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Antonello da Messina
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Un monde entier ça commence ainsi, voûte plantaire éminence thénar.
Rire aux histoires et raconter la filature d’amour d’un chien blanc.
Puis ça finit comme ça qui suffit.
C’est à 16 heures parfois ce peut être un mardi que l’appel perçu par-dessus l’étendue rompt l’enfance et le bleu.
Un merle est mort au pied d’une tour. On vit dans une tour où
s’échauffent des langues. Un oiseau minuscule, un poussin de mésange
s’est pris dans l’atelier de peinture tout en haut de la tour. Sa mère
s’est sauvée. Tout le reste est faux.
La fillette appelle sa mère c’est en pleine nuit. Mamy est morte
dit-elle je crois qu’elle est morte. La mère dit ma chérie ne t’affole
pas on vient je réveille ton père il va venir Benoît est en crise que
fais-tu ?
On lisait Phèdre j’étais Phèdre aujourd’hui. Elle a respiré fort j’ai
cru que c’était comme à l’hémistiche pour appeler l’air qui manque aux
héros et j’étais si fière je l’ai regardée pour grandir sur moi la
gloire du soupir ; c’était un cadavre.
Il me faut aller allaiter ta sœur aura dit la mère. Que vas-tu faire maintenant ? et l’enfant : je garde le pauvre cadavre.
Et le père s’éveille dans la mort des mères pense à sa mère morte.
Probablement. morte ? Et pense à sa fille qui garde le mort, à Racine
aussi à l’acte à la scène coupés par mort véritable, à l’arrière-pays
niçois sans doute aussi comme ça sans suite à son vélo son petit clébard
sa canne à pêche dans les remous du Jabron la truite étincelante les
gros yeux du cabot, puis au regard impeccable de sa mère sur chaque
chose, pense à la fatigue impeccable de sa mère devant ce monde et son
cœur d’enfant se serre d’amour et d’admiration. Il oublie la petite qui
partage les derniers jours de sa mère. Il faut s’habiller dans l’ordre,
les chaussettes puis le slip et le reste chose à chose. Son épouse
veille aux choses à l’ordre des choses et les soldats de plomb
réintègrent le sommeil et les lunettes ce monde-ci qu’il faut traverser
pour rejoindre la fillette lui dit la femme, premièrement sa fille. La
morte n’est pas sa mère à elle, ne vient qu’au second rang, normal, de
son cheptel. Mais le père, c’était sa mère au chapeau de paille, sa mère
des clairières et fraises des bois.
Et le père sera parti dans l’hébétude des rêves et du nouveau silence
du monde. Peut-être est-il tenté de fuir mais il aurait trop honte.
Alors il prend le taxi pour traverser Paris, La Comédie-Française, les
cinémas, le lycée Condorcet, Pigalle et les jobardises de son géant de
père. Changer les vitesses et démarrer puis les feux clignotants, les
priorités, tout l’encombrement qui grouille dans les actes, c’est trop.
Il prend le taxi tant pis pour le prix.
Et la mère aura rappelé la fillette, là-bas à une heure de là, pour
dire il arrive et le nouveau-né crie sur son sein. Que fais-tu
maintenant, comment vas-tu, n’aie pas trop de peine ni peur. L’enfant
dit je n’ai de peine ni de peur. Il y a un pauvre cadavre dans la
chambre de mamy je le veille. J’ai construit des tours de livres autour
du lit et j’ai placé Phèdre debout tout en haut de la plus haute tour à
la bonne page celle des soupirs et de la patience mais je brûle au
soleil poudroie ne vois rien venir des peines et joies. J’ai entassé
Carco Queneau Bergson Proust et Joseph Delteil et tous les Maigret, que
mamy ne voit pas le cadavre mais ses amis qui guettent le jour où son
fils viendra. Quelque chose coule du cadavre, je ne sais quoi, une eau
ou moi. Va se répandre sur le parquet de bois, moussera, viendront les
champignons les saisons, nous cueillerons, puis la mer viendra, les
croisières pour Cendrars et mamy, pour tous les autres, rejoindrons
Ariane ou l’Abyssinie sans toucher Charybde sans toucher Scylla.
La mère inquiète aura dit calme-toi, va faire un nescafé dans la
cuisine ou boire quelque chose un peu d’eau qui pique il y en a toujours
chez ta grand-mère. Mais l’enfant continue pieds nus dans l’eau
blanche.
Elle a parlé au docteur ce matin devant moi, elle a dit ça suffit
pour moi, m’a dit ne pars pas, elle a dit celle-là souffrira mais c’est
le temps pour elle et c’est le temps pour moi. Je ne souffre pas, maman,
non. Le pauvre cadavre ni moi ne souffrons. Phèdre a dit que ces voiles
me pèsent et puis mamy s’est échappée de pesanteur dans le lit blanc
dans le cadavre blanc et dans l’écume blanche parmi ses amis de papier
qui flottent et mes pieds sont mouillés papa va arriver. Il verra que
c’est fini les minotaures, les affreux guerriers, les fats les méchants,
les odieux les odieux racistes, que c’est fini ce siècle de férocité
dans la vie de mamy c’est fini et que je suis ici avec tout le perdu et
l’envie de brûler comme la chandelle, j’ai mis la chandelle, pour qu’au
moins trembler éclaire un peu le pauvre cadavre. J’ai fermé ses yeux
j’ai fermé les miens j’ai mis des chansons et j’attends.
Ils sont tous là venus vite, les deux sœurs le frère les maris les
femmes, elle les aime bien mais cherche quelqu’un mais ne comprend rien.
Elle s’enfuit rejoindre la jeune fratrie derrière Paris. Pas besoin de
mots ni de sentiments dans une fratrie, on est là comme le peuple est
là, on vit, on n’a pas d’émotion, on est des gens qui vivent dans la
ville ou dans la campagne, juste on fait ce qu’il faut qu’on nous dit
qu’il faut enfin à peu près.
Puis elle revient de ne pas tenir place ni parmi les uns ni parmi les
autres. Juste elle a pris le bol d’air des fratries. L’injection de vie
des fratries. Retraverse Paris en métro pour l’étai de tout un pays. Et
la mère s’inquiète quand le frère lui dit qu’elle est venue qu’elle est
partie qu’elle n’a rien dit. Elle est là. Entrée dans la chambre où le
petit cadavre a disparu. Il y a une morte dans le lit de mamy. Mamy
morte et les livres sont rangés. Phèdre et le jour blessé se sont
réfugiés dans le corps léger d’un livre fermé. La pelure d’un monde en
papier qui pèsera onze ans de la vie d’un homme.
Elle perd le visage. Un visage dur à retenir mais pas les yeux, les
yeux de la vierge d’Antonello de Messine. Pas la petite vierge boulotte
et naïve, l’autre la seconde et c’est la dernière peinture d’Antonello à
Venise, celle d’onze ans après, l’autre, au regard effroyablement
savant dans le bleu qui s’enfuit du bleu partout où désormais on pensera
bleu. Le regard de mamy qui voit où on regarde, nous, et que c’est pas
trop bon ce qu’on voit. Mais c’est sans le bