Et moi, qu’il vienne celui qui me trouera la gueule
je l’attends.
je l’attends.
Antonin Artaud
Ivanov, G.I. 1876 - 192? Kuznetskii Altai lime-trees. |
[...]
J'avais dix-neuf ans et juin
1940 trancha dans une pâte bien peu résistante. Les
épaisseurs ouatées où mon jeune corps glissait
comme un poisson à la surface de la permanente rêverie
qui le gardait du réel s'y déchirèrent. Et par
poignées tomba cette ouate illusoire, semblable à la
chair du futur chaman que les divinités de l'Oural arrachent
jusqu'au squelette à celui qui veut apprendre leur science.
Seule échappe à leurs griffes, dans ce dépeçage
rituel, la matière profonde du rêve qui est la moelle de
leurs os.
Qui, sans elle, serait armé
pour traverser les apparences du réel ? Armé de
l'intérieur, et non pas défendu par d'illusoires
blindages. Je conservai donc mes racines premières faites de
ce non-dit non vu dont s'était nourri mon embryon, dans les
entrailles qui le formèrent, et qui, elles-mêmes bien
matérielles, l'avaient puisé aux profondeurs de la
terre.
Pour qui ressent l'impérieux
désir de chamaniser, les rites de passage permettant à
l'adolescent d'atteindre l'âge d'homme doivent se poursuivre
par des épreuves autrement plus rudes, solitaires celles-là,
que ce soit chez les Bouriates de Sibérie ou chez les
Mundurukus du Brésil.
Le chaman est un
visionnaire, un être de nuit. Aussi, nous dit la tradition
bouriate, son initiateur doit-il arracher les yeux de l'impétrant,
ses yeux de jour, pour lui poser les yeux de nuit qui lui procureront
le don de voyance. C'est qu'il ne suffit pas, comme à l'oiseau
chanteur, qu'on crève les yeux d'un homme, fût-il
chaman, pour qu'il sache chanter. Et si je dis chaman plutôt
que poète, c'est à cause de la décadence de ce
dernier mot ; privé de sa corporalité, le poète
tombe en déshérence, ne participe plus à la
condition humaine ; il devient évadé, immatériel.
Il n'y a pas d'artiste qui puisse se dire "pur
esprit". Il faut la
pesanteur de la condition humaine pour que s'acquière la grâce
de créer.
Acquérir
l'oeil nocturne n'assure pourtant pas, à soi seul, le bon
exercice de l'art poétique. Pas plus qu'un diplôme, s'il
est nécessaire à la science, ne peut suffire à
l'art de la médecine. Il faut aussi que l'initié
apprenne à utiliser ce regard, non dans sa propre nuit mais
dans celle des autres. Les exigences du moi ne cessent en effet que
lorsqu'elles s'effacent dans l'altérité du miroir. Il
n'existe ni famille, acquise ou reçue, ni maître, ni
gourou qui fournisse cet apprentissage-là, qui est celui de la
liberté. Nul ne peut ouvrir que de ces propres mains, et
d'elles seules, les lourdes portes d'airain qui l'enferment en
lui-même.
[...]
Alain
Gheerbrant – La transversale, mémoires
Babel
– Actes Sud - 1998
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