En guise de manifeste littéraire - Aimé Césaire



Frantz Fanon



à André Breton


Inutile de durcir sur notre passage, plus butyreuses que des lunes, vos faces de tréponème pâle

Inutile d’apitoyer pour nous l’indécence de vos sourires de kystes suppurants


Flics et flicaillons

Verbalisez la grande trahison loufoque, le grand défi mabraque et l’impulsion satanique et l’insolente dérive nostalgique de lunes rousses, de feux verts, de fièvres jaunes ...

Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace.


Comptons :

La folie qui se souvient
La folie qui hurle
La folie qui voit,
La folie qui se déchaîne

Assez de ce goût de cadavre fade !


Ni naufrageurs. Ni nettoyeurs de tranchée. Ni hyènes. Ni chacals. Et vous savez le reste :


Que 2 et 2 font 5

Que la forêt miaule
Que l’arbre tire les marrons du feu
Que le ciel se lisse la barbe
Et cetera, et cetera ...

Qui et quels nous sommes ? Admirable question !

Haïsseurs. Bâtisseurs. Traîtres. Hougans. Hougans surtout. Car nous voulons tous les démons
Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui
Ceux du carcan ceux de la houe
Ceux de l’interdiction, de la prohibition, du marronnage

et nous n’avons garde d’oublier ceux du négrier ...

Donc nous chantons.

Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans les prairies furibondes ; les ciels d’amour coupés d’embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves.


Qu’y puis-je ?


Il faut bien commencer.


Commencer quoi ?


La seule chose du monde qu’il vaille la peine de commencer.


La Fin du monde, parbleu !


Tourte

ô tourte de l’effroyable automne
où poussent l’acier neuf et le béton vivace
Tourte ô tourte
où l’air se rouille en grandes plaques d’allégresse mauvaise
où l’eau sanieuse balafre les grandes joues solaires

je vous hais.


Le moulin lent broie la canne

le boeuf trop lent n’avale pas le moulin
Est-ce suffisamment absurde ?

Les pieds nus se plantent dans l’asphalte

l’asphalte trop doux n’allume pas en pinède
la forêt des pieds nus.

En vérité, c’est à n’y rien comprendre.


On voit encore des madras aux reins des femmes, des anneaux à leurs oreilles, des sourires à leur bouche, des enfants à leur mamelle, et j’en passe :

ASSEZ DE CE SCANDALE !

Alors voilà les cavaliers de l’Apocalypse.


Alors voilà sans pompe les entrepreneurs de pompes funèbres


sans jugement, les hommes du jugement dernier.


En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez-vous vingt fois la même pauvre consolation, que nous sommes des marmonneurs de mots.


En vain : quand passe dans le ciel floche

la fulgurante sentence poétique,
ô niais
votre fébrile sidération et vos occlusions d’yeux, et vos paralysies
et vos contractures
et vos pouls en galop
vous ont lumineusement démentis !

Des mots ! quand nous manions des quartiers de ce monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots ! ah oui, des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz de marée et des érésipèles et des paludismes, et des laves, et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes ...


Sachez-le bien :


je ne joue jamais si ce n’est à l’an mil


je ne joue jamais si ce n’est à la Grande Peur


Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous.


Parfois on me voit d’un grand geste du cerveau, happer un nuage trop rouge, ou une caresse de pluie, ou un prélude du vent,


ne vous tranquillisez pas outre mesure :


Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même,

Je force les grandes eaux qui me ceinturent de sang
C’est moi, rien que moi qui arrête ma place sur le dernier train de la dernière vague du dernier raz de marée,

C’est moi, rien que moi


qui prends langue avec la dernière angoisse


C’est moi, oh ! rien que moi


qui m’assure au chalumeau


les premières gouttes de lait virginal !


Vous avez parfois rencontré sous la lune, efflanqué, un grand aboi de chien maraudeur.

Il n’y a pas eu d’avertissement des ions de la lumière cendrée, mais simplement un grand flairement, et un grand feulement s’est durci dans l’épaisseur de l’air. Et vous avez été soudainement pris dans un liquide filet de redditions sommaires, de montées de fusées non éclairantes, le feux de peloton, d’écoulements de styrax ... Et vous avez tremblé innénarrablement.

Donc notre enfer vous prendra au collet.

Notre enfer fera ployer vos maigres ossatures.
Vos grâces de tétras lyrure n’exorciseront rien.

Il suffit. Je ne vous aurai point oubliés.


Je suis un cadavre, yeux clos, qui tape du morse frénétique sur le toit mince de la Mort


Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres un cri d’acier non confondu.


Vous

ô vous qui vous bouchez les oreilles
c’est à vous, c’est pour vous que je parle, pour vous qui écartèlerez demain jusqu’aux larmes la paix paissante de vos sourires,

pour vous qui un matin entasserez dans votre besace mes mots et prendrez à l’heure où sommeillent les enfants de la peur,


l’oblique chemin des fuites et des monstres.



Paru en 1942 dans Tropiques.

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