Le bruit et la fureur - William Faulkner

Les golfeurs - Dorothée Walter

A travers la barrière, entre les vrilles des fleurs, je pouvais les voir frapper. Ils s’avançaient vers le drapeau, et je les suivais le long de la barrière. Luster cherchait quelque chose dans l’herbe, près de l’arbre à fleurs. Ils ont enlevé le drapeau et ils ont frappé. Et puis ils ont remis le drapeau et ils sont allés vers le terre-plein, et puis il a frappé, et l’autre a frappé aussi. Et puis, ils se sont éloignés et j’ai longé la barrière. Luster a quitté l’arbre à fleurs et nous avons suivi la barrière, et ils se sont arrêtés, et nous nous sommes arrêtés aussi, et j’ai regardé à travers la barrière pendant que Luster cherchait dans l’herbe.
— Ici, caddie ». Il a frappé. Ils ont traversé la prairie. Cramponné à la barrière, je les ai regardés s’éloigner.
— Écoutez-moi ça, dit Luster. A-t-on idée de se conduire comme ça, à trente-trois ans! Quand je me suis donné la peine d’aller jusqu’à la ville pour vous acheter ce gâteau. Quand vous aurez fini de geindre. Vous n’ pourriez pas m’aider à trouver ces vingt-cinq cents pour que je puisse aller voir les forains, ce soir?
Ils frappaient un peu, là-bas, dans la prairie. Je me suis dirigé vers le drapeau, le long de la barrière. Il claquait sur l’herbe brillante et sur les arbres.
— Venez, dit Luster.  Nous avons assez cherché ici. Ils  ne vont pas revenir tout de suite. Descendons au ruisseau pour trouver cette pièce avant que les nègres mettent la main dessus.
Il était rouge, et il claquait sur la prairie, et puis, un  oiseau s’est approché, en diagonale, et est resté perché  dessus. Luster a lancé. Le drapeau a claqué sur l’herbe brillante et sur les arbres. Je me cramponnais à la barrière.
— Quand vous aurez fini de geindre, dit Luster. J’ peux pas les faire revenir de force, hein? Si vous ne vous taisez pas, mammy n’ fêtera pas votre anniversaire. Si vous ne vous taisez pas, savez-vous ce que je ferai? J’ mangerai tout le gâteau. J’ mangerai les bougies aussi. J’ mangerai les trente-trois bougies. Venez, descendons au ruisseau. Faut que je trouve mon argent. Peut-être que nous trouverons une de leurs balles. Tenez, regardez, les voilà! Là-bas, au loin.» Il s’approcha de la barrière et montra avec son bras « Vous voyez. Ils n’ reviennent plus par ici. Venez. »
Nous avons longé la barrière et nous sommes arrivés à la clôture du jardin, là où se trouvaient les ombres. Mon ombre, sur la clôture, était plus grande que celle de Luster. Nous sommes arrivés à l’endroit cassé et nous avons passé à travers.
— Attendez une minute, dit Luster. Vous v’là encore accroché à ce clou. Vous n’ pouvez donc jamais passer par ici sans vous accrocher à ce clou?
Caddy m’a décroché et nous nous sommes faufilés par le trou. L’oncle Maury a dit qu’il ne fallait pas qu’on nous voie, aussi, nous ferons bien de nous baisser, dit Caddy. Baisse-toi, Benjy. Comme ça, tu vois? Nous nous sommes baissés et nous avons traversé le jardin où les fleurs grattaient et bruissaient contre nous. Le sol était dur. Nous avons grimpé par-dessus la barrière, là où les cochons grognaient et reniflaient. Je pense que c’est qu’ils ont de la peine, parce qu’on en a tué un aujourd’hui, dit Caddy. Le sol était dur, avec des mottes, des nœuds.
Garde tes mains dans tes poches, dit Caddy. Sans ça elles gèleraient. Tu ne voudrais pas avoir les mains gelées pour Noël, je suppose.
— Il fait trop froid dehors, dit Versh. Vous ne voulez pas sortir, voyons.
— Qu’est-ce qu’il a encore? dit maman.
— Il veut sortir, dit Versh.
— Laisse-le faire, dit l’oncle Maury.
— Il fait trop froid, dit maman. Il vaut mieux qu’il reste ici. Allons, Benjamin, tais-toi.
— Ça ne lui fera pas de mal, dit l’oncle Maury.
— Benjamin, voyons, dit maman, si tu ne te tiens pas comme il faut, je t’envoie à la cuisine.
— Mammy dit qu’elle ne le veut pas dans la cuisine aujourd’hui, dit Versh. Elle dit qu’elle a trop de choses à faire cuire.
— Laisse-le sortir, Caroline, dit l’oncle Maury. Tu te rendras malade à te tourmenter comme ça.
— Je le sais, dit maman. C’est le châtiment du bon Dieu. Parfois, je me demande.
— Je sais, je sais, dit l’oncle Maury. Il ne faut pas te laisser abattre. Je vais te préparer un toddy.
— Ça ne fera que m’agiter davantage, dit maman. Tu le sais bien.
— Tu te sentiras mieux après, dit l’oncle Maury. Couvre-le bien, petit, et mène-le dehors un moment.
L’oncle Maury est parti. Versh est parti.
— Tais-toi, je t’en prie, dit maman. On va te faire sortir le plus vite possible. Je ne veux pas que tu tombes malade.
Versh m’a mis mes caoutchoucs et mon pardessus, et nous avons pris ma casquette et nous sommes sortis. L’oncle Maury rangeait la bouteille dans le buffet de la salle à manger.
— Promène-le environ une demi-heure, dit l’oncle Maury, mais ne le laisse pas sortir de la cour.
— Bien m’sieur, dit Versh. Nous ne le laissons jamais sortir.
Nous sommes allés dehors. Le soleil était froid et brillant.
— Où donc que vous allez? dit Versh. Vous ne pensez pas que nous allons en ville? » Nous marchions dans les feuilles bruissantes. La grille était froide. « Vous feriez mieux de garder vos mains dans vos poches, dit Versh. Vous allez les geler sur cette grille. Et alors, qu’est-ce que vous ferez? Pourquoi que vous ne les attendez pas dans la maison? » Il a mis mes mains dans mes poches. Je pouvais l’entendre remuer dans les feuilles. Je pouvais sentir l’odeur du froid. La grille était froide.
— Tiens, v’là des noix. Chic! Grimpez à L’arbre. Regardez cet écureuil, Benjy.
Je ne pouvais pas sentir la grille du tout, mais je sentais l’odeur du froid brillant.
— Vous feriez mieux de garder vos mains dans vos poches.
Caddy marchait. Et puis elle s’est mise à courir. Son cartable sautait et dansait derrière elle.
— Bonjour, Benjy », dit Caddy. Elle a ouvert grille et elle est entrée, et elle s’est baissée. Caddy sentait comme les feuilles. « Tu es venu à ma rencontre, dit-elle. Tu es venu attendre Caddy? Pourquoi l’as-tu laissé se geler les mains comme ça, Versh ? »
— J’ lui ai dit de les mettre dans ses poches, dit Versh. Mais, à se cramponner comme ça à cette grille !
— Tu es venu attendre Caddy? dit-elle en me frottant les mains. Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que tu essaies de lui dire, à Caddy? » Caddy sentait comme les arbres, et comme lorsqu’elle dit que nous dormions.
Pourquoi que vous geignez comme ça, dit Luster. Vous les reverrez quand nous arriverons au ruisseau. Tenez, voilà un datura. Il m’a donné la fleur. Nous avons passé à travers la clôture, dans le champ.
— Qu’est-ce qu’il y a? dit Caddy. Qu’est-ce que tu essaies de lui dire à Caddy? C’est eux qui l’ont fait sortir, Versh?
— On n’ pouvait pas le tenir à la maison, dit Versh. Il n’a pas eu de cesse qu’on n’ l’ait mis dehors. Et il est venu tout droit ici, regarder par la grille.
— Qu’est-ce qu’il y a? dit Caddy. Tu croyais peut-être que ça serait Noël quand je rentrerais de l’école. C’est ça que tu croyais? Noël, c’est après-demain. Le Père Noël, Benjy, le Père Noël! Viens, courons jusqu’à la maison pour nous réchauffer. » Elle m’a pris par la main et nous avons couru dans le bruissement des feuilles brillantes. Nous avons monté les marches en courant; et nous sommes entrés du froid brillant dans le froid noir.

