Autoportrait en pied de Rimbaud au Harar, 1883 |
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
À Isabelle
Marseille, le 15 juillet 1891.
Ma chère Isabelle,
Je reçois ta lettre du 13 et trouve occasion d'y répondre de suite. Je vais voir quelles démarches je puis faire avec cette note de l'intendance et le certificat de l'hôpital. Certes, il me plairait d'avoir cette question réglée, mais, hélas ! je ne trouve pas moyen de le faire, moi qui suis à peine capable de mettre mon soulier à mon unique jambe. Enfin, je me débrouillerai comme je pourrai. Au moins, avec ces deux documents, je ne risque plus d'aller en prison ; car l'admon militaire est capable d'emprisonner un estropié, ne fût-ce que dans un hôpital. Quant à la déclaration de rentrée en France, à qui et où la faire ? Il n'y a personne autour de moi pour me renseigner; et le jour est loin où je pourrai aller dans des bureaux, avec mes jambes de bois, pour aller m'informer.
Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des moyens de circulation : c'est un vrai supplice ! Je voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible, impossible au moins pour longtemps, sinon pour toujours ! Je ne vois à côté de moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons, je ne puis faire un pas, je ne puis exister. Sans la plus atroce gymnastique, je ne puis même m'habiller. Je suis arrivé à courir presque avec mes béquilles, mais je ne puis monter ou descendre des escaliers, et, si le terrain est accidenté, le ressaut d'une épaule à l'autre fatigue beaucoup. J'ai une douleur névralgique très forte dans le bras et l'épaule droite, et avec cela la béquille qui scie l'aisselle, - une névralgie encore dans la jambe gauche, et avec tout cela il faut faire l'acrobate tout le jour pour avoir l'air d'exister.
Voici ce que j'ai considéré, en dernier lieu, comme cause de ma maladie. Le climat du Harar est froid de novembre à mars. Moi, par habitude, je ne me vêtais presque pas: un simple pantalon de toile et une chemise de coton. Avec cela des courses à pied de 15 à 40 kilomètres par jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes montagnes du pays. Je crois qu'il a dû se développer dans le genou une douleur arthritique causée par la fatigue, et les chaud et froid. En effet, cela a débuté par un coup de marteau (pour ainsi dire) sous la rotule, léger coup qui me frappait à chaque minute ; grande sécheresse de l'articulation et rétraction du nerf de la cuisse. Vint ensuite le gonflement des veines tout autour du genou qui faisait croire à des varices. Je marchais et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais, croyant à un simple coup d'air. Puis la douleur dans l'intérieur du genou a augmenté. C'était, à chaque pas, comme un clou enfoncé de côté. - Je marchais toujours, quoique avec plus de peine; je montais surtout à cheval et descendais chaque fois presque estropié. - Puis le dessus du genou a gonflé, la rotule s'est empâtée, le jarret aussi s'est trouvé pris, la circulation devenait pénible, et la douleur secouait les nerfs jusqu'à la cheville et jusqu'aux reins. -Je ne marchais plus qu'en boitant fortement et me trouvais toujours plus mal, mais j'avais toujours beaucoup à travailler, forcément. - J'ai commencé alors à tenir ma jambe bandée du haut en bas, à frictionner, baigner, etc., sans résultat. Cependant, l'appétit se perdait. Une insomnie opiniâtre commençait. Je faiblissais et maigrissais beaucoup. - Vers le 15 mars, je me décidai à me coucher, au moins à garder la position horizontale. Je disposai un lit entre ma caisse, mes écritures et une fenêtre d'où je pouvais surveiller mes balances au fond de la cour, et je payai du monde de plus pour faire marcher le travail, restant moi-même étendu, au moins de la jambe malade. Mais, jour par jour, le gonflement du genou le faisait ressembler à une boule, j'observai que la face interne de la tête du tibia était beaucoup plus grosse qu'à l'autre jambe: la rotule devenait immobile, noyée dans l'excrétion qui produisait le gonflement du genou, et que je vis avec terreur devenir en quelques jours dure comme de l'os : à ce moment, toute la jambe devint raide, complètement raide, en huit jours, je ne pouvais plus aller aux lieux qu'en me traînant. Cependant la jambe et le haut de la cuisse maigrissaient toujours, le genou et le jarret gonflant, se pétrifiant, ou plutôt s'ossifant, et l'affaiblissement physique et moral empirant.
Fin mars, je résolus de partir. En quelques jours, je liquidai tout à perte. Et, comme la raideur et la douleur m'interdisaient l'usage du mulet ou même du chameau, je me fis faire une civière couverte d'un rideau, que seize hommes transportèrent à Zeilah en une quinzaine de jours. Le second jour du voyage, m'étant avancé loin de la caravane, je fus surpris dans un endroit désert par une pluie sous laquelle je restai étendu seize heures sous l'eau, sans abri et sans possibilité de me mouvoir. Cela me fit beaucoup de mal. En route, je ne pus jamais me lever de ma civière, on étendait la tente au-dessus de moi à l'en droit même où on me déposait et, creusant un trou de mes mains près du bord de la civière, j'arrivais difficilement à me mettre un peu de côté pour aller à la selle sur ce trou que je comblais de terre. Le matin, on enlevait la tente au-dessus de moi, et on m'enlevait. J'arrivai à Zeilah, éreinté, paralysé. Je ne m'y reposai que quatre heures, un vapeur partait pour Aden. Jeté sur le pont sur mon matelas (il a fallu me hisser à bord dans ma civière !) il me fallut souffrir trois jours de mer sans manger. À Aden, nouvelle descente en civière. Je passai ensuite quelques jours chez M. Tian pour régler nos affaires et partis à l'hôpital où le médecin anglais, après quinze jours, me conseilla de filer en Europe.
Ma conviction est que cette douleur dans l'articulation, si elle avait été soignée dès les premiers jours, se serait calmée facilement et n'aurait pas eu de suites. Mais j'étais dans l'ignorance de cela. C'est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à marcher et travailler excessivement. Pourquoi au collège n'apprend-on pas de la médecine au moins le peu qu'il faudrait à chacun pour ne pas faire de pareilles bêtises ?
Si quelqu'un dans ce cas me consultait, je lui dirais : vous en êtes arrivé à ce point: mais ne vous laissez jamais amputer. Faites-vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu'on vous ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres de moins. Et cela, beaucoup l'ont fait ; et, si c'était à recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an comme un damné, que d'être amputé.
Voilà le beau résultat : je suis assis, et de temps en temps, je me lève et sautille une centaine de pas sur mes béquilles et je me rassois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Je ne puis, en marchant, détourner la tête de mon seul pied et du bout des béquilles. La tête et les épaules s'inclinent en avant, et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous, crainte qu'on ne vous renverse, pour vous casser la seconde patte. On ricane à vous voir sautiller. Rassis, vous avez les mains énervées et l'aisselle sciée, et la figure d'un idiot. Le désespoir vous reprend et vous restez assis comme un impotent complet, pleurnichant et attendant la nuit, qui rapportera l'insomnie perpétuelle et la matinée encore plus triste que la veille, etc., etc. La suite au prochain numéro.
Avec tous mes souhaits.
RBD.
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