Comme surgit du brouillard,
le beau navire apparut d'un seul coup. Avec sa large proue
brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et
l'ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les
cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient
fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur,
amarrés à l'avant et à l'arrière du navire, l'amenaient vers le
mur du quai.
Chez Beurk Laid (allez j'vous refile son blaze : http://beurklaid.blogspot.fr/
) y'a des chouettes types, bien planqués de la pluie sous l'abri-bus qui
s'enfilent des litrons de rosé dans leur fauteuil roulant... pendant
qu'on se balade dans les wagons pourris d'une rame de métro à la recherche d'une aile de poulet recomposé dégoulinant de mayo...
Pas d'image aujourd'hui ! Pour ceux que ça intéresse, faudra aller fouiller chez les bouquinistes, dans les vides greniers, sur la toile, dans les médiathèques... éventuellement chez son libraire ! La trilogie des Enfants de Nobodady, c'est chez Christian Bourgois & La Main de Singe, c'est chez Comp'Act. Vous y trouverez, textes cartes, documents insoupçonnés & autres batheries...
Démerdez-vous !
27 Décembre 1950
à Ledig Rowohlt
« […]j'ai joint deux cartes (des
dessins) à Brand's
Haide: jusqu'ici dans toutes les
stories of fiction ma curiosité à toujours regretté qu'aucun
écrivain n'ait jamais montré au lecteur quelle était sa vision de
l'espace. Or on sait bien que pendant la lecture le lecteur transpose
les décors dans un curieux paysage bien à soi ; ne serait-il
pas du plus grand intérêt de lui donner à voir pour une fois
comment le poète lui-même s'est imaginé ces localités ?!
Pour moi en tout cas mes récits ne se développent qu'à partir du
moment où je commence à voir clairement la position qu'occupent mes
créatures dans l'espace et que j'ai rempli chaque coin de ce monde
inventé avec des objets ultra-précis : c'est ainsi seulement
que ma prose obtient cet aspect habituellement concentré.
Voilà pourquoi j'aimerais adjoindre à la trilogie les 2
diagrammes mentionnés (en couleur, tels quels). »
29 juin. — Le chef est
rasé de près, il porte un bleu propre, une chemise repassée. Avec
son chapeau de paille on dirait qu'il vient ramasser des légumes.
D'abord il se roule une cigarette. On cause un moment, de tout,
de rien, puis il va pisser. Après on enlève les barrières et ça
commence.
La journée se remplit
lentement, geste après geste, jusqu'à déborder.
On a entassé trop de chose
sur le fléau de la balance.
Bar-sur-Aube
ou un aultre, tout corps, every body, qui porte en teste la bastard
battle complète
et tient encor
les armes, en tous lieux la portera et en écho par les siècles.
Et ainsi ja
l'hystoire ne finira.
[…]
C'est ainsi que le quatre
septembre mil quatre cent trente sept, nous aultres sept samouraïs
avons pris Chaumont ville et chasteau, et c'est ainsi que le cinq du
mesme mois mil quatre cent trente sept, à prime, tant court vitement
le bruict, nous recevions toute la menuaille des gens de la hourde
d'Enguerrand, demandant asile et résolus à défendre les murs, item
gens de commerce anciennement enfuis ou chassés, item divers
artisans.
A none, porte Arse, se
présenta Oudinet le novice de Fontenay. Tout couvert d'emplâtres
mais gigolant, il courut se jeter dans les braz d'Akira en l'appelant
Senseï ! Senseï ! Il voulait se battre.
De dedans les murs,
ressortirent par enchantement fruictiers et cousturiers, tisserands,
tourneurs, hoirs et febvres. Jehan Humblot, armurier au 12 de la rue
du Donjon, nous ouvrit sa boutique et proposa de renflouer le magasin
commun de la tour porte Arse.
A vêpres, il en venait de
partout. De la rue des Poutils, Gillot Bourdon, Guillaumot, Voidey ;
de la rue Chye-en-Pot , Miremont et Gillot, une femme dite la
Florinière ; de la rue Devant-le-Moustier, Perrin Binicole,
Barbelet, Herbinot, Testinot et Voillemin, Le Normant ; de la
rue Sire-Erard, Perrinot dit Boichotte, Perrin Gurgey, Jehan le
Parcheminier ; d'aultres de la rue Brabant ; Perrin
d'Angeville, Jehan Nitot, Pierrot Fagotin, tonnelier, de la rue
Chaude ; item en liesse, l'équipage entier de la rue des
Estuves qui furent tous compères et commères de ressource, je dys :
Vuillemin Gras Pourcel, Jeannette le Rosty, Jacquot le Robour, Viard
le Ménestrier, Girot le Lactoy et la belle Marguerite.