Traduction : Maurice-Edgar Coindreau

La poésie du futurisme, c’est la poésie de la ville, de la ville contemporaine... - Vladimir Maïakovski

Plan et vue en perspective de la ville contemporaine de Le Corbusier.

La poésie du futurisme, c’est la poésie de la ville, de la ville contemporaine. La ville a enrichi nos expériences et nos impressions d’éléments nouveaux qu’ignoraient les poètes du passé. Nous, citadins, nous ignorons les forêts, les champs et les fleurs, nous ne connaissons que les tunnels des rues avec leurs mouvements, leur bruit grondant, leurs lueurs fugitives, leur éternel va et vient. Le mot ne doit pas décrire, mais exprimer par lui-même. Le mot a son parfum, sa couleur, son âme. Or le rythme de la vie a changé. Tout a acquis une rapidité fulgurante comme sur les bandes du cinématographe. Les rythmes lents, calmes, réguliers de l’ancienne poésie ne correspondent plus au psychisme du citadin d’aujourd’hui. La fièvre, voilà ce qui symbolise le mouvement de la vie contemporaine. Dans la ville, il n’y a pas de lignes régulières, arrondies, mesurées. Les angles, les ruptures, les zigzags, voilà ce qui caractérise le tableau de la ville. Dans le domaine du langage, ce sera la rudesse du ton parlé, des sonorités grinçantes ou rauques, les images brutales, aiguës comme des cure-dents.

MICHEL LEIRIS - Michel Leiris

Michel Leiris par Marc Trivier


Il y avait un temps où je dormais à l’ombre de ces caractères. Le vent les faisait se balancer gravement et je les croyais très hauts :
M, comme la mer qui s’étend jusqu’aux montagnes marmoréennes de la mort, de minuit à midi ;
I, comme les idées, itinéraire d’Icare, l’irréel qui s’imite; I, comme les ides de Mars fatales à l’imperator ; I, I, I, I, I, comme un rire en forme de chiffre 1, figure primordiale tirée de l’abîme de M.
Quant à C, c’est le cadastre, le plan que fera respecter la douce hache qui précède l’aile, le CHEL qui sonne comme la période préhistorique chelléenne, le CHEL mou (contraction de cheptel), qui commence comme la chute – ou le chut qui impose silence – après la mie qui est le coeur du pain pour parachever le mot
MICHEL
qui, si je lui tranche l’L, devient le nom maintenant trivial de ces petits pains en forme de sexe féminin, qui figuraient autrefois dans les cérémonies de certains cultes érotiques.
Et je trouve ce premier mot grotesque.
MICHEL,
c’est un nom d’homme gras, aux joues lourdes. C’est le nom d’un buveur de bière qui tient sur ses genoux et tripote à pleines mains de grosses commères de kermesses flamandes. C’est un nom de capon, un nom mou, sans consonne dure, sans rien qui roule ou qui se déclenche comme une volée de pierres.
MICHEL
quel beau portrait de roi gâteux ou ladre ! Pour sceptre légume à la main, ou bien un cierge obscène ! Mais chut ! voici qu’une dalle se lève, juste sous les pieds de notre roi. Le trône se fend comme une chaise percée, le roi tombe les quatre fers en l’air et pète comme le roi Dagobert, la dalle se soulève, elle monte... Puisse-t-elle à jamais écraser cet idiot à couronne ! Non, elle ne l’écrase pas, mais, un par un , six spectres sont sortis de la fosse, six spectres et je les vois se ranger devant moi.
Un L comme le mot lourd et comme le mot léger. Il y a long et large. Il y a le mot lueur aussi, et le mot larme. Lumière livide et légitime orgueil. Lame de l’épée des nues. Limite de ma langue. Luxe et l’âme de ma loi. Mais c’est un leurre liquide, une luxure encore, une lâcheté. Commence, lettre, le mot plus dur : LEIRIS, qui est la carapace dans laquelle j’enferme mon orgueil, le château-fort et l’armure étincelante derrière lesquelles je masque ma faiblesse ; éclate comme un cri de trompette, ô mon nom ! pour effondrer les murs méchants.
A coups de pierres, à coups de pierre ! Je me défendrai à coups de pierre. Mes mots ce sont les pierres, triste balistique de ma voix !
Mais il y a un E aussi, 2 I, un S, un R...
Un E, c’est le seul oeuf, le noeud qui me retient au monde, espoir de voir un jour un peu de neuf crever la coquille, la conque où je dépose ce que je sais, réceptacle ETERNEL, (ce mot contient trois E, mon nom n’en a que deux : où trouver le troisième ?), éternel comme épée.
Les I, ce sont deux fins piliers. En passant sur la langue, ils déposent une piste minérale. J’aime à goûter leur froidure. Ils forment comme un porche dans lequel s’engouffre l’R, et au pied du second d’entre eux dort le traître SERPENT, le reptile sournois et silencieux qui termine mon nom, celui qui chaque jour me damne.
Un beau nom, somme toute, LEIRIS, et qui contrebalance bien l’ordurier MICHEL. C’est un peu le pot de fer, tout près du pot de terre.
MICHEL, ce nom je voudrais le clouer au fronton d’un bordel. Ce nom courbe, ce nom veule ferait bien à la porte de l’antre des literies et des odeurs d’amour et de toilette. Mais l’autre nom, celui dans lequel je vois circuler les mineurs qui me déchirent, je voudrais en faire une fronde, une catapulte ou bien un édifice mort, mais vaste et rigide, un monument qui pourrait être l’aliment de ma fierté.
MICHEL LEIRIS.
Je suis bien avancé maintenant. Pourquoi cette signature ? Assez de ces lamentations grotesques.
Quant ce qui, le jour, s’appelle « fantôme », la nuit se personnalise, disais-je, mon nom s’inscrit sur le revers de mes paupières.

