Les Chants de Maldoror - Jacques Houplain (1947) |
Voici la folle qui passe en dansant, tandis qu'elle se rappelle
vaguement quelque chose. Les enfants la poursuivent à coups de pierres,
comme si c'était un merle. Elle brandit un bâton et fait mine de les
poursuivre, puis reprend sa course. Elle a laissé un soulier en chemin,
et ne s'en aperçoit pas. De longues pattes d'araignée circulent sur sa
nuque; ce ne sont autre chose que ses
cheveux. Son visage ne ressemble plus au visage humain, et elle lance
des éclats de rire comme l'hyène. Elle laisse échapper des lambeaux de
phrase dans lesquels, en les recousant, très-peu trouveraient une
signification claire. Sa robe, percée en plus d'un endroit, exécute des
mouvements saccadés autour de ses jambes osseuses et pleines de boue.
Elle va devant soi, comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa
jeunesse, ses illusions et son bonheur passé, qu'elle revoit à travers
les brumes d'une intelligence détruite, par le tourbillon des facultés
inconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives; sa
démarche est ignoble, et son haleine respire l'eau-de-vie. Si les hommes
étaient heureux sur cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner.
La folle ne fait aucun reproche, elle est trop fière pour se plaindre,
et mourra, sans avoir révélé son secret à ceux qui s'intéressent à elle,
mais auxquels elle a défendu de ne jamais lui adresser la parole. Les
enfants la poursuivent, à coups de pierres, comme si c'était un merle.
Elle a laissé tomber de son sein un rouleau de papier. Un inconnu le
ramasse, s'enferme chez lui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui
contenait ce qui suit: "Après bien des années stériles, la providence
m'envoya une fille. Pendant trois jours, je m'agenouillai dans les
églises, et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avait enfin
exaucé mes voeux. Je nourrissais de mon propre lait celle qui était
plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement, douée de toutes
les qualités de l'âme et du corps. Elle me disait: "Je voudrais avoir
une petite soeur pour m'amuser avec elle; recommande au bon Dieu de m'en
envoyer une; et, pour le récompenser, j'entrelacerai, pour lui, une
guirlande de violettes, de menthes et de géraniums." Pour toute réponse,
je l'enlevais sur mon sein et l'embrassais avec amour. Elle savait déjà
s'intéresser aux animaux, et me demandait pourquoi l'hirondelle se
contente de raser de l'aile les chaumières humaines, sans oser y
rentrer. Mais moi je mettais un doigt sur ma bouche, comme pour lui dire
de garder le silence sur cette grave question, dont je ne voulais pas
encore lui faire comprendre les éléments, afin de ne pas frapper, par
une sensation excessive, son imagination enfantine; et, je m'empressais
de détourner la conversation de ce sujet, pénible à traiter pour tout
être appartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur les
autres animaux de la création. Quand elle me parlait des tombes du
cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette atmosphère les
agréables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de la
contredire; mais, je lui disais que c'était la ville des oiseaux, que,
là, ils chantaient depuis l'aurore jusqu'au crépuscule du soir, et que
les tombes étaient leurs nids, où ils couchaient la nuit avec leur
famille, en soulevant le marbre. Tous les mignons vêtements qui la
couvraient, c'est moi qui les avais cousus, ainsi que les dentelles, aux
milles arabesques, que je réservais pour le dimanche. L'hiver, elle
avait sa place légitime autour de la grande cheminée; car elle se
croyait une personne sérieuse, et, pendant l'été, la prairie
reconnaissait la suave pression de ses pas, quand elle s'aventurait,
avec son filet de soie, attaché au bout d'un jonc, après les colibris,
pleins d'indépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. "Que
fais-tu petite vagabonde, quand la soupe t'attend depuis une heure, avec
la cuillère qui s'impatiente?" Mais elle s'écriait, en me sautant au
cou, qu'elle n'y reviendrait plus. Le lendemain, elle s'échappait de
nouveau, à travers les marguerites et les résédas; parmi les rayons du
soleil et le vol tournoyant des insectes éphémères; ne connaissant que
la coupe prismatique de la vie., pas encore le fiel; heureuse d'être
plus grande que la mésange; se moquant de la fauvette, qui ne chante pas
si bien que le rossignol; tirant sournoisement la langue au vilain
corbeau, qui la regardait paternellement; et gracieuse comme un jeune
chat. Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence; le temps
s'approchait, où elle devait, d'une manière inattendue, faire ses adieux
aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours la compagnie des
tourterelles, des gelinottes et des verdiers, les babillements de la
tulipe et de l'anémone, les conseils des herbes du marécage, l'esprit
incisif des grenouilles, et la fraîcheur des ruisseaux. On me raconta ce
qui c'était passé, car, moi, je n'étais pas présente à l'événement qui
eut pour conséquence la mort de ma fille. Si je l'avais été, j'aurais
défendu cet ange au prix de mon sang... Maldoror passait avec son
bouledogue; il voit une jeune fille qui dort à l'ombre d'un platane, et
il la prit d'abord pour une rose. On ne peut dire qui s'éleva le plus
tôt dans son esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en
fut la suite. Il se déshabille rapidement, comme un homme qui sait ce
qu'il va faire. Nu comme une pierre, il s'est jeté sur le corps de la
jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un attentat à la
pudeur... à la clarté du soleil! Il ne se gênera pas, allez!...