Tout ce monde se rassembla
dans la grande salle du palais royal pour parlements. D'où il
ressortit qu'ils étaient dépités du roy de France et du duc de
Bourgogne à part égale puisqu'aulcuns des deux n'avoient eu bon gré
de porter secours à leur ville sacquementée par le bastard. Au
sujet d'icelui, chascun était prêt à l'estraper de ses mains et
mortir de malemort. Et quant au reste : pain, vin, viande et vin
en partage.
[…]
— Mais foutredieu
qu'avez-vous donc à maudire de moy ? Ne suis nicet baudet, ne
agnelet ne angelot, suis capitaine d'escorcheurs ! Qu'ai-je
faict que ne fait tout seigneur ? Accraser, piller, rançonner,
et quoy d'aultre ? Et Xaintrailles en Anjou ? Et la Hire en
Languedoc, ont-ils fait moins ? Ont-ils fait mieux ?
Sont-ce enfans de chœur à vos oeilz ? Vous n'entendez rien !
En moy n'a ni venin ni fiel, aulcune cruauté dans mes agissements.
Je suys puissant et le vray puissant est celui qui se maintient.
— Dans le sang ? Dans
le sang des paysans, des gueux, des vieillards et des jouvencelles ?
dans le sang des moynes de Fontenay ?
— Oui dans le sang !
Dans le sang et l'ordure, sur le haut du fumier, seul lieu pour un
trône. Le roy lui-mesme a pillé cette année le trésor des
églises, les marchands, les marchandes, pour la reprise du chasteau
de Montereau, repris, d'où sont partis les Angloys, sauves leurs
vies ! Sauves leurs vies vous m'entendez ! Trois cents
murdriers et larrons, godons, ennemys, relaschés par le roy,
descendant la Seine en bateaux lourds et chargés de biens. Les
églises pillées pour ce faire, les bourgeois rançonnés. Et c'est
moy le bastard ?!
Alarme
à l'agonie des géants rouges ! encore debout encore
debout sous la grisaille comme mitraille encore debout
cependant vacillant
maintenant
l'homme
sans travail prenant sa tête entre ses mains pour y garder sa
rage et son chemin
maintenant
voit
et écoute claquer le pavois de la sifflante plainte tandis
que les Vendus au front des hontes reconnus ! aspirent
goulûment les moelles des géants.
Poète, radiotélégraphiste, navigateur au long cours
- Nikos
Kavvadias
Je vaguais dans l'île, un
pli au front, prêtant l'oreille à la rumeur de la mer. Le son était
le même que si j'avais été au milieu d'une cataracte. Le ciel
était plein de saletés et d'immondices, et des lambeaux de nuages
troubles en pendaient verticalement et traînaient sur l'île et sur
la mer. Le pli de mon front se creusait. Je n'allais pas à Creach.
Non. Yvonne... je n'avais dans le cœur nulle pensée folichonne,
j'allais donc à Stiff à la station de T.S.F.
J'y travaillais des journées
entières, avec une ardeur folle, comme si j'avais dû bientôt subir
un examen décisif. Nous parlions aux invisibles, avec du feu vert et
de l'ozone, comme des esprits en conversation. Quelle odeur !
Comme dans les forêts de mon pays après les averses.
M.
Boucher maniait le levier et les éclairs verts jaillissaient entre
les conducteurs polis, ronflant et crépitant. Par moments le vapeur
avec qui nous parlions était tout près et nous pouvions voir son
oriflamme de fumée à l'horizon. Mais souvent il était très loin.
