À cet endroit du cours, un des élèves se tortilla nerveusement et
gémit :
- Mais puisque moi je ne m'enthousiasme pas du tout ! Je ne suis
pas du tout enthousiasmé ! Ça ne m'intéresse pas ! Je ne
peux pas en lire plus de deux strophes, et même ça, ça ne
m'intéresse pas. Mon Dieu, comment est-ce que ça pourrait
m'enthousiasmer puisque ça ne m'enthousiasme pas ?
Il se rassit, les yeux exorbités, comme s'il sombrait dans un abîme.
Devant sa confession naïve, le maître faillit s'étrangler.
- Pas si fort, par pitié ! Siffla-t-il. Galkiewicz, vous serez
collé. Vous voulez ma perte ? Vous ne vous rendez pas compte de
ce que vous dites ?
- Mais je ne peux pas comprendre, moi ! Je ne peux pas comprendre
comment ça m'enthousiasme si ça ne m'enthousiasme pas !
LE PROFESSEUR : Comment cela peut-il ne pas vous enthousiasmer,
Galkiewicz, puisque je vous ai expliqué mille fois que cela vous
enthousiasmait ?
GALKIEWICZ : Mais moi, ça ne m'enthousiasme pas.
LE PROFESSEUR : Ça ne regarde que vous, Galkiewicz. Il semble
que vous manquez d'intelligence. Les autres sont enthousiasmés.
GALKIEWICZ : Parole d'honneur, personne ne s'enthousiasme.
Comment est-ce que ce serait possible, puisque personne ne lit ça à
part nous, à l'école, et encore parce qu'on nous y oblige…
LE PROFESSEUR : Pas si fort, par pitié ! C'est parce qu'il
existe peu de gens vraiment cultivés et à la hauteur…
GALKIEWICZ : Mais les gens cultivés non plus ne
s'enthousiasment pas. Aucun, personne, absolument personne.
LE PROFESSEUR : Galkiewicz, j'ai une femme et un enfant !
Ayez au moins pitié de l'enfant ! Il ne fait aucun doute,
Galkiewicz, que la grande poésie doit nous enthousiasmer ; or
Slowacki était un grand poète. Peut-être ne vous émeut-il pas,
mais vous n'allez pas me dire que votre âme n'est pas bouleversée
par Mickiewicz, Byron, Pouchkine, Shelley, Goethe…
GALKIEWICZ : Ça ne bouleverse personne. Ça n'intéresse
personne, ça ennuie tout le monde. Personne ne peut en lire plus de
deux ou trois strophes. Oh, mon Dieu ! Je ne peux pas…
LE PROFESSEUR : Galkiewicz, c'est inadmissible. La grande
poésie, étant grande et étant poésie, ne peut pas ne pas vous
enthousiasmer, donc elle vous enthousiasme.
GALKIEWICZ : Mais moi je ne peux pas. Et personne ne peut. Mon Dieu !
Witold
Gombrowicz – Ferdydurke
Traduction
Georges Sédir
Christian
Bourgois 10/18 - 1973
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