L’aventure extraordinaire arrivée à Vladimir Maïakovski un été, à la campagne (à Pouchkino, Mont Akoulov, datcha Roumiantsev, à 27 verstes de la gare de Iaroslav).





















De cent quarante soleils flambait le couchant,
l’été roulait vers juillet,
c’était la canicule
et la canicule faisait la planche.
C’était comme ça, à la datcha.
La petite colline de Pouchkino
poussait la bosse du mont Akoulov
et en bas de la colline
il y avait un village
qui penchait l’écorce de ses toits.
Et derrière le village
il y avait un trou
et dans le trou – parfaitement
à chaque fois
lentement et sûrement
descendait le soleil,
pour le lendemain
à nouveau
inonder le monde de rouge.
Et, jour après jour,
cela commençait
sérieusement
à m’énerver.
Si bien qu’une fois, furieux,
au point que tout autour a pâli,
je me suis à crier
à la cantonade, vers le soleil :
« Descends donc !
Suffit de traîner dans ta fournaise ! »
J’ai crié au soleil :
« Parasite !
Tu te la coules douce dans tes nuages,
pendant que moi – hiver comme été,
je m’échine sur les affiches Rosta ! »
J’ai crié au soleil :
« Attends !
écoute, front d’or,
si au lieu
de traîner sans rien faire
tu venais
prendre le thé chez moi ? »
Qu’est-ce que j’avais fait !
j’étais perdu !
Vers chez moi
de son plein gré,
et du large pas de ses rayons,
le soleil approchait par la campagne.
Je ne veux pas montrer ma peur.
je bats en retraite.
Déjà ses yeux sont dans le jardin.
Il le traverse.
Par les fenêtres,
par les portes,
par toutes les fentes
s’infiltre la masse du soleil.
Puis il reprend son souffle
et me dit d’une voix de basse :
« C’est la première fois
depuis la création
que je rétracte mes rayons.
Tu m’as appelé ?
Apporte le thé,
Poète, apporte les confitures ! »
Il faisait si chaud,
lui-même en avait la larme à l’œil.
Mais me voilà
avec le samovar.
« Eh bien,
Assieds-toi, l’astre ! »
Diable, quelles impertinences
suis-je en train de lui sortir.
Confus,
je m’assieds au coin du banc
craignant le pire.
Mais une étrange clarté
ruisselle du soleil
et, oubliant
toute réserve,
je reste là
à bavarder
de tout et de rien,
de comment
la Rosta me bouffe…
Et le soleil :
« Bon,
te plains pas.
Regarde les choses en face !
Tu crois que pour moi
c’est facile
de briller ?
Essaye un peu, pour voir
Vas-y
où tu veux
et tu brilles
tant que tu peux ! »
Nous avons bavardé comme ça
jusqu’à ce qu’il fasse noir.
(Enfin, jusqu’à ce qui avant était la nuit).
Tout à fait décontractés,
à nous tutoyer.
Bientôt, amicalement,
je lui tape sur l’épaule.
Et le soleil, de même :
« Toi et moi
camarade
tous les deux
éclairons
et enchantons
cette vieille guenille de monde.
Moi, je déverse mon soleil,
et toi le tien
avec tes vers. »
Le mur des ombres
prison de la nuit
a sauté face au double tir solaire.
Remue-ménage de vers et de soleil,
rayonne tant que tu peux !
Si la nuit
fatiguée
cette dormeuse stupide
veut se coucher,
alors j’éclaire de toutes mes forces
et à nouveau le jour carillonne.
Luire toujours,
luire partout
jusqu’au tréfonds des jours,
luire –
un point c’est tout !
Voilà notre mot d’ordre
à moi
et au soleil !
 1920

Document pour Documentaires : " Je fais rester mes trois hommes sur place chacun braquant son Bell-Howel Et je m'avance seul avec mon petit kodak " - Blaise Cendrars

Kodak 620
Au moment de mettre sous presse le présent volume, nous recevons des Editions Stock une lettre dont nous extrayons le passage suivant.

" Paris, le 25, mars 1943... A la parution de
Kodak de Blaise Cendrars nous avons reçu un "papier timbré" de la maison américaine "Kodak C°" qui nous expliquait que nous avions sans droit pris comme titre d'un de nos ouvrages le nom de sa firme. Sur notre objection que ce nom était celui d'un objet courant dans le commerce, que d'ailleurs cela ne pouvait lui faire que de la publicité, elle nous a répondu par une consultation d'après laquelle elle est propriétaire du nom "Kodak" et que l'emploi à tort et à travers de ce mot, loin de lui servir de publicité, lui nuisait au contraire en l'écartant des emplois précis de produits vendus par sa firme."Il n'y avait qu'à s'incliner mais la "Kodak C°" a été assez aimable pour ne pas exiger le retrait du livre en librairie. Elle nous a demandé seulement l'engagement qu'en cas de réimpression le titre serait changé. Nous en faisons donc une condition expresse de notre cession. Vous pourrez, bien entendu, mentionner le titre Kodak à titre bibliographique, comme nous vous le demandons ci-dessus, mais le titre général des morceaux publiés par vous dans votre volume devra être changé."

A la réception de cette lettre j'avais bien pensé débaptiser mes poèmes et intituler "Kodak" par exemple "Pathé-Baby", mais j'ai craint que la puissante "Kodak C° Ltd", au capital de je ne sais combien de millions de dollars, m'accuse cette fois-ci de concurrence déloyale. Pauvres poètes, travaillons. Qu'importe un titre. La poésie n'est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j'ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant
Documentaires. Leur ancien sous-titre. C'est peut-être aujourd'hui un genre nouveau. 
Blaise Cendrars

L'air libre (extrait) - Albane Gellé





          il y a des dictaphones des magnétophones
          des magnétoscopes des micros des camé-
          ras des caméscopes des appareils photos
          pourquoi n’invente-t-on pas quelque
          chose qui efface suspend les visages
          gomme les paroles