« S'il vous plait, donnez-nous votre point ! » ―
Trr – trr – tac – tac – trr ― c'était son point. Dieu
nous assiste, où était-il ? Il était encore à l'Ouest des
Açores. Nous travaillions avec calme et patience. Fréquemment il
nous fallait lancer le question une douzaine de fois avant d'être
compris.Depuis deux jours nous cherchions à prendre langue avec un
vapeur à bord duquel se trouvait M. William Finch. « Votre
malle suit par le prochain bateau. » Trr – trr. « Votre
malle suit par... » Chaque fois que M. Boucher avait un quart
d'heure de libre, il lançait cette dépêche par les airs. Parfois
la communication était interrompue, Dieu sait par quoi, et ce
n'était que des heures après qu'on nous entendait de nouveau. Tous
ces petits mots qui vibraient dans l'air ! Nous envoyions
chaque jour plusieurs sacs de baisers par-dessus la mer. C'était
nous qui jetions dans un vertige de joie M. Schmidt, Edgar Schmidt,
éloigné de mille milles marins, en lui annonçant que sa femme
Anna l'attendait avec ses enfants à l'Hôtel du Commerce à
Cherbourg. Il est assis dans le fumoir, tenant à la main le même
numéro des Fliegende Blaetter vingt fois relu, et il regarde, plein
d'ennui, par la petite fenêtre, le bastingage monter et descendre
lentement ; la bande de mer devient étroite, puis large ;
depuis des semaines cette bande se rétrécit et s'élargit :
M. Schmidt, M. Schmidt ! Vois-tu comme cela le frappe ?
Diable ! Mon chapeau ! Trr – tac – tac Comme il a été
prompt ! « Je vais bien et suis en bonne santé. »
Dans sa hâte il n'a rien trouvé de mieux.
Alors M. Boucher fusait sur
sa calvitie l'étrier d'acier portant le récepteur, il épiait le
tictac et écrivait les mots. Nous pouvions entendre tout ce que
Lizard télégraphiait aux grands transatlantiques qui impriment
chaque jour un journal. De la sorte nous étions informés de tout ce
qui occupait le monde, nous recevions même les nouvelles plus tôt
que les lecteurs des journaux. Là-bas les rois grommelaient dans
leurs armures rouillées, et nous les entendions. Nous entendions
crépiter le grand incendie qui faisait rage dans les forêts de la
Russie méridionale. Nous entendions le vacarme de la Bourse, les
valeurs baissaient, oh, pouah !
M.
Boucher écrivait et je traduisais... car je remplissais ici les
fonctions de traducteur. M. Boucher en effet lisait couramment les
classiques des grandes langues, mais il ne comprenait pas un mot de
la langue usuelle.
Chez nous le silence était
grand. Les fils de notre antenne oscillaient et cliquetaient et le
vent rasait la lande déserte. Trois de nos petits rats qui
habitaient la station (il y en avait dix-sept) jouaient devant la
porte. Mais la mer déferlait. Dès qu'il faisait sombre, la lande
devenait blanche comme dans le clair de lune, deux fois, puis elle
flambait une fois, rouge comme de la mousse en flamme. C'était le
feu de Stiff. Quand M. Boucher sortait pour prendre une gorgée
d'air, il apparaissait deux fois comme un fantôme de craie, puis se
transformait en un démon rouge.
Trr – trr – tac – tac.
M. Boucher était assis et écrivait les mots. C'était un faible
écho du grand tambour Europe qui parvenait jusqu'à nous.
Fini. Lizard n'avait plus
rien à dire.
Tard dans la nuit, je
rentrais chez moi. En rêve je télégraphiais encore. « Children
all well. Much love. Grace. » Les étincelles crépitaient. Et
le récepteur tictaquait : « Le 21. 36° 21' – 44° 8'
10 aperçu deux icebergs. Pennsylvania »
Alors Poupoule aboya.
La villa des tempêtes, abri du narrateur de La mer
Je me fis un grog et sortis
ma lecture. Toute ma bibliothèque consistait en un numéro du
New-York Herald, European Edition, que j'avais par hasard apporté
dans ma poche. Il était jauni et sentait le sel, et chaque fois il
en sortait quelques araignées. Je le savais par cœur, article par
article, y compris les annonces. Mais je le relisais sans cesse et
j'éprouvais une impression de solennité chaque fois que je le
déployais : c'était le monde, Mesdames et Messieurs, le monde
en chair et en os, avec une auréole et des mains rouges de
meurtrier.
[…]
La pluie crépita sur mon
toit. Quelqu'un picota à la lucarne et un visage regarda à
l'intérieur en me faisant des clins d'yeux. Mais je ne m'en souciai
pas. J'étais habitué à ce que des visages regardassent chez moi la
nuit. La voix grêle bourdonnait maintenant au ras du sol, à travers
les fentes de la porte. Puis Creach fit entendre son beuglement dans
le lointain. La brume. Je jetai du varech dans le feu.
