Ses
innombrables détracteurs, vrais et faux prêtres, plus
hypocrites que les sacerdoces de toutes les églises, faux
témoins de tous les temps, l’accusent d’être un
moyen d’évasion, de fuite devant la réalité,
comme si elle n’était pas la réalité
elle-même, son essence et son exaltation. Mais, incapables de
concevoir la réalité dans son ensemble et ses complexes
relations, ils ne la veulent voir que sous son aspect le plus
immédiat et le plus sordide. Ils n’aperçoivent que
l’adultère sans jamais éprouver l’amour, l’avion
de bombardement sans se souvenir d’Icare, le roman d’aventures
sans comprendre l’aspiration poétique permanente,
élémentaire et profonde qu’il a la vaine ambition de
satisfaire. Ils méprisent le rêve au profit de leur
réalité comme si le rêve n’était pas un
de ses aspects et le plus bouleversant, exaltent l’action aux
dépens de la méditation comme si la première
sans la seconde n’était pas un sport aussi insignifiant que
tout sport. Jadis, ils opposaient l’esprit à la matière,
leur dieu à l’homme ; aujourd’hui ils défendent
la matière contre l’esprit. En fait, c’est à
l’intuition qu’ils en ont au profit de la raison sans se souvenir
d’où jaillit cette raison.
Les
ennemis de la poésie ont eu de tout temps l’obsession de la
soumettre à leurs fins immédiates, de l’écraser
sous leur dieu ou, maintenant, de l’enchaîner au ban de la
nouvelle divinité brune ou « rouge » -
rouge-brun de sang séché – plus sanglante encore que
l’ancienne. Pour eux, la vie et la culture se résument en
utile et inutile, étant sous-entendu que l’utile prend la
forme d’une pioche maniée à leur bénéfice.
Pour eux, la poésie n’est que le luxe du riche, aristocrate
ou banquier, et si elle veut se rendre « utile »
à la masse, elle doit se résigner au sort des arts
« appliqués », « décoratifs »,
« ménagers », etc. D’instinct, ils
sentent cependant qu’elle est le point d’appui réclamé
par Archimède, et craignent que, soulevé, le monde ne
leur retombe sur la tête. De là, l’ambition de
l’avilir, de lui retirer tout efficacité, toute valeur
d’exaltation pour lui donner le rôle hypocritement consolant
d’une sœur de charité.
Mais
le poète n’a pas à entretenir chez autrui une
illusoire espérance humaine ou céleste, ni à
désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans
limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient
sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de
prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes
permanents. Le poète doit d’abord prendre conscience de sa
nature et de sa place dans le monde. Inventeur pour qui la découverte
n’est que le moyen d’atteindre une nouvelle découverte, il
doit combattre sans relâche les dieux paralysants acharnés
à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard
des puissances sociales et de la divinité qui se complètent
mutuellement. Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux
qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à
leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour
vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont
déjà constitués les serviteurs. Non, le poète
lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme
d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes
religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme
atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même
et de l’univers. Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre
la poésie au service d’une action politique, même
révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en
fait un révolu-tionnaire qui doit combattre sur tous les
terrains : celui de la poésie par les moyens propres à
celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais
confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la
confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser
d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.
