Lucas Cranach l'Ancien - "Le Suicide de Lucrèce" - 1538 |
Avant de me suicider je demande qu’on
m’assure de l’être, je voudrais être sûr de la mort. La vie ne
m’apparaît que comme un consentement à la lisibilité apparente des
choses et à leur liaison dans l’esprit. je ne me sens plus comme le
carrefour irréductible des choses, la mort qui guérit, guérit en nous
disjoignant de la nature, mais si je ne suis plus qu’un déduit de
douleurs où les choses ne passent pas?
Si je me tue ce ne sera pas pour me
détruire, mais pour me reconstituer, le suicide ne sera pour moi qu’un
moyen de me reconquérir violemment, de faire brutalement irruption dans
mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu. Par le suicide, je
réintroduis mon dessin dans la nature, je donne pour la première fois
aux choses la forme de ma volonté. Je me délivre de ce conditionnement
de mes organes si mal ajustés avec mon moi, et la vie n’est plus pour
moi un hasard absurde où je pense ce qu’on me donne à penser. je choisis
alors ma pensée et la direction de mes forces, de mes tendances, de ma
réalité. Je me place entre le beau et le laid, entre le bon et le
méchant Je me fais suspendu, sans inclination, neutre, en proie à
l’équilibre des bonnes et des mauvaises sollicitations.
Car la vie elle-même n’est pas une
solution, la vie n’a aucune espèce d’existence choisie, con-sentie,
déterminée. Elle n’est qu’une série d’appétits et de forces adverses, de
petites contradictions qui aboutissent ou avortent suivant les
circonstances d’un hasard odieux. Le mal est déposé inégalement dans
chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien, comme le mal,
sont le produit des circonstances et d’un levain plus ou moins agissant.
Il est certainement abject d’être créé et
de vivre et de se sentir jusque dans les moindres réduits, jusque dans
les ramifications les plus impensées de son être irréductiblement
détermine. Nous ne sommes que des arbres après tout, et il est
probablement inscrit dans un coude quelconque de l’arbre de ma race que
je me tuerai un jour donne.
L’idée même de la liberté du suicide
tombe comme un arbre coupe. Je ne crée ni le temps, ni le lieu, ni les
circonstances de mon suicide. Je n’en invente même pas la pensée, en
sentirai-je l’arrachement?
Il se peut qu’à cet instant se dissolve
mon être, mais s’il demeure entier, comment réagiront mes organes
ruines, avec quels impossibles organes en enregistrerai-je le
déchirement? je sens la mort sur moi comme un torrent, comme le
bondissement instantané d’une foudre dont je n’imagine pas la capacité.
Je sens la mort chargée de délices, de dédales tourbillonnants. Où est
là-dedans la pensée de mon être?
Mais voici Dieu tout à coup comme un
poing, comme une faux de lumière coupante. Je me suis séparé
volontairement de la vie, j’ai voulu remonter mon destin!
Il a disposé de moi jusqu’à l’absurde, ce
Dieu; il m’a maintenu vivant dans un vide de négations, de reniements
acharnés de moi-même, il a détruit en moi
jusqu’aux moindres poussées de la vie
pensante, de la vie sentie. Il m’a réduit à être comme un automate qui
marche, mais un automate qui sentirait la rupture de son inconsciente.
Et voici que j’ai voulu faire preuve de
vie, j’ai voulu me rejoindre avec la réalité résonnante des choses, j’ai
voulu rompre ma fatalité.
Et ce Dieu que dit-il?
Je ne sentais pas la vie, la circulation
de toute idée morale était pour moi comme un fleuve tari. La vie n’était
pas pour moi un objet, une forme; elle était devenue une série de
raisonnements. Mais des raisonnements qui tournaient à vide, des
raisonnements qui ne tournaient pas, qui étaient en moi comme des «
schèmes » possibles que ma volonté n’arrivait pas à fixer.
Même pour en arriver à l’état de suicide,
il me faut attendre le retour de mon moi, il me faut le libre jeu de
toutes les articulations de mon être. Dieu m’a placé dans le désespoir
comme dans une constellation d’impasses dont le rayonnement aboutit à
moi. Je ne puis ni mourir, ni vivre, ni ne pas désirer de mourir ou de
vivre. Et tous les hommes sont comme moi.
Le Disque Vert. 4ème série n°1 – Janvier 1925
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire