Récit du lépreux - Marcel Schwob

Portrait de Marcel Schwob
Félix Valloton.



Si vous voulez comprendre ce que je vais vous dire, sachez que j’ai la tête couverte d’un capuchon blanc et que je secoue un cliquet de bois dur. Je ne sais plus quel est mon visage, mais j’ai peur de mes mains. Elles courent devant moi comme des bêtes écailleuses et livides. Je voudrais les couper. J’ai honte de ce qu’elles touchent. Il me semble qu’elles font défaillir les fruits rouges que je cueille et les pauvres racines que j’arrache paraissent se flétrir sous elles. Domine ceterorum, libera me ! Le Sauveur n’a pas expié mon péché blême. Je suis oublié jusqu’à la résurrection. Comme le crapaud scellé au froid de la lune dans une pierre obscure, je demeurerai enfermé dans ma gangue hideuse quand les autres se lèveront avec leur corps clair. Domine ceterorum, fac me liberum : leprosus sum. Je suis solitaire et j’ai horreur. Mes dents seules ont gardé leur blancheur naturelle. Les bêtes s’effraient, et mon âme voudrait fuir. Le jour s’écarte de moi. Il y a douze cent et douze années que leur Sauveur les a sauvées, et il n’a pas eu pitié de moi. Je n’ai pas été touché avec la lance sanglante qui l’a percé. Peut-être que le sang du Seigneur des autres m’aurait guéri. Je songe souvent au sang : je pourrais mordre avec mes dents ; elles sont candides. Puisqu’Il n’a point voulu me le donner, j’ai l’avidité de prendre celui qui lui appartient. Voilà pourquoi j’ai guetté les enfants qui descendaient du pays de Vendôme vers cette forêt de la Loire. Ils avaient des croix et ils étaient soumis à Lui. Leurs corps étaient Son corps et Il ne m’a point fait part de son corps. Je suis entouré sur terre d’une damnation pâle. J’ai épié pour sucer au cou d’un de Ses enfants du sang innocent. Et caro nova fiet in die irae. Au jour de terreur, ma chair sera nouvelle. Et derrière les autres marchait un enfant frais aux cheveux rouges. Je le marquai ; je bondis subitement ; je lui saisis la bouche de mes mains affreuses. Il n’était vêtu que d’une chemise rude ; ses pieds étaient nus et ses yeux restèrent placides. Et il me considéra sans étonnement. Alors, sachant qu’il ne crierait point, j’eus le désir d’entendre encore une voix humaine et j’ôtai mes mains de sa bouche, et il ne s’essuya pas la bouche. Et ses yeux semblaient ailleurs.

— Qui es-tu ? lui dis-je.

— Johannes le Teuton, répondit-il.

Et ses paroles étaient limpides et salutaires.

— Où vas-tu donc ? dis-je encore.

Et il répondit :

— À Jérusalem, pour conquérir la Terre sainte.

Alors je me mis à rire, et je lui demandai :

— Où est Jérusalem ?

Et il répondit :

— Je ne sais pas.

Et je dis encore :

— Qu’est-ce que Jérusalem ?

Et il répondit :

— C’est Notre-Seigneur.

Alors, je me mis à rire de nouveau et je demandai :

— Qu’est-ce que ton Seigneur ?

Et il me dit :

— Je ne sais pas ; il est blanc.

Et cette parole me jeta dans la fureur et j’ouvris mes dents sous mon capuchon et je me penchai vers son cou frais et il ne recula point, et je lui dis :

— Pourquoi n’as-tu pas peur de moi ?

Et il dit :

— Pourquoi aurais-je peur de toi, homme blanc ?

Alors de grandes larmes m’agitèrent, et je m’étendis sur le sol, et je baisai la terre de mes lèvres terribles, et je criai :

— Parce que je suis lépreux !

Et l’enfant teuton me considéra, et dit limpidement :

— Je ne sais pas.

Il n’a pas eu peur de moi ! Il n’a pas eu peur de moi ! Ma monstrueuse blancheur est semblable pour lui à celle de son Seigneur. Et j’ai pris une poignée d’herbe et j’ai essuyé sa bouche et ses mains. Et je lui ai dit :

— Va en paix vers ton Seigneur blanc, et dis-lui qu’il m’a oublié.

Et l’enfant m’a regardé sans rien dire. Je l’ai accompagné hors du noir de cette forêt. Il marchait sans trembler. J’ai vu disparaître ses cheveux rouges au loin dans le soleil. Domine infantium, libera me ! Que le son de mon cliquet de bois parvienne jusqu’à toi, comme le son pur des cloches ! Maître de ceux qui ne savent pas, délivre-moi !

Marcel Schwob - La croisade des enfant - 1876






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