Les
guerres comme celle que nous subissons ne sont possibles qu’à
la faveur d’une conjonction de toutes les forces de
régression et signifient, entre autre choses, un arrêt
de l’essor culturel mis en échec par ces forces de
régression que la culture menaçait. Ceci est trop
évident pour qu’il soit nécessaire d’insister. De
cette défaite momentanée de la culture découle
fatalement un triomphe de l’esprit de réaction, et, d’abord,
de l’obscurantisme religieux, couronnement nécessaire de
toutes les réac-tions. Il faudrait remonter très loin
dans l’histoire pour trouver une époque où Dieu, le
Tout-Puissant, la Provi-dence, etc., ont été aussi
fréquemment invoqués par les chefs d’Etat ou à
leur bénéfice. Churchill ne prononce presque aucun
discours sans s’assurer de sa protection, Roosevelt en fait autant,
de Gaulle se place sous l’égide de la croix de Lorraine,
Hitler invoque chaque jour la Providence et les métropolites
de toute espèce remercient, matin et soir, le Seigneur du
bienfait stalinien. Loin d’être de leur part une
manifestation insolite, leur attitude consacre un mouvement général
de régression en même temps qu’elle montre leur
panique. Pendant la guerre précédente, les curés
de France déclaraient solennellement que Dieu n’était
pas allemand, cependant que, de l’autre côté du Rhin,
leurs congénères réclamaient pour lui la
nationalité germanique et jamais les églises de France,
par exemple, n’ont connu autant de fidèles que depuis le
début des présentes hostilités.
D’où
vient cette renaissance du fidéisme ? D’abord du
désespoir engendré par la guerre et de la misère
générale : l’homme ne voit plus aucune issue sur
la terre à son horrible situation ou ne la voit pas encore et
cherche dans un ciel fabuleux une consolation de ses maux matériels
que la guerre a aggravés dans des proportions inouïes.
Cependant, à l’époque instable appelée paix,
les condi-tions matérielles de l’humanité, qui
avaient suscité la consolante illusion religieuse,
subsistaient bien qu’atté-nuées et réclamaient
impérieusement une satisfaction. La société
présidait à la lente dissolution du mythe religieux
sans rien pouvoir lui substituer hormis des saccharines civiques :
patrie ou chef.
Les
uns, devant ces ersatz, à la faveur de la guerre et des
conditions de son développement, restent désemparés,
sans autre ressource qu’un retour à la foi religieuse pure
et simple. Les autres, les estimant insuffisants ou désuets,
ont cherché soit à leur substituer de nouveaux produits
mythiques, soit à régénérer les anciens
mythes. D’où l’apothéose générale
dans le monde, d’une part du christianisme, de la patrie et du chef
d’autre part. Mais la patrie et le chef comme la religion, dont ils
sont à la fois frères et rivaux, n’ont plus de nos
jours de moyens de régner sur les esprits que par la
contrainte. Leur triomphe présent, fruit d’un réflexe
d’autruche, loin de signifier leur éclatante renaissance,
présage leur fin imminente.
Cette
résurrection de Dieu, de la patrie et du chef a été
aussi le résultat de l’extrême confusion des esprits
engendrée par la guerre et entretenue par ses bénéficiaires.
Par suite, la fermentation intellectuelle engendrée par cette
situation, dans la mesure où l’on s’abandonne au courant,
reste entièrement régressive, affectée d’un
coefficient négatif. Ses produits demeurent réactionnaires,
qu’ils soient « poésie » de propagande
fasciste ou anti-fasciste ou exaltation religieuse. Aphrodisiaques de
vieillard, ils ne rendent une vigueur fugitive à la société
que pour mieux la foudroyer. Ces « poètes »
ne participent en rien à la pensée créatrice des
révolutionnaires de l’An II ou de la Russie de 1917, par
exemple, ni de celle de mystiques ou hérétiques du
Moyen Age, puisqu’ils sont destinés à provoquer une
exaltation factice dans la masse, tandis que ces révolutionnaires
et mystiques étaient le produit d’une exaltation collective
réelle et profonde que traduisaient leurs paroles. Ils
exprimaient donc la pensée et l’espoir de tout un peuple
imbu du même mythe ou animé du même élan,
tandis que la « poésie » de propa-gande
tend à rendre un peu de vie à un mythe agonisant.
Cantiques civiques, ils ont la même vertu soporifique que leurs
patrons religieux dont ils héritent directement la fonction
conservatrice, car si la poésie mythique puis mystique crée
la divinité, le cantique exploite cette même divinité.
De même, le révolutionnaire de l’An II ou de 1917
créait la société nouvelle tandis que le
patriote et le stalinien d’aujourd’hui en profitent.
