Alfred Jarry
Sur l'écran tout blanc du grand ciel tragique, les mille-pieds noirs
des enterrements passent, tels les verres d'une monotone lanterne
magique. La Famine sonne aux oreilles vides, si vides et folles, ses
bourdonnements.
Sa cloche joyeuse pend à ses doigts longs, versant sur la terre des
ricanements. Et de grands loups fauves et des corbeaux graves sont
sur ses talons. La Famine sonne aux oreilles vides par la ville morne
ses bourdonnements.
Croix des cimetières, levons nos bras raides pour prier là-haut que
l'on nous délivre de ces ouvriers qui piochent sans trêve nos
froides racines. N'est-il donc un Saint, bien en cour auprès de Dieu
notre Père, pour qu'il intercède ?
Croix des cimetières, votre grêle goule a donc oublié le bloc de
granit perdu dans un coin de votre domaine ? Sa barbe de fleuve
jusqu'à ses genoux épand et déroule, déroule sa houle, sa houle
de pierre.
Et les flots de pierre le couvrent entier. Sur ses cuisses dures ses
coudes qui luisent sous les astres blonds se posent, soudés pour
l'éternité. Et c'est un grand Saint, car il a pour siège,
honorable siège, un beau bénitier.
Il n'a point de nom. Dans un coin tapi, ignoré des hommes, seules
les Croix blanches lui tendent la plainte de leurs bras dressés. Le
corbeau qui vole le méprise nain, croassant l'injure au bon Saint
courbé : Vieux Saint-Accroupi.
Croix des cimetières, tendons-lui la plainte de nos bras dressés :
Que ces ouvriers qui tuent nos racines et peuplent les tombes de
serpents coupés, se croisant les bras, regardent oisifs les torches
de mort désormais éteintes.
Et que la Famine remmène sous terre son cortège noir de grands
loups qui rôdent et de corbeaux graves. Que le Blanc au Noir succède
partout. Que le grand œil glauque du ciel compatisse, versant sur
les hommes des pleurs de farine.
Et les Croix restèrent les bras étendus, coupant de rais blancs
l'ombre sans couleur. Soudain des pleurs blancs glissèrent sur
l'ombre. Les nuages sont de grands sacs que vident des meuniers
célestes. La manne s'accroche aux pignons ardus.
La manne fait blanches les rougeâtres tuiles. Une nappe blanche
jusqu'à l'horizon sur toute la terre s'étend pour manger. Et de
blanc lui-même, de blanc s'est vêtu le Saint-Accroupi ; de
blanc s'est vêtu comme un boulanger.
Et les hommes puisent lourdes pelletées de farine claire que le vent
jouyeux leur fouette au visage. Croix des cimetières, nos vœux
excaucés, nous voudrions voir quel fut le départ honteux du cortège
noir…
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La Famine est là. La Famine sonne aux oreilles vides, si vides et
folles, ses bourdonnements. Et la neige étend son linceul de mort
sur la ville froide que creusent des fosses… La Famine sonne ses
bourdonnements.
Alfred Jarry - Lieds funèbres
Les Minutes de Sable mémorial - 1894
Fasquelle éditeurs - 1971
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