Dessin de Paul Verlaine (1895) |
Charleville, 15 mai 1871
J'ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d'actualité :
Chant de guerre parisien
Le Printemps est évident, car
Du coeur des Propriétés vertes,
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes !
Ô Mai ! quels délirants culs-nus !
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !
Ils ont schako, sabre et tam-tam,
Non la vieille boîte à bougies,
Et des yoles qui n'ont jam, jam...
Fendent le lac aux eaux rougies !
Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !
Thiers et Picard sont des Éros,
Des enleveurs d'héliotropes ;
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leur tropes...
Ils sont familiers du Grand Truc !...
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait sont cillement aqueduc,
Et ses reniflements à poivre !
La grand'ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle...
Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements,
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !
A. Rimbaud.
- Voici de la prose sur l'avenir de la poésie.
-
Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. -
De la Grèce au mouvement romantique, - moyen âge, - il y a des lettrés,
des versificateurs. D'Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir
Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire
d'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le
grand.
-
On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin
Sot serait aujoud'hui aussi ignoré que le premier auteur d'Origines. -
Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !
Ni
plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur
le sujet que n'aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste,
libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a
le temps.
On
n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les critiques !
! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu
souvent l'oeuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur
?
Car
JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa
faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la
regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son
remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si
les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification
fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui,
depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence
borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
En
Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l'Action. Après, musique et
rimes sont jeux, délassements. L'étude de ce passé charme les curieux :
plusieurs s'éjouissent à renouveler ces antiquités : - c'est pour eux.
L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ;
les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait
par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, I'homme ne se
travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la
plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur,
créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !
La
première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre
connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, Il la tente,
l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple :
en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes
se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur
progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à
l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se
cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu'il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le
Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de
tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il
cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder
que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi,
de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade,
le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il
arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche,
plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par
perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans
son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront
d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où
l'autre s'est affaissé !
- la suite à six minutes
-Ici
j'intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une
oreille complaisante, et tout le monde sera charmé. - J'ai l'archet en
main, je commence :
Mes petites amoureuses
Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs
Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !
Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !
Un soir, tu me sacras poète,
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron ;
J'ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.
Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron,
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !
Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
Vos tétons laids !
Piétinez mes vieilles terrines
De sentiment ;
- Hop donc ! soyez-moi ballerines
Pour un moment !...
Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent
Tournez vos tours !
Et c'est pourtant pour ces éclanches
Que j'ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D'avoir aimé !
Fade amas d'étoiles ratées,
Comblez les coins !
- Vous crèverez en Dieu, bâtées
D'ignobles soins !
Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !
A.Rimbaud.
Voilà.
Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus
de 60 c. de port, - moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n'ai pas
tenu un seul rond de bronze ! - je vous livrerais encore mes Amants de
Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents
hexamètres ! - Je reprends :
Donc le poète est vraiment Voleur de feu.
Il est chargé de l'humanité, des animaux
même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce
qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme si c'est informe, il
donne de l'informe. Trouver une langue ;
-
Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel
viendra ! Il faut être académicien, - plus mort qu'un fossile, - pour
parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se
mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie !
-
Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons,
couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète
définirait la quantité d'inconnu s"éveillant en son temps dans l'âme
universelle : il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la
notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; - Toujours pleins du Nombre et de l'Harmonie ces
poèmes seront fait pour rester. - Au fond, ce serait encore un peu la
Poésie grecque. L'art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes
sont des citoyens. La Poésie ne rythmera plus l'action : elle sera en avant.
Ces
poètes seront ! Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand
elle vivra pour elle et par elle, l'homme, jusqu'ici abominable, - lui
ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera
de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? - Elle
trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ;
nous les prendrons, nous les comprendrons.
En attendant, demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande : - ce n'est pas cela !
Les
premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s'en rendre compte :
la culture de leurs âmes s'est commencée aux accidents : locomotives
abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. -
Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. -
Hugo, trop cabochard, a bien du Vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème. J'ai Les Châtiments sous main ; Stella
donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de
Lamennais, de Jehovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées.
Musset
est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et
prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées ! O ! les contes
et les proverbes fadasses ! O les Nuits ! O Rolla ! ô Namouna ! ô la Coupe !
tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français,
pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré
Rabelais, Voltaire, Jean La Fontaine, commenté par M. Taine !
Printanier, l'esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la
peinture à l'émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la
poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en
mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte
les cinq cents rimes dans le secret d'un carnet. A quinze ans, ces élans
de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent
déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept
même, tout collégien qui a le moyen fait le Rolla, écrit un Rolla !
Quelques-uns en meurent peut-être encore. Musset n'a rien su faire. Il y
avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux.
Français, panadif, traîné de l'estaminet au pupitre du collège, le beau
mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le
réveiller par nos abominations !
Les
seconds romantiques sont très voyants : Théophile Gauthier, Leconte de
Lisle, Théodore de Banville. Mais inspecter l'invisible et entendre
l'inouï étant autre chose que reprendre l'esprit des choses mortes,
Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu.
Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée
en lui est mesquine. Les inventions d'inconnu réclament des formes
nouvelles.
Rompus
aux formes vieilles : parmi les innocents, A. Renaud, - a fait son
Rolla, - L. Grandet, - a fait son Rolla ; - les gaulois et les Musset,
G. Lafenestre, Coran, C. L. Popelin, Soulary, L. Salles. Les écoliers,
Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L.
Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Des Essarts ; les journalistes, L.
Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ;
les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx et Sully-Prudhomme,
Coppée; -la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert
Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète.
- Voilà.
- Ainsi je travaille à me rendre voyant.
- Et finissons par un chant pieux.
Accroupissements
Bien tard, quand il se sent l'estomac écoeuré,
Le frère Milotus, un oeil à la lucarne
D'où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
Lui darde une migraine et fait son regard darne,
Déplace dans les draps son ventre de curé.
Il se démène sous sa couverture grise
Et descend, ses genoux à son ventre tremblant,
Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise ;
Car il lui faut, le poing à l'anse d'un pot blanc,
À ses reins largement retrousser sa chemise !
Or, il s'est accroupi, frileux, les doigts de pied
Repliés, grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papier ;
Et le nez du bonhomme où s'allume la laque
Renifle aux rayons, tel qu'un charnel polypier
........................................................
Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu,
Et ses chausses roussir, et s'éteindre sa pipe ;
Quelque chose comme un oiseau remue un peu
À son ventre serein comme un monceau de tripe !
Autour, dort un fouillis de meuble abrutis
Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ;
Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres
Qu'entr'ouvre un sommeil plein d'horribles appétits.
L'écoeurante chaleur gorge la chambre étroite ;
Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons.
Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
Et, parfois, en hoquets fort gravement bouffons
S'échappe, secouant son escabeau qui boite
..............................................................
Et le soir, aux rayons de lune, qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s'accroupit, sur un fond
De neige rose ainsi qu'une rose trémière...
Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.
Arthur Rimbaud
Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.
Au revoir.
A. Rimbaud.
Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
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