... cigarette oubliée au coin des lèvres ... - Sorj Chalandon




Andy Warhol: Oxidation Painting (in 12 parts) - 1978



J'étais bien, retombé, assis à la table, à côté de la porte. Jim était levé. Il mettait son manteau en trébuchant des manches. Cathy parlait front contre front avec une femme qui me tournait le dos. J'ai eu en vie de pisser. Les toilettes sont au sous-sol, après la réserve du bar et les fûts empilés. Une dizaine d'hommes étaient là, qui refaisaient la vie. Il y avait des mains sur les épaules, des voix fortes, des serments hachés, des regards papillons, des braguettes ouvertes avant même la rigole de zinc. Il y avait du solide, du rude, du rire, de la voix cigarette, du visage cassé, du cheveu plaqué de fumée, du regard las. Et il y avait moi qui pissais, le front contre l'émail, les mains couvrantes et l'urine murmurée.
- Attention à tes chaussures, fils, a souri mon traître.
Je l'ai regardé. Ses yeux très bleus, une friche de sourcils, des cheveux blancs qui faisaient désordre au-dessus des oreilles. Il n'était pas rasé. Sous les néons, une peau usée piquetée d'argent. Il était à côté de moi. Qui pissait pareil. Une fin de cigarette en coin, avec un œil presque fermé. Qui pissait pareil, mais de plus loin, avec quelque chose de presque élégant. En fait, il était élégant. Un petit homme en veste de tweed marron chiné d'ocre et de vert, avec une chemise à carreaux fins et une cravate de laine sombre. Il avait gardé sa casquette. Une casquette brune à chevrons de chez Shandon, en pure laine, molle d'avoir été tant et tant portée. […]
- Tu veux que je te montre ?
J'avais encore l'hymne en tête, les bières qui restaient à boire, Jim et Cathy qui attendaient. Tous ces bruits d'arrière-salle qui tintaient l'ivresse. Moi aussi, j'étais ivre à plus rien savoir.
- Tu veux que je te montre ? A redit mon traître.
Montrer quoi ?
Comment pisser.
Et j'ai dit oui.
J'étais face à l'urinoir – une goulotte, un boyau qui courait le long du mur -, mon traître a posé une main sur mon épaule et m'a légèrement tiré en arrière. Je pissais toujours. Je pendais. Je n'avais pas eu le temps de ranger. Il a ri. Pas méchamment. Juste, il s'est amusé de ma gêne. Il m'a demandé de quoi diable j'avais peur. Qu'on voie mon sexe ? Ici ? Dans ce lieu d'hommes ? Ce bar de prisonniers ? Allons ! En souriant, il a montré mes chaussures. J'étais si près du mur, tellement collé, tellement soucieux de tout, que l'urine frappait le carrelage blanc pour rejaillir sur mes souliers en petites engrêlures gênantes.
- Ce n'est pas comme ça qu'on fait, m'a-t-il dit.
Debout, face à l'urinoir, il a reculé de trois pas et posé sa paume gauche contre le mur.
- C'est comme ça.
Il était en équilibre. Les pieds écartés, la main au-dessus de la tête, à plat sur les carreaux et l'autre main qui dirigeait le jet. Il était là, comme ça, en pont tendu, arc-bouté au-dessus de la rigole. Il m'a regardé. Il m'a dit que voilà. Comme ça, c'était. Une fois que le corps était posté ainsi, éloigné du caniveau commun, un homme pouvait laisser aller. J'étais toujours en retrait, de l'urine sur les chaussures.
Il a pissé longtemps.
Je l'avais remarqué avant, plus tôt dans la soirée. Il était à une grande table, près de la scène. Une table d'hommes, que tout le monde saluait. Je l'ai vu parce qu'il me regardait. Il parlait en me regardant. Il riait en me regardant. Il levait son verre en me regardant. Au moment de l'hymne, il s'est levé. Quand j'ai ouvert les yeux à la dernière note, il remettait sa casquette. Et le voilà qui pisse. Qui me montre comment. Un bras tendu, un corps en équilibre, et rien qui n'éclabousse rien.
- Français ?
J'ai regardé mon traître. Ma braguette était toujours ouverte. Il l'a montré d'un geste du menton. Nous sommes sortis ensemble, retournant dans la salle éclairée de trop blanc. […]

J'ai baissé les yeux sur mes chaussures. J'avais un lacet défait et des brillances négligées.
- Il est temps maintenant, mesdames messieurs ! criaient les serveurs, empilant les verres vides le long de leur bras jusqu'au-dessus de leur tête.
- Tu étais avec Tyrone Meehan ?
- C'est qui ? […]
- Tu n'as jamais entendu parler de Tyrone Meehan ?
A cet instant, par la voix de Jim, sa bouche qui disait le respect de ce nom prononcé, j'ai su que mon traître était de ceux que célèbrent les chansons rebelles. Il s'appelait Tyrone Meehan. Tyrone Meehan, qui m'a expliqué que, pour pisser en homme, il fallait accepter de se montrer en homme. Éloigné de la rigole, le regard ailleurs, la main en paravent, cigarette oubliée au coin des lèvres.


Mon traître – Sorj Chalandon
Éditions Grasset - 2007



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