Alors je me lançai dans les
annonces. En un tour de main j'engageai trente-trois chambermaids,
governesses, pas plus de vingt ans, traitement délicat garanti, et
là-dessus je disparu sous terre, avec la rapidité de l'éclair,
pour arrêter un chef de cuisine, 94 rue de Longchamp. Je fis rage
dans les entrailles de Paris, émergeai à la lumière du jour, me
hissai sur un autobus et naviguai entre les balcons et les enseignes,
et les gens en dessous étaient emportés dans le courant. Hélas !
Mon chef de cuisine venait de sortir... et je l'attendis dans un café
où je rencontrai une jolie fille. Auto ! Et nous voilà partis
sur les étincelants lacs d'asphalte de Paris...
Mon livre de Victor.Sent
le Calvin Klein.Il me rappelle encore.Ces souvenirs lointains.Depuis, ma femme est morte.Et je peux me saouler . Au vin de
l'assassin . J'ai tué ma bien-aimée . Un planté de couteau .
N'aurait pas suffit . Il m'a fallu voir grand . Pour lui ôter la vie . Si je vais mieux maintenant . Je ne me le demande pas . Car j'ai
défoncé ses dents . Pour qu'on ne me retrouve pas . Je me promène
en ville . Avec toutes ces odeurs . De meurtre et de torture . Qui me
font toujours peur . Je lis encore souvent . Mon livre de Victor . Et
aussi, je me mens . Et pour oublier, je dors . Je dors en chien de
fusil . Pour ne plus penser au marteau . Aux fourchettes et aux scies . Que j'ai planté dans son dos . Maintenant ma femme est morte . Et
je fais des cauchemars . Je ne regrette pas mon acte . Je regrette
mon état . Je pensais m'en remettre . Mais en fait je ne peux pas .
Un meurtre sur la conscience . Ça ne s'oublie pas comme ça . Alors
je tourne en rond . Avec mon brave Victor . On a
pété les plombs . On tue les chiens dehors .
Ceci est l'histoire d'un
homme marqué par une image d'enfance.
La scène qui le troubla par
sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard
la signification, eut lieu sur la grande jetée d'Orly, quelques
années avant le début de la troisième guerre mondiale.
A Orly, le dimanche, les
parents mènent leurs enfants voir les avions en partance. De ce
dimanche, l'enfant dont nous racontons l'histoire devait revoir
longtemps le soleil fixe, le décor planté au bout de la jetée, et
un visage de femme.
Rien ne distingue les
souvenirs des autres moments: ce n'est que plus tard qu'ils se font
reconnaître, à leurs cicatrices.
Ce visage qui devait être
la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il
se demanda longtemps s'il l'avait vraiment vu, ou s'il avait créé
ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait
venir, avec ce bruit soudain, le geste de la femme, ce corps qui
bascule, les clameurs des gens sur la jetée, brouillés par la
peur.
Plus tard, il comprit
qu'il avait vu la mort d'un homme.
Et quelque temps après,
vint la destruction de Paris.
Beaucoup moururent. Certains
se crurent vainqueurs. D'autres furent prisonniers. Les survivants
s'établirent dans le réseau des souterrains de Chaillot.
La surface de Paris, et sans
doute de la plus grande partie du monde, était inhabitable, pourrie
par la radioactivité. Les vainqueurs montaient la garde sur un
empire de rats. Les prisonniers étaient soumis à des expériences
qui semblaient fort préoccuper ceux qui s'y livraient.
Au terme de l'expérience,
les uns étaient déçus, les autres étaient morts, ou fous.
C'est pour le conduire à la
salle d'expériences qu'on vint chercher un jour, parmi les
prisonniers, l'homme dont nous racontons l'histoire.
Il avait peur. Il avait
entendu parler du chefs des travaux. Il pensait se trouver en face du
Savant Fou, du docteur Frankenstein. Il vit un homme sans passion,
qui lui expliqua posément que la race humaine était maintenant
condamnée, que l'Espace lui était fermé, que la seule liaison
possible avec les moyens de survie passait par le Temps. Un trou dans
le Temps, et peut-être y ferait-on passer des vivres, des
médicaments, des sources d'énergie.
Tel était le but des
expériences : projeter dans le Temps des émissaires, appeler le
passé et l'avenir au secours du présent.
