Neuf heures et demie. Il tombait une pluie cinglante lorsque
Balacqua, ayant enfin rassemblé assez de cœur au ventre pour se
réorienter, sortit et gagna l'univers inintelligible de Lincoln
Place. Mais il avait acheté une bouteille, elle faisait saillie
comme un sein dans la poche de sa vareuse. Il se mit en route d'un
pas chancelant près de l'hôpital de chirurgie dentaire. Enfant, il
avait redouté sa façade,
ses panneaux de verre rouge sang. Aujourd'hui ils étaient noirs, ce
qui était bien pire étant donné qu'il s'était défait de quelques
puérilités. Se sentant soudain blêmir et saisi d'une sueur moite,
il prit appui contre le portillon métallique pratiqué dans le mur
de l'université et consulta les horloges de chez Johnston, Mooney et
O'Brien. Dix heures moins quelque chose à la vieille girandole et
lui si peu enclin à se tenir debout, encore moins à marcher. Et la
pluie en hallebardes. Il leva les mains et les tint devant son visage
si près que même dans l'obscurité il pouvait en distinguer les
lignes. Elles sentaient mauvais. Il les leva à la hauteur de son
front, les doigts se nichèrent dans ses cheveux mouillés, les
talons des paumes, en écrasant ses globes oculaires, firent jaillir
des torrents d'indigo, le creux de sa nuque percuta de plein fouet la
corniche, celle-ci comprima le furoncle naissant qu'il arborait en
permanence juste au-dessus de son col, il accrut la pression et les
élancements : ils lui garantissaient une identité.
Il advint ensuite que ses mains furent brutalement détachées de ses
yeux qu'il ouvrit sur l'énorme visage cramoisi d'un ogre. Pendant un
moment celui-ci demeura immobile, gargouille en peluche, puis il
bougea, pris de convulsions. Ce doit être, songea-t-il, le visage
d'une personne qui parle. De fait. C'était bien cette portion
d'agent de police qui déversait des insultes sur lui. Belacqua ferma
les yeux, il n'y avait pas d'autre moyen de cesser de le voir.
Réprimant une pressante envie de pisser sur le trottoir, il dégueula
de façon abondante mais peu démonstrative en plein sur les
brodequins et le bas du pantalon de l'agent, incontinence en échange
de laquelle il reçut un tel coup de coude dans les côtes que,
anéanti, il s'écroula à la lisière du débordement de ses propres
immondices.
Samuel Beckett – More Pricks
than Kicks – 1934
Bande et sarabande – traduction Édith Fournier
les Éditions de Minuit – 1994
Bande et sarabande – traduction Édith Fournier
les Éditions de Minuit – 1994
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