Ulysse - James Joyce

James Joyce par Pierre Le-Tan


Et par le même chemin s’écoulent d’innombrables troupeaux de sonnaillers et de massives mères brebis, de béliers à leur première tonte, d’agneaux, d’oies d’automne, de jeunes bœufs, de juments renâclantes, de veaux étêtés, de moutons angoras et de moutons de parcs, de bouvarts de chez Cuffe et de bêtes impropres à la reproduction, de truies et de cochons bien doublés, et les variétés les plus diversement variées des pourceaux les plus distingués, des génisses du comté d’Angus, des bouvillards au pedigree sans tache avec les jeunes laitières primées du herdbook et les.bœufs : et là se fait entendre un perpétuel piétinement, caquettement, mugissement, beuglement, bêlement, meuglement, grondement, rognonnement, mâchonnement, broutement des moutons et des porcs et des vaches à la démarche pesante venus des pâturages de Lush et de Rush et de Carrickmines et des vallées baignées d’eaux courantes de Thomond, des marécages de l’inaccessible M’Gillicuddy et du seigneurial et insondable Shannon, et des pentes douces du berceau de la race de Kiar, leurs mamelles distendues par la surabondance du lait, et enfin dénient des barriques de beurre et de petit-lait et des tonnelets et des poitrines d’agneaux et des mesures de froment et des œufs oblongs par mille et mille, de toutes grosseurs, d’agate et d’ambre.

James Joyce – Ulysse
Traduction Auguste Morel, Valéry Larbaud,
Stuart Gilbert, James Joyce
Gallimard – 1957

A mes frères - Louise Michel



















Passez, passez, heures, journées ! 
Que l’herbe pousse sur les morts !
Tombez, choses à peine nées ;
Vaisseaux, éloignez-vous des ports ;
Passez, passez, ô nuits profondes. 
Émiettez-vous, ô vieux monts ;
Des cachots, des tombes, des ondes.
Proscrits ou monts nous reviendrons.
Nous reviendrons, foule sans nombre ; 
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre,
Nous viendrons, nous serrant les mains,
Les uns dans les pâles suaires,
Les autres encore sanglants,
Pâles, sous les rouges bannières,
Les trous des balles dans leurs flancs.
Tout est fini ! Les forts, les braves, 
Tous sont tombés, ô mes amis,
Et déjà rampent les esclaves,
Les traîtres et les avilis.
Hier, je vous voyais, mes frères,
Fils du peuple victorieux,
Fiers et vaillants comme nos pères,
Aller, la Marseillaise aux yeux.
Frères, dans la lutte géante, 
J’aimais votre courage ardent,
La mitraille rouge et tonnante,
Les bannières flottant au vent.
Sur les flots, par la grande houle,
Il est beau de tenter le sort ;
Le but, c’est de sauver la foule,
La récompense, c’est la mort.
Vieillards sinistres et débiles, 
Puisqu’il vous faut tout notre sang,
Versez-en les ondes fertiles, 
Buvez tous au rouge océan ;
Et nous, dans nos rouges bannières,
Enveloppons-nous pour mourir ;
Ensemble, dans ces beaux suaires,
On serait bien là pour dormir. 

Prison de Versailles, 8 septembre 1871

http://www.ina.fr/video/CPC78052256/louise-michel-la-vierge-rouge.fr.html 

Ballade - en l'honneur de Louise Michel - Paul Verlaine























Madame et Pauline Roland,
Charlotte, Théroigne, Lucile,
Presque Jeanne d’Arc, étoilant
Le front de la foule imbécile,
Nom des cieux, cœur divin qu’exile
Cette espèce de moins que rien
France bourgeoise au dos facile,
Louise Michel est très bien.

Elle aime le Pauvre âpre et franc
Ou timide, elle est la faucille
Dans le blé mûr pour le pain blanc
Du Pauvre, et la sainte Cécile
Et la Muse rauque et gracile
Du Pauvre et son ange gardien
À ce simple, à cet indocile.
Louise Michel est très bien.

Gouvernements de maltalent,
Mégathérium ou bacille,
Soldat brut, robin insolent,
Ou quelque compromis fragile,
Géant de boue aux pieds d’argile,
Tout cela son courroux chrétien
L’écrase d’un mépris agile.
Louise Michel est très bien.

                                                                                                         ENVOI



Citoyenne ! votre évangile
On meurt pour ! c’est l’Honneur ! et bien
Loin des Taxil et des Bazile,
Louise Michel est très bien.

Ulysse - James Joyce





À la suggestion de Stephen, à l'instigation de Bloom, tous deux, Stephen d'abord, ensuite Bloom, se mirent à uriner dans la pénombre, côte à côte, leurs organes de miction rendus réciproquement invisibles par l'interposition de la main, leurs regards, d'abord celui de Bloom, puis celui de Stephen, levés vers la projection lumineuse et semi-lumineuse de l'ombre.
Avec similarité ?


Les trajectoires, d'abord successives, puis simultanées, de leurs jets étaient dissimilaires: celui de Bloom plus long, moins saccadé, affectant incomplètement la forme fourchue de la pénultième lettre de l'alphabet, Bloom qui dans l'ultime année de ses classes (1880) l'avait emporté en hauteur sur les efforts de tous ses concurrents, les 210 élèves de l'institution; celui de Stephen plus haut, plus sibilant, Stephen qui dans les heures ultimes du jour précédent avait augmenté par des consommations diurétiques une pression vésicale obstinée. (...)

Promesses d'un visage - Charles Baudelaire

Baudelaire par Étienne Carjat.
Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux,
Avec ta crinière élastique,
Tes yeux, languissamment, me disent: " Si tu veux,
Amant de la muse plastique,


Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité,
Et tous les goûts que tu professes,
Tu pourras constater notre véracité
Depuis le nombril jusqu'aux fesses;


Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,
Deux larges médailles de bronze,
Et sous un ventre uni, doux comme du velours,
Bistré comme la peau d'un bonze,

Une riche toison qui, vraiment, est la soeur
De cette énorme chevelure,
Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur,
Nuit sans étoiles, Nuit obscure! "

Zone - Apollinaire


 






































À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J'aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes
Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant
Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu'éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C'est le beau lys que tous nous cultivons
C'est la torche aux cheveux roux que n'éteint pas le vent
C'est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C'est l'arbre toujours touffu de toutes les prières
C'est la double potence de l'honneur et de l'éternité
C'est l'étoile à six branches
C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur
Pupille Christ de l'oeil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l'air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu'il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s'il sait voler qu'on l'appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s'écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtres qui montent éternellement élevant l'hostie
L'avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles
À tire-d'aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D'Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
L'oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d'Adam la première tête
L'aigle fond de l'horizon en poussant un grand cri
Et d'Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n'ont qu'une seule aile et qui volent par couples
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu'escortent l'oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s'engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine
Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
L'angoisse de l'amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C'est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près
Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté
Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Coeur m'a inondé à Montmartre
Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses
L'amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
C'est toujours près de toi cette image qui passe
Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur
Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le coeur de la rose
Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t'y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques
Te voici à Marseille au milieu des pastèques
Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
Je m'en souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda
Tu es à Paris chez le juge d'instruction
Comme un criminel on te met en état d'arrestation
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge
Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté
Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur etoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l'air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques
Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux
Tu es la nuit dans un grand restaurant
Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant
Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey
Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées
J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre
J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche
Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive
Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
Adieu Adieu
Soleil cou coupé

