Se pencher dangereusement au-dessus du vide.
Le singe était debout devant moi. À
genoux sur un replat de la roche, j'écoutais le lever du soleil qui
faisait craquer le bois dans mon dos, et les pattes sèches des
oiseaux parmi les graviers. La pierre qui supportait mon poids était
plane et dure jusqu'à l'angle vertical qui plongeait directement
dans la vallée.
Le monstre qui se croyait encore sous
la protection de l'oubli des formes que la nuit dispense, se tenait
sur ses orteils devant moi, craché par la sombre trachée des
falaises, un bras dans la bouche.
Il avait passé des heures dans le
dernier village au pied de la montagne à dispenser ses grâces aux
hommes qui l'avaient accueilli avec des cris de surprise dont l'écho
avait grimpé la roche sur des doigts de plus en plus rapides et des
ongles cassés, avant de s'évanouir à mes oreilles.
De ceux qui m'avaient refusé la veille
au soir la paille du simple abri, il ne restait peut-être que ce
bras maigre détaché des passions de ce monde dans la gueule du
macaque plein de sang qui me faisait face. Ce membre absurde,
quelques flaques, quelques filets de sang et sans doute, sous un
plancher intact, une cassette de bois finement ornée au contenu
dérisoire.
Il se tenait à l'aplomb de la paroi
qu'il venait de franchir, les muscles chauds, frémissants, les crocs
plantés dans son morceau de viande, les narines palpitantes, un
instant arrêté dans l'intégralité de son mouvement – surpris
par ma simple présence.
Il n'était pas menaçant. Ses yeux
luisaient d'une excitation déclinante, sur le point de passer au
compte des souvenirs. Il était repu. La fatigue commençait à
l'atteindre. Mais par habitude et parce qu'il s'était trouvé face à
moi sur le sommet qu'il cherchait à atteindre mais que l'ascension
lui cachait, debout et non plus accroché, pesant sur le plan
brutalement inversé de la paroi, brièvement désorienté, il ne vit
pas qu'il pouvait se détourner et choisit de dérouler un pas dans
ma direction.
Le sabre sortit du fourreau sans que
j'eusse l'impression d'y porter la main.
La coupe horizontale, appuyée par mon
genou instantanément relevé, trancha son pied dans l'épaisseur et
fit s'envoler dans la lumière du jour nouveau, des esquifs de
fourrure vers la vallée.
La coupe verticale trancha son crâne
et son visage en deux parties égales, dédoublant le sourire
d'étonnement et les deux rangées de dents découvertes par le
rictus de la mort qu'il avait eu le loisir d'observer au cours de la
nuit et qu'il reprenait à son tour avec l'habileté caractéristique
de son espèce.
Une canine un peu faible se détacha
sous le choc et vint rouler sur la roche jusqu'au bord du gouffre où
elle s'arrêta. J'entendis au travers du mince bouillonnement du sang
versé, le tintement de cette perle contre la pierre, comme dans une
alcôve un collier brisé, suivi du sifflement de fouet de mon sabre
essoré dans l'espace.
Les dernières éclaboussures saluèrent
avec moi l'éclat du jour que j'accueillis dans les formes, les pieds
joints, les épaules tombées, les genoux fléchis. Sabre au fourreau
dans la ceinture.
Céline
Minard – KA TA