Mais l'esprit humain
achoppait. Se réveiller dans un autre temps, c'était naître une
seconde fois, adulte. Le choc était trop fort. Après avoir ainsi
projeté dans différentes zones du Temps des corps sans vie ou sans
conscience, les inventeurs se concentraient maintenant sur des sujets
doués d'images mentales très fortes. Capables d'imaginer ou de
rêver un autre temps, ils seraient peut-être capables de s'y
réintégrer.
La police du camp épiait
jusqu'aux rêves. Cet homme fut choisi entre mille, pour sa
fixation sur une image du passé.
Au début, rien d'autre que
l'arrachement au temps présent, et ses chevalets.
On recommence.
Le sujet ne meurt pas, ne
délire pas. Il souffre.
On continue.
Au dixième jour
d'expérience, des image commencent à sourdre, comme des aveux. Un
matin du temps de paix. Une chambre du temps de paix, une vraie
chambre.
De vrais enfants.
De vrais oiseaux.
De vrais chats.
De vrais tombes.
Le seizième jour, il est
sur la Jetée. Vide.
Quelquefois, il retrouve un
jour de bonheur, mais différent, un visage de bonheur, mais
différent. Des ruines. Une fille qui pourrait être celle qu'il
cherche. Il la croise sur la jetée. D'une voiture, il la voit
sourire. D'autres images se présentent, se mêlent, dans un musée
qui est peut-être celui de sa mémoire.
Le trentième jour, la
rencontre a lieu.
Cette fois, il est sûr de
la reconnaître. C'est d'ailleurs la seule chose dont il est sûr,
dans ce monde sans date qui le bouleverse d'abord par sa richesse.
Autour de lui, des matériaux fabuleux : le verre, le plastique, le
tissu-éponge. Lorsqu'il sort de sa fascination, la femme a disparu.
Ceux qui mènent
l'expérience resserrent leur contrôle, le relancent sur la piste.
Le temps s'enroule à nouveau, l'instant repasse. Cette fois, il est
près d'elle, il lui parle. Elle l'accueille sans étonnement.
Ils sont sans souvenirs,
sans projets. Leur temps se construit simplement autour d'eux, avec
pour seuls repères le goût du moment qu'ils vivent, et les signes
sur les murs.
Plus tard, ils sont dans un
jardin. Il se souvient qu'il existait des jardins. Elle l'interroge
sur son collier, le collier du combattant qu'il portait au
début de cette guerre qui éclatera un jour. Il invente une
explication.
Ils marchent. Ils
s'arrêtent devant uns coupe de séquoia couverte de dates
historiques. Elle prononce un nom étranger qu'il ne comprend pas.
Comme en rêve, il lui montre un point hors de l'arbre. Il s'entend
dire : « Je viens de là... » ... et y retombe, à bout de forces.
Puis une autre vague du
Temps le soulève. Sans doute lui fait-on une nouvelle piqûre.
Maintenant, elle dort au
soleil. Il pense que, dans le monde où il vient de reprendre pied,
le temps d'être relancé vers elle, elle est morte.
Réveillée, il lui parle
encore. D'une vérité trop fantastique pour être reçue, il garde
l'essentiel : un pays lointain, une longue distance à parcourir.
Elle l'écoute sans se moquer.
Est-ce le même jour? Il ne
sait plus. Ils vont faire comme cela une infinité de promenades
semblables, où se creusera entre eux une confiance muette, une
confiance à l'état pur.
Sans souvenirs, sans
projets. Jusqu'au moment où il sent, devant eux, une barrière.
Ainsi se termina la première
série d'expériences. C'était le début d'une période d'essais où
il la retrouverait à des moments différents. Elle l'accueille
simplement. Elle l'appelle son Spectre.
Un jour, elle semble avoir
peur.
Un jour, elle se penche sur
lui.
Lui ne sait jamais s'il
se dirige vers elle, s'il est dirigé, s'il invente ou s'il rêve.
Vers le cinquantième jour,
ils se rencontrent dans un musée plein de bêtes éternelles.
Maintenant, le tir est
parfaitement ajusté. Projeté sur l'instant choisi, il peut y
demeurer et s'y mouvoir sans peine.
Elle aussi semble
apprivoisée. Elle accepte comme un phénomène naturel les passages
de ce visiteur qui apparait et disparaît, qui existe, parle, rit
avec elle, se tait, l'écoute et s'en va.
Lorsqu'il se retrouva dans
la salle d'expériences, il sentit que quelque chose avait changé.