Pâques à New York - Blaise Cendrars




Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom,
J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion
Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles
Qui pleurent dans un livre, doucement monotones.
Un moine d'un vieux temps me parle de votre mort.
Il traçait votre histoire avec des lettres d'or
Dans un missel, posé sur ses genoux,
Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous.
A l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche,
Il travaillait lentement du lundi au dimanche.
Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait. Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait.
A vêpres, quand les cloches psalmodiaient dans la tour,
Le bon frère ne savait si c'était son amour
Ou si c'était le Vôtre, Seigneur, ou votre Père
Qui battait à grands coups les portes du monastère.
Je suis comme ce bon moine, ce soir, je suis inquiet.
Dans la chambre à côté, un être triste et muet
Attend derrière la porte, attend que je l'appelle !
C'est Vous, c'est Dieu, c'est moi, - c'est l'Eternel.
Je ne Vous ai pas connu alors, - ni maintenant.
Je n'ai jamais prié quand j'étais un petit enfant.
Ce soir pourtant je pense à Vous avec effroi.
Mon âme est une veuve en deuil au pied de votre Croix ;
Mon âme est une veuve en noir, - c'est votre Mère
Sans larme et sans espoir, comme l'a peinte Carrière.
Je connais tous les Christs qui pensent dans les musées ;
Mais Vous marchez, Seigneur, ce soir à mes côtés.
Je descends à grands pas vers le bas de la ville,
Le dos voûté, le coeur ridé, l'esprit fébrile.
Votre flanc grand-ouvert est comme un grand soleil
Et vos mains tout autour palpitent d'étincelles.
Les vitres des maisons sont toutes pleines de sang
Et les femmes, derrière, sont comme des fleurs de sang,
D'étranges mauvaises fleurs flétries, des orchidées,
Calices renversés ouvert sous vos trois plaies.
Votre sang recueilli, elles ne l'ont jamais bu.
Elles ont du rouge aux lèvres et des dentelles au cul.
Les fleurs de la passion sont blanches comme des cierges,
Ce sont les plus douces fleurs au Jardin de la Bonne Vierge.
C'est à cette heure-ci, c'est vers la neuvième heure
Que votre tête, Seigneur, tomba sur votre Coeur.
Je suis assis au bord de l'océan
Et je me remémore un cantique allemand,
Où il est dit, avec des mots très doux, très simples, très purs,
La beauté de votre Face dans la torture.
Dans une église, à Sienne, dans un caveau,
J'ai vu la même Face, au mur, sous un rideau.
Et dans un ermitage, à Bourrié-Wladislasz,
Elle est bossuée d'or dans une châsse.
De troubles cabochons sont à la place des yeux
Et des paysans baisent à genoux Vos yeux.
Sur le mouchoir de Véronique Elle est empreinte
Et c'est pourquoi Sainte Véronique est votre sainte.
C'est la meilleure relique promenée par les champs,
Elle guérit tous les malades, tous les méchants.
Elle fait encore mille et mille autres miracles,
Mais je n'ai jamais assisté à ce spectacle.
Peut-être que la foi me manque, Seigneur, et la bonté
Pour voir ce rayonnement de votre Beauté.
Pourtant, Seigneur, j'ai fait un périlleux voyage
Pour contempler dans un béryl l'intaille de votre image.
Faites, Seigneur, que mon visage appuyé dans les mains
Y laisse tomber le masque d'angoisse qui m'étreint.
Faites, Seigneur, que mes deux mains appuyées sur ma bouche
N'y lèchent pas l'écume d'un désespoir farouche.
Je suis triste et malade. Peut-être à cause de Vous,
Peut-être à cause d'un autre. Peut-être à cause de Vous.
Seigneur, la foule des pauvres pour qui vous fîtes le Sacrifice
Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices.
D'immenses bateaux noirs viennent des horizons
Et les débarquent, pêle-mêle, sur les pontons.
Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols,
Des Russes, des Bulgares, de Persans, des Mongols.
Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens.
On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens.
C'est leur bonheur à eux que cette sale pitance.
Seigneur, ayez pitié des peuples en souffrance.
Seigneur, dans le ghetto, grouille la tourbe des Juifs
Ils viennent de Pologne et sont tous fugitifs.
Je le sais bien, ils ont fait ton Procès ;
Mais je t'assure, ils ne sont pas tout à fait mauvais.
Ils sont dans des boutiques sous des lampes de cuivre,
Vendent des vieux habits, des armes et des livres.
Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.
Moi, j'ai ce soir marchandé un microscope.
Hélas! Seigneur, Vous ne serez plus là, après Pâques !
Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.
Seigneur, les humbles femmes qui vous accompagnèrent à Golgotha
Se cachent. Au fond des bouges, sur d'immondes sophas,
Elles sont polluées de la misère des hommes.
Des chiens leur ont rongé les os, et dans le rhum
Elles cachent leur vice endurci qui s'écaille.
Seigneur, quand une de ces femmes parle, je défaille.
Je voudrais être Vous pour aimer les prostituées.
Seigneur, ayez pitié des prostituées.
Seigneur, je suis dans le quartier des bons voleurs,
Des vagabonds, des va-nu-pieds, des recéleurs.
Je pense aux deux larrons qui étaient avec vous à la Potence,
Je sais que vous daignez sourire à leur malchance.
Seigneur, l'un voudrait une corde avec un noeud au bout,
Mais ça n'est pas gratis, la corde, ça coûte vingt sous.
Il raisonnait comme un philosophe, ce vieux bandit.
Je lui ai donné de l'opium pour qu'il aille plus vite en paradis.
Je pense aussi aux musiciens des rues,
Au violoniste aveugle, au manchot qui tourne l'orgue de Barbarie,
A la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier ;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité.
Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que de la lueur des becs de gaz,
Seigneur, faites-leur l'aumône de gros sous ici-bas.
Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,
Ce qu'on vit derrière, personne ne l'a dit.
La rue est dans la nuit comme une déchirure
Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures.
Ceux que vous avez chassé du temple avec votre fouet,
Flagellent les passants d'une poignée de méfaits.
L'Etoile qui disparut alors du tabernacle,
Brûle sur les murs dans la lumière crue des spectacles.
Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,
Où s'est coagulé le Sang de votre mort.
Les rues se font désertes et deviennent plus noires.
Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.
J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons projettent.
J'ai peur. Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête.
Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.
J'ai peur. J'ai le vertige. Et je m'arrête exprès.
Un effroyable drôle m'a jeté un regard
Aigu, puis a passé, mauvais comme un poignard.
Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Roi.
Le mal s'est fait une béquille de votre Croix.
Je descends les mauvaises marches d'un café
Et me voici, assis, devant un verre de thé.
Je suis chez des Chinois, qui comme avec le dos
Sourient, se penchent et sont polis comme des magots.
La boutique est petite, badigeonnée de rouge
Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou.
Ho-Koussaï a peint les cent aspects d'une montagne.
Que serait votre Face peinte par un Chinois?
Cette dernière idée, Seigneur, m'a d'abord fait sourire.
Je vous voyais en raccourci dans votre martyre.
Mais le peintre pourtant, aurait peint votre tourment
Avec plus de cruauté que nos peintres d'Occident.
Des lames contournées auraient scié vos chairs,
Des pinces et des peignes auraient strié vos nerfs,
On vous aurait passé le col dans un carcan,
On vous aurait arraché les ongles et les dents,
D'immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous,
Et vous auraient soufflé des flammes dans le cou,
On vous aurait arraché la langue et les yeux,
On vous aurait empalé sur un pieu.
Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l'infamie,
Car il n'y a pas plus cruelle posture.
Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux
Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux.
Je suis seul à présent, les autres sont sortis,
Je suis étendu sur un banc contre le mur.
J'aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église ;
Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville.
Je pense aux cloches tues : - où sont les cloches anciennes ?
Où sont les litanies et les douces antiennes ?
Où sont les longs offices et où les beaux cantiques ?
Où sont les liturgies et les musiques ?
Où sont les fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains ?
Où l'aube blanche, l'amict des Saintes et des Saints ?
La joie du Paradis se noie dans la poussière,
Les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières.
L'aube tarde à venir, et dans le bouge étroit
Des ombres crucifiées agonisent aux parois.
C'est comme un Golgotha de nuit dans un miroir
Que l'on voit trembloter en rouge sur du noir.
La fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint
Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins.
Par au-dessus, la lampe pâle est suspendue,
Comme votre Tête, triste et morte et exsangue.
Des reflets insolites palpitent sur les vitres ...
J'ai peur, - et je suis triste, Seigneur, d'être si triste.
"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?"
- La lumière frissonner, humble dans le matin.
"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?"
- Des blancheurs éperdues palpiter comme des mains.
"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?"
- L'augure du printemps tressaillir dans mon sein.
Seigneur, l'aube a glissé froide comme un suaire
Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs.
Déjà un bruit immense retentit sur la ville.
Déjà les trains bondissent, grondent et défilent.
Les métropolitains roulent et tonnent sous terre.
Les ponts sont secoués par les chemins de fer.
La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées,
Des sirènes à vapeur rauques comme des huées.
Une foule enfiévrée par les sueurs de l'or
Se bouscule et s'engouffre dans de longs corridors.
Trouble, dans le fouillis empanaché de toits,
Le soleil, c'est votre Face souillée par les crachats.
Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne ...
Ma chambre est nue comme un tombeau ...
Seigneur, je suis tout seul et j'ai la fièvre ...
Mon lit est froid comme un cercueil ...
Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents ...
Je suis trop seul. J'ai froid. Je vous appelle ...
Cent mille toupies tournoient devant me yeux ...
Non, cent mille femmes ... Non, cent mille violoncelles ...
Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses ...
Je pense, Seigneur, à mes heures en allées ...
Je ne pense plus à Vous. Je ne pense plus à Vous.