Confronter
les révolutionnaires de l’An II et de 1917 avec les
mystiques du Moyen Age n’équivaut nullement à les
situer sur le même plan, mais, en essayant de faire descendre
sur terre le paradis illusoire de la religion, les premiers ne sont
pas sans faire montre de processus psychologiques similaires à
ceux qu’on découvre chez les seconds. Encore faut-il
distinguer entre les mystiques qui tendent malgré eux à
la consolidation du mythe et préparent involontairement les
conditions qui amèneront sa réduction au dogme
religieux et les hérétiques dont le rôle
intellectuel et social est toujours révolutionnaire puisqu’il
remet en question les principes sur lesquels s’appuie le mythe pour
se momifier dans le dogme. En effet, si le mystique orthodoxe (mais
peut-on parler de mystique orthodoxe ?) traduit un certain
conformisme relatif, l’hérétique en échange
exprime une opposition à la société où il
vit. Seuls les prêtres sont donc à considérer du
même œil que les tenants actuels de la patrie et du chef, car
ils ont la même fonction parasitaire au regard du mythe.
Je
ne veux pour exemple de ce qui précède qu’une petite
brochure parue récemment à Rio de Janeiro :
L’Honneur des poètes, qui comporte un choix de poèmes
publiés clandes-tinement à Paris pendant l’occupation
nazie. Pas un de ces « poèmes » ne
dépasse le niveau lyrique de la publicité
pharmaceutique et ce n’est pas un hasard si leurs auteurs ont cru
devoir, en leur immense majorité, revenir à la rime et
à l’alexandrin classiques. La forme et le contenu gardent
nécessairement entre eux un rapport des plus étroits
et, dans ces « vers », réagissent l’un
sur l’autre dans une course éperdue à la pire
réaction. Il est en effet significatif que la plupart de ces
textes associent étroitement le christianisme et le
nationalisme comme s’ils voulaient démontrer que dogme
religieux et dogme nationaliste ont une commune origine et une
fonction sociale identique. Le titre même de la brochure,
L’Honneur des poètes, considéré en
regard de son contenu, prend un sens étranger à toute
poésie. En définitive, l’honneur de ces « poètes »
consiste à cesser d’être des poètes pour
devenir des agents de publicité.
Chez
Loÿs Masson l’alliage religion-nationalisme comporte une
proportion plus grande de fidéisme que de patriotisme. En
fait, il se limite à broder sur le catéchisme :
Christ, donne à ma prière de puiser force
aux
racines profondes
Donne-moi
de mériter cette lumière
de
ma femme à mes côtés
Que
j’aille sans faiblir vers ce peuple
des
geôles
Qu’elle
baigne comme Marie de ses
cheveux.
Je
sais que derrière les collines ton pas
large
avance.
J’entends Joseph d’Arimathie froisser
les
blés pâmés sur le Tombeau
et
la vigne chanter entre les bras rompus
du
larron en croix.
Je
te vois : Comme il a touché le saule
et
la pervenche
le
printemps se pose sur les épines de la
couronne.
Elles
flambent :
Brandons
de délivrance, brandons
voyageurs
ah !
qu’ils passent à travers nous et qu’ils
nous
consument
si
c’est sur le chemin vers les prisons.
Le
dosage est plus égal chez Pierre Emmanuel :
O France robe sans couture de la foi
souillée
par les pieds transfuges et les
crachats
O
robe de suave haleine que déchire
la
voix tendre férocement des insulteurs
O
robe du plus pur lin de l’espérance
Tu
es toujours l’unique vêtement de ceux
qui
connaissent le prix d’être nus devant
Dieu…
Habitué
aux amens et à l’encensoir stalinien, Aragon ne réussit
cependant pas aussi bien que les précédents à
allier Dieu et la patrie. Il ne retrouve le premier, si j’ose dire,
que par la tangente et n’obtient qu’un texte à faire pâlir
d’envie l’auteur de la rengaine radiophonique française :
« Un meuble signé Lévitan est garanti pour
longtemps. »
Il est un temps pour la souffrance
Quand
Jeanne vint à Vaucouleurs
Ah !