Le chef du camp était là. Aux propos échangés autour de lui, il
comprit que, devant le succès des expériences sur le passé,
c'était dans l'avenir qu'on entendait maintenant le projeter.
L'excitation d'une telle aventure lui cacha quelque temps l'idée que
cette rencontre au Muséum avait été la dernière.
L'avenir était mieux
défendu que le passé. Au terme d'autres essais encore plus
éprouvants pour lui, il finit par entrer en résonance avec le monde
futur.
Il traversa une planète
transformée, Paris reconstruit, dix mille avenues
incompréhensibles.
D'autres hommes
l'attendaient. La rencontre fut brève. Visiblement, ils rejetaient
ces scories d'une autre époque. Il récita sa leçon. Puisque
l'humanité avait survécu, elle ne pouvait pas refuser à son propre
passé les moyens de sa survie. Ce sophisme fut accepté comme un
déguisement du Destin. On lui donna une centrale d'énergie
suffisante pour remettre en marche toute l'industrie humaine, et les
portes de l'avenir furent refermées. Peu de temps après son retour,
il fut transféré dans une autre partie du camp.
Il savait que ses geôliers
ne l'épargneraient pas. Il avait été un instrument entre leurs
mains, son image d'enfance avait servi d'appât pour le mettre en
condition, il avait répondu à leur attente et rempli son rôle. Il
n'attendait plus que d'être liquidé, avec quelque part en lui le
souvenir d'un temps deux fois vécu. C'est au fond de ces limbes
qu'il reçut le message des hommes de l'avenir. Eux aussi voyageaient
dans le Temps, et plus facilement. Maintenant ils étaient là et lui
proposaient de l'accepter parmi eux. Mais sa requête fut différente
: plutôt que cet avenir pacifié, il demandait qu'on lui rende le
monde de son enfance et cette femme qui l'attendait peut-être.
Une fois sur la grande
jetée d'Orly, dans ce chaud dimanche d'avant-guerre où il allait
pouvoir demeurer, il pensa avec un peu de vertige que l'enfant qu'il
avait été devait se trouver là aussi, à regarder les avions. Mais
il chercha d'abord le visage d'une femme, au bout de la jetée. Il
courut vers elle. Et lorsqu'il reconnut l'homme qui l'avait
suivi depuis le camp souterrain, il comprit qu'on ne s'évadait pas
du Temps et que cet instant qu'il lui avait été donné de voir
enfant, et qui n'avait pas cessé de l'obséder,
Entre
le premier janvier et l'ultime décembre 1999, avaient ainsi
dégouliné de l'ancien monument du généralissime 3156000 secondes.
Depuis la fin prétendue du siècle, il s'en était encore écoulé
111758400, chacune égale aux autres, toutes pareillement éberluées.
Mais aujourd'hui, amis, nous pouvons parler du siècle passé sans
parti pris, avec recul et tête froide, le généralissime ayant pris
place aux côtés de Périclès et la bombe atomique ayant rejoint
les bombardes assyriennes et les canons de bois de la bataille de
Crécy au chapitre du développement des techniques de guerre. Non
que les secondes du siècle nouveau s'écoulent plus intelligemment,
à Dieu ne plaise, mais – ainsi pensait parfois Dyk avec espoir –
peut-être sera-ce le dernier ? Il n'est tout de même pas
pensable que cette expérience se prolonge à l'infini. Ancien
auditeur de la faculté de sciences naturelles et connaisseur de la
vie des carabes, Dyk avait conscience que la nature propose des
alternatives. C'est peut-être le tour des fourmis. Ou des méduses.
Ça ferait un drôle de raffut. Pour le moment rien ne le laissait
penser, en dépit des cris des écologistes, de la fonte des glaciers
et de la raréfaction des spermatozoïdes dans les organismes des
espèces civilisées, mais cent ans, c'est long, à plus forte raison
mille. Pour le moment rien ne le laissait penser, c'était toujours
ce même vieux cloaque de guerres, de famines, de crétins meurtriers
et de boutonneux sadiques, mais les méduses ne sont pas si bêtes
qu'elles en ont l'air et leur désir de pouvoir est aussi acharné,
il suffit de regarder comme elles avalent voluptueusement tout ce qui
leur passe devant la gueule.
[...]
Patrik Ourednik
– Classé sans suite Traduction Marianne Canavaggio