Mon cher ami Isidore Ducasse - Philippe Soupault





Isidore Ducasse. Ces quelques syllabes suffisent à me réconcilier pendant une heure avec moi-même. Il m'importe peu de découvrir ici ou là d'autres intercesseurs. Cette joie que tout à coup je recueille pour mes sens endormis est une joie sans qualificatif, une joie enfin que je désire et que j'attends. Lautréamont. O désespoir de ma vie, ma chère frontière, borne miraculeuse. J'apprends grâce à lui à me décider à vivre comme le dernier des crabes. Tout ce qui, autrefois, pinçait mon cœur et fouillait mon cerveau se fane et achève de mourir sans même que j'y prenne garde. Ce n'est pas de moi que je parle uniquement. Une rumeur, semblable peut-être à celle de l'ivresse et à celle du sang, tourne autour de la terre. Merci de l'accueillir et de la réchauffer pour un éclat.

J e songe à toi, Isidore, à toi qui te croyais vaniteux, et qui avais simplement conscience de ta supériorité, tandis qu'assis devant ton piano, les cheveux à la mélodie, de tout ton miroir aux alouettes, tu exécutais une dernière fois le concerto pour toi-même. Lorsque tu élevas tes mains que la fièvre maligne faisait trembler, cette fièvre qui quelques jours plus tard allait t'étrangler décidément, dans le silence de la nuit, un infâme chiffonnier écoutait encore, écoutait déjà les dernières mesures. L'infâme, le chiffonnier à la figure de frangipane, c'était moi Philippe Soupault, qui allait naître quelque vingt-sept années plus tard.

Ô mon Dieu ! Quelle honte je transpire ! J'ai écouté d'autres musiques, et les vénériennes et les motifs pour tapis de table. Est-ce donc nécessaire qu'à la fin je découvre entre mes doigts les petites taches jaunes de la compromission qui annoncent les gros boutons du désespoir?

Toi, Isidore, tu n'as rien oublié et je veux tout à coup me confondre en excuses, en palinodies. Je veux être ton humble pédicure, celui qui regarde briller la dernière bouffée de ton cigare. Je m'approche de la rue N. D. des Victoires, je traverse à la hâte la rue Vivienne, en passant devant une pissotière je lache un gros juron : « Nom de Dieu ». Attends moi quelques minutes encore, un quart d'heure peut-être et je te rejoins.

Je te rejoins pour te soigner, pour détruire le plus tôt possible cette gloire dont tu n'as que faire, pour rompre ce qui t'attache encore à ce tam-tam, pour gonfler à bloc le silence, la seule dignité que tu mérites.

Je ne veux pas m'incliner devant toi comme devant le premier roi venu, comme le dernier Dieu, mais simplement m'étendre près de toi dans ce petit lit de bois et baiser notre mort. Je sais que c'est elle qui flous présentera : «Monsieur Philippe Soupault .. . . Monsieur Ducasse. » Je rougis de plaisir. J'ai tellement attendu ce jour. 0 nuit, que je te désire ! Ma gorge sèche s'étonne de cette volubilité. Tous nos meilleurs amis, tu te souviens, les crapauds, les parapluies, les machines à coudre, ont voulu m'accompagner. Et Paul Eluard nous attend de l'autre côté de la terre, à la lisière de la vie, vêtu de son merveilleux costume bleu ciel et or dans toute sa splendeur. Je suis faible. Le sommeil ronge mon nez et égratigne mes épaules. Ma chair est forte. Je suis ton ami, n'est-ce pas? Oui? dis un seul mot, je te rejoins.