Coupez en morceaux la France
Le
jour avait cette pâleur
Je
reste roi de mes douleurs.
Mais
c’est à Paul Eluard qui, de tous les auteurs de cette
brochure, seul fut poète, qu’on doit la litanie civique la
plus achevée :
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur
ses oreilles dressées
Sur
sa patte maladroite
J’écris
ton nom
Sur
le tremplin de ma porte
Sur
les objets familiers
Sur
le flot du feu béni
J’écris
ton nom…
Il
y a lieu de remarquer incidemment ici que la forme litanique affleure
dans la majorité de ces « poèmes »,
sans doute à cause de l’idée de poésie et de
lamentation qu’elle implique et du goût pervers du malheur
que la litanie chrétienne tend à exalter en vue de
mériter les félicités célestes. Même
Aragon et Eluard, jadis athées, se croient tenus, l’un,
d’évoquer dans ses productions les « saints et
les prophètes », le « tombeau de
Lazare » et l’autre de recourir à la litanie,
sans doute pour obéir au fameux mot d’ordre « les
curés avec nous ».
En
réalité, tous les auteurs de cette brochure partent
sans l’avouer ni se l’avouer d’une erreur de Guillaume
Apollinaire et l’aggravent encore. Apollinaire avait voulu
considérer la guerre comme un sujet poétique. Mais si
la guerre, en tant que combat et dégagée de tout esprit
nationaliste, peut à la rigueur demeurer un sujet poétique,
il n’en est pas de même d’un mot d’ordre nationaliste, la
nation en question fût-elle, comme la France, sauvagement
opprimée par les nazis. L’expulsion de l’oppresseur et la
propagande en ce sens sont du ressort de l’action politique,
sociale ou militaire, selon qu’on envisage cette expulsion d’une
manière ou d’une autre. En tout cas, la poésie n’a
pas à intervenir dans le débat autrement que par son
action propre, par sa signification culturelle même, quitte aux
poètes à participer en tant que révolutionnaires
à la déroute de l’adversaire nazi par des méthodes
révolutionnaires, sans jamais oublier que cette oppression
correspondait au vœu, avoué ou non, de tous les ennemis –
nationaux d’abord, étrangers ensuite – de la poésie
com-prise comme libération totale de l’esprit humain car,
pour paraphraser Marx, la poésie n’a pas de patrie
puisqu’elle est de tous les temps et de tous les lieux.
Il
y aurait encore beaucoup à dire de la liberté si
souvent évoquée dans ces pages. D’abord, de quelle
liberté s’agit-il ? De la liberté pour un petit
nombre de pressurer l’ensemble de la population ou de la liberté
pour cette population de mettre à la raison ce petit nombre de
privi-légiés ? De la liberté pour les
croyants d’imposer leur dieu et leur morale à la société
tout entière ou de la liberté pour cette société
de rejeter Dieu, sa philosophie et sa morale ? La liberté
est comme « un appel d’air », disait André
Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d’air doit
d’abord emporter tous les miasmes du passé qui infestent
cette brochure. Tant que les fantômes malveillants de la
religion et de la patrie heurteront l’aire sociale et
intellectuelle sous quelque déguisement qu’ils emprun-tent,
aucune liberté ne sera concevable : leur expulsion
préalable est une des conditions capitales de l’avènement
de la liberté. Tout « poème » qui
exalte une « liberté » volontairement
indéfinie, quand elle n’est pas décorée
d’attributs religieux ou nationalistes, cesse d’abord d’être
un poème et, par suite, constitue un obstacle à la
libération totale de l’homme, car il le trompe en lui
montrant une « liberté » qui dissimule
de nouvelles chaînes. Par contre, de tout poème
authentique s’échappe un souffle de liberté
entière et agissante, même si cette liberté n’est
pas évoquée sous son aspect politique ou social, et,
par là, contribue à la libération effective de
l’homme.
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