N'insistons pas sur cette action impure. L'esprit mécontent, il se
rhabille avec précipitation, jette un regard être prudence sur la route
poudreuse, où personne ne chemine, et ordonne au bouledogue d'étrangler
avec le mouvement de ses mâchoires, la jeune fille ensanglantée. Il
indique au chien de la montagne la place où respire et hurle la victime
souffrante, et se retire à l'écart, pour ne pas être témoin de la
rentrée des dents pointues dans les veines roses. L'accomplissement de
cet ordre put paraître sévère au bouledogue. Il crut qu'on lui demanda
ce qui avait été déjà fait, et se contenta, ce loup, au mufle
monstrueux, de violer à son tour la virginité de cette enfant délicate.
De son ventre déchiré, le sang coule de nouveau le long de ses jambes, à
travers la prairie. Ses gémissements se joignent aux pleurs de
l'animal. La jeune fille lui présente la croix d'or qui ornait son cou,
afin qu'il l'épargne; elle n'avait pas osé la présenter aux yeux
farouches de celui qui, d'abord, avait eu la pensée de profiter de la
faiblesse de son âge. Mais le chien n'ignorait pas que, s'il
désobéissait à son maître, un couteau lancé de dessous une manche,
ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare. Maldoror (comme
ce nom répugne à prononcer!) entendait les agonies de la douleur, et
s'étonnait que la victime eût la vie si dure, pour ne pas être encore
morte. Il s'approche de l'autel sacrificatoire, et voit la conduite de
son bouledogue, livré à de bas penchants, et qui élevait sa tête
au-dessus de la jeune fille, comme un naufragé élève la sienne,
au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne un coup de pied et lui
fend un oeil. Le bouledogue, en colère, s'enfuit dans la campagne,
entraînant après lui, pendant un espace de route qui est toujours trop
long, pour si court qu'il fût, le corps de la jeune fille suspendue, qui
n'a été dégagée que grâce aux mouvements saccadés de la fuite; il
craint d'attaquer son maître, qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de
sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à
divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cet hydre d'acier; et,
muni d'un pareil scalpel, voyant que le gazon n'avait pas encore disparu
sous la couleur de tant de sang versé, s'apprête, sans pâlir, à
fouiller courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou
élargi, il retire successivement les organes intérieurs; les boyaux, les
poumons, le foie et enfin le coeur lui-même sont arrachés de leurs
fondements et entraînés à la lumière du jour, par l'ouverture
épouvantable. Le sacrificateur s'aperçoit que la jeune fille, poulet
vidé, est morte depuis longtemps; il cesse la persévérance croissante de
ses ravages, et laisse le cadavre redormir à l'ombre du platane. On
ramassa le canif, abandonné à quelques pas. Un berger témoin du crime,
dont on n'avait pas découvert l'auteur, ne le raconta que longtemps
après, quand il se fut assuré que le criminel avait gagné en sûreté les
frontières, et qu'il n'avait plus à redouter la vengeance certaine
proférée contre lui, en cas de révélation. Je plaignis l'insensé qui
avait commis ce forfait, que le législateur n'avait pas prévu, et qui
n'avait pas eu de précédents. Je le plaignis, parce qu'il est probable
qu'il n'avait pas gardé l'usage de la raison, quand il mania le poignard
à la lame quatre fois triple, labourant de fond en comble, les parois
des viscères. Je le plaignis, parce que, s'il n'était pas fou, sa
conduite honteuse devait couver une haine bien grande contre ses
semblables, pour s'acharner ainsi sur les chairs et les artères d'un
enfant inoffensif, qui fut ma fille. J'assistai à l'enterrement de ces
décombres humains, avec une résignation muette; et chaque jour je viens
prier sur une tombe." A la fin de cette lecture, l'inconnu ne peut plus
garder ses forces, et s'évanouit. Il reprend ses sens, et brûle le
manuscrit. Il avait oublié ce souvenir de sa jeunesse (l'habitude
émousse la mémoire!); et après vingt ans d'absence, il revenait dans ce
pays fatal. Il n'achètera pas de bouledogue!... Il ne conversera pas
avec les bergers!... Il n'ira pas dormir à l'ombre des platanes!... Les
enfants la poursuivent à coups de pierre, comme si c'était un merle.
Isidore Ducasse
Comte de Lautréamont
Comte de Lautréamont
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