivait… Ça montait par les pieds qui devenaient insensibles à la poussière brûlante.
Blaireau avait une quinte de toux. Ça lui faisait mal. Il levait les yeux au ciel, avec un rien d'envie nostalgique.
- Tu crois qu'on leur file des médoches à ces cons ?
Carcasse était à la même longueur d'onde, dans l'ultime angoisse des existences ratées, minables petits artisans, simples «  droits communs ».
- On aurait dû se faire patriotes, mec !
Ils n'entendaient plus rien. Plus de camion, plus personne. Ils pouvaient se croire les seuls habitants d'Hiroshima. Ils marchaient dans un sens, dans un autre, sans savoir. Partout des cadavres noircis dans les décombres, des lampadaires tordus, des bagnoles grillées.
Ils étaient sous le couvercle de la nuit qui tombait… Crier ?
Appeler ?… On a sa dignité !
Ils s'étaient retrouvés sur la place du tram fantôme, avec les petits mômes carbonisés à l'intérieur. Il y avait des places libres à l'avant. On pouvait monter s'asseoir. Les gosses étaient bien gentils et ne puaient pas.
Ils s'étaient endormis, complètement épuisés. Ils avaient les jambes qui gonflaient, gonflaient, des ulcères, une espèce de lèpre qui gagnait d'heure en heure…
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Une équipe en masque et combinaison antirad les avait trouvés quelques jours plus tard. Ils étaient morts méconnaissables.
On les avait enterrés, en tant que supposés professeurs, dans la même fosse que les mômes aux orbites vides, dont la cervelle bouillie devait ressembler à celle des petits sapajous, que les touristes à dollars allaient bientôt pouvoir déguster avec délices au fond d'un crâne retourné.


Jean Amila - Au balcon d'Hiroshima
Série Noire - Gallimard - 1985 







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