Il est indiscutable que l'auteur des Chants de Maldoror, né à Montevideo et mort à Paris, a refusé la part du pauvre. Ici, en Europe, on joue au tric.trac et au jacquet, la vérité des lieux communs. Qu'importe ! Ici la jeune parque est une prostituée en tailleur caca d'oie, les jeunes filles, des fleurs de pissenlits.

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, en vérité, je vous le dis, bienheureux les riches car ils verront la lumière, bienheureux ceux qui boivent parce qu'ils ont soif.

J e ne rougis pas d'oublier mon nom et de jeter les dés dans un désert de papier mâché et remâché. La méditation in extremis est une escroquerie dont je suis friand comme de croquignolles. Qu'on se méfie. Je renie aujourd'hui et solennellement (avec toute la solennité désirable) mon dernier hoquet et mon secret espoir.

La lutte sera chaude.










Ce n'est pas à moi, ni à personne (Entendez-vous, messieurs? qui veut mes témoins?) de juger M. le Comte. On ne juge pas M. de Lautréamont. On le reconnaît au passage et on salue jusqu'à terre. Je donne ma vie à celui ou à celle qui me le fera oublier à jamais.









J'étais couché dans un lit d'hôpital lorsque je lus pour la première fois les Chants de Maldoror. C'était le 7,8 juin. Depuis ce jour là personne ne m'a reconnu. Je ne sais plus moi-même si j'ai du cœur.
















Le Disque Vert.
4ème Série, N°4. 1925

Le grand combat - Henri Michaux

Lithographie (Henri Michaux)

 


Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupéte jusqu'à son drâle ;
Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.
L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres le Grand Secret.

« Papa, fais tousser la baleine », dit l'enfant confiant.
Le tibétain, sans répondre, sortit sa trompe à appeler l'orage
et nous fûmes copieusement mouillés sous de grands éclairs.
Si la feuille chantait, elle tromperait l'oiseau.

(Qui je fus Gallimard, 1927)

Ebauche d'un chant de guerre - Jean Amrouche



Ah! Pour un mot de ma langue
pour la seule grâce d'un mot
de schiste ou d'argile
(le vent le porte tel l'oiseau des rêves)
pour cette flèche empennée de foudre
pour l'éclair de la Liberté

Pour ce mot orphelin
cueilli aux lèvres sèches de l'Ancêtre
goutte de sang sur la rose de l'enfance
étincelant dans la roue du soleil

Pour ce mot de musique âpre
et de timbre sauvage
cri orphelin des entrailles immémoriales
Pour cette parole sombre et fixe
comme un regard de veuve berçant son enfant
assassiné
Pour ce mot de tendresse ovale
formé d'exil qui rompt l'exil
Pour cette goutte de lait bleu
Pour l'ombre sur l'oeil sans paupière
et l'eau de Zem-Zem aux lèvres mortes
du pélerin au désert

Pour ce mot rond, pour le zéro
sceau de silence incorruptible
sceau sacré transmis d'âge en âge
de deuil en deuil
de tombe en herbe

Pour un mot à la mer
Pour l'horizon cette fleur de sel
Pour le sourire du passé
Pour le surgeon de l'arbre sec
Pour une braise sous la cendre
Pour cet enfant de l'avenir
Pour le navire du retour
Pour le repos d'une nuit
Et pour cette escale d'un jour
Pour cette main sur la fièvre
Et pour l'ombre sous la palme

Pour ce salut sans équivoque
Et pour ce signe d'or pur

Pour le baptême d'un instant
Et ces fiançailles des frères
Pour la présence au temps des morts
D'une parole souveraine

Pour ce Rien sans feu ni lieu
Pour cet élixir de l'absence
où os ni cendre, chair ni sang
Brume de l'aube ou de serein
Sous-bois, ni mirage au désert
chant de flûte ou parole de vent
essaim de songe ni d'abeilles
Ne se mêlent au pur néant

Pour la neige à peine entrevue
entre deux gifles de la nuit

Pour cet appel d'on ne sait où
Pour ce soupir du coeur profond

Pour une rose de ténèbres
au fond de l'âme

Pour la jeunesse brandie
et le printemps irrésistible
Pour l'agneau blanc
Pour l'agneau noir
Pour l'angle pur de ce regard
et le col promis au couteau
Pour un seul jour
au dernier soir
Gloire et grâce
Amine Amane
connaissance

Aube de sang aube d'azur
au libre jour
Un mot d'eau vive
dans la main
le coeur du monde...


Poème de Jean Amrouche à la mémoire de Larbi Ben M'hidi torturé et tué par le général Aussaresse
Mars 1957

Ma bohème & Lettre à Isabelle de juillet 1891 - Arthur Rimbaud

Autoportrait en pied de Rimbaud au Harar, 1883









          Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
          Mon paletot aussi devenait idéal ;
          J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
          Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

          Mon unique culotte avait un large trou.
          - Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
          Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
          - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

          Et je les écoutais, assis au bord des routes,
          Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
          De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

          Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
          Comme des lyres, je tirais les élastiques
          De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !








À Isabelle

Marseille, le 15 juillet 1891.

  Ma chère Isabelle,

  Je reçois ta lettre du 13 et trouve occasion d'y répondre de suite. Je vais voir quelles démarches je puis faire avec cette note de l'intendance et le certificat de l'hôpital. Certes, il me plairait d'avoir cette question réglée, mais, hélas ! je ne trouve pas moyen de le faire, moi qui suis à peine capable de mettre mon soulier à mon unique jambe. Enfin, je me débrouillerai comme je pourrai. Au moins, avec ces deux documents, je ne risque plus d'aller en prison ; car l'admon militaire est capable d'emprisonner un estropié, ne fût-ce que dans un hôpital. Quant à la déclaration de rentrée en France, à qui et où la faire ? Il n'y a personne autour de moi pour me renseigner; et le jour est loin où je pourrai aller dans des bureaux, avec mes jambes de bois, pour aller m'informer.

  Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des moyens de circulation : c'est un vrai supplice ! Je voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible, impossible au moins pour longtemps, sinon pour toujours ! Je ne vois à côté de moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons, je ne puis faire un pas, je ne puis exister. Sans la plus atroce gymnastique, je ne puis même m'habiller. Je suis arrivé à courir presque avec mes béquilles, mais je ne puis monter ou descendre des escaliers, et, si le terrain est accidenté, le ressaut d'une épaule à l'autre fatigue beaucoup. J'ai une douleur névralgique très forte dans le bras et l'épaule droite, et avec cela la béquille qui scie l'aisselle, - une névralgie encore dans la jambe gauche, et avec tout cela il faut faire l'acrobate tout le jour pour avoir l'air d'exister.

  Voici ce que j'ai considéré, en dernier lieu, comme cause de ma maladie. Le climat du Harar est froid de novembre à mars. Moi, par habitude, je ne me vêtais presque pas: un simple pantalon de toile et une chemise de coton. Avec cela des courses à pied de 15 à 40 kilomètres par jour, des cavalcades insensées à travers les abruptes montagnes du pays. Je crois qu'il a dû se développer dans le genou une douleur arthritique causée par la fatigue, et les chaud et froid. En effet, cela a débuté par un coup de marteau (pour ainsi dire) sous la rotule, léger coup qui me frappait à chaque minute ; grande sécheresse de l'articulation et rétraction du nerf de la cuisse. Vint ensuite le gonflement des veines tout autour du genou qui faisait croire à des varices. Je marchais et travaillais toujours beaucoup, plus que jamais, croyant à un simple coup d'air. Puis la douleur dans l'intérieur du genou a augmenté. C'était, à chaque pas, comme un clou enfoncé de côté. - Je marchais toujours, quoique avec plus de peine; je montais surtout à cheval et descendais chaque fois presque estropié. - Puis le dessus du genou a gonflé, la rotule s'est empâtée, le jarret aussi s'est trouvé pris, la circulation devenait pénible, et la douleur secouait les nerfs jusqu'à la cheville et jusqu'aux reins. -Je ne marchais plus qu'en boitant fortement et me trouvais toujours plus mal, mais j'avais toujours beaucoup à travailler, forcément. - J'ai commencé alors à tenir ma jambe bandée du haut en bas, à frictionner, baigner, etc., sans résultat. Cependant, l'appétit se perdait. Une insomnie opiniâtre commençait. Je faiblissais et maigrissais beaucoup. - Vers le 15 mars, je me décidai à me coucher, au moins à garder la position horizontale. Je disposai un lit entre ma caisse, mes écritures et une fenêtre d'où je pouvais surveiller mes balances au fond de la cour, et je payai du monde de plus pour faire marcher le travail, restant moi-même étendu, au moins de la jambe malade. Mais, jour par jour, le gonflement du genou le faisait ressembler à une boule, j'observai que la face interne de la tête du tibia était beaucoup plus grosse qu'à l'autre jambe: la rotule devenait immobile, noyée dans l'excrétion qui produisait le gonflement du genou, et que je vis avec terreur devenir en quelques jours dure comme de l'os : à ce moment, toute la jambe devint raide, complètement raide, en huit jours, je ne pouvais plus aller aux lieux qu'en me traînant. Cependant la jambe et le haut de la cuisse maigrissaient toujours, le genou et le jarret gonflant, se pétrifiant, ou plutôt s'ossifant, et l'affaiblissement physique et moral empirant.

  Fin mars, je résolus de partir. En quelques jours, je liquidai tout à perte. Et, comme la raideur et la douleur m'interdisaient l'usage du mulet ou même du chameau, je me fis faire une civière couverte d'un rideau, que seize hommes transportèrent à Zeilah en une quinzaine de jours. Le second jour du voyage, m'étant avancé loin de la caravane, je fus surpris dans un endroit désert par une pluie sous laquelle je restai étendu seize heures sous l'eau, sans abri et sans possibilité de me mouvoir. Cela me fit beaucoup de mal. En route, je ne pus jamais me lever de ma civière, on étendait la tente au-dessus de moi à l'en droit même où on me déposait et, creusant un trou de mes mains près du bord de la civière, j'arrivais difficilement à me mettre un peu de côté pour aller à la selle sur ce trou que je comblais de terre. Le matin, on enlevait la tente au-dessus de moi, et on m'enlevait. J'arrivai à Zeilah, éreinté, paralysé. Je ne m'y reposai que quatre heures, un vapeur partait pour Aden. Jeté sur le pont sur mon matelas (il a fallu me hisser à bord dans ma civière !) il me fallut souffrir trois jours de mer sans manger. À Aden, nouvelle descente en civière. Je passai ensuite quelques jours chez M. Tian pour régler nos affaires et partis à l'hôpital où le médecin anglais, après quinze jours, me conseilla de filer en Europe.

  Ma conviction est que cette douleur dans l'articulation, si elle avait été soignée dès les premiers jours, se serait calmée facilement et n'aurait pas eu de suites. Mais j'étais dans l'ignorance de cela. C'est moi qui ai tout gâté par mon entêtement à marcher et travailler excessivement. Pourquoi au collège n'apprend-on pas de la médecine au moins le peu qu'il faudrait à chacun pour ne pas faire de pareilles bêtises ?

  Si quelqu'un dans ce cas me consultait, je lui dirais : vous en êtes arrivé à ce point: mais ne vous laissez jamais amputer. Faites-vous charcuter, déchirer, mettre en pièces, mais ne souffrez pas qu'on vous ampute. Si la mort vient, ce sera toujours mieux que la vie avec des membres de moins. Et cela, beaucoup l'ont fait ; et, si c'était à recommencer, je le ferais. Plutôt souffrir un an comme un damné, que d'être amputé.

  Voilà le beau résultat : je suis assis, et de temps en temps, je me lève et sautille une centaine de pas sur mes béquilles et je me rassois. Mes mains ne peuvent rien tenir. Je ne puis, en marchant, détourner la tête de mon seul pied et du bout des béquilles. La tête et les épaules s'inclinent en avant, et vous bombez comme un bossu. Vous tremblez à voir les objets et les gens se mouvoir autour de vous, crainte qu'on ne vous renverse, pour vous casser la seconde patte. On ricane à vous voir sautiller. Rassis, vous avez les mains énervées et l'aisselle sciée, et la figure d'un idiot. Le désespoir vous reprend et vous restez assis comme un impotent complet, pleurnichant et attendant la nuit, qui rapportera l'insomnie perpétuelle et la matinée encore plus triste que la veille, etc., etc. La suite au prochain numéro.

  Avec tous mes souhaits.

  RBD.

Plainte - Charles Cros



Vrai sauvage égaré dans la ville de pierre,
À la clarté du gaz je végète et je meurs.
Mais vous vous y plaisez, et vos regards charmeurs
M’attirent à la mort, parisienne fière.
Je rêve de passer ma vie en quelque coin
Sous les bois verts ou sur les monts aromatiques,
En Orient, ou bien près du pôle, très loin,
Loin des journaux, de la cohue et des boutiques.
Mais vous aimez la foule et les éclats de voix,
Le bal de l’Opéra, le gaz et la réclame.
Moi, j’oublie, à vous voir, les rochers et les bois,
Je me tue à vouloir me civiliser l’âme.
Je m’ennuie à vous le dire si souvent :
Je mourrai, papillon brûlé, si cela dure...
Vous feriez bien pourtant, vos cheveux noirs au vent,
En clair peignoir ruché, sur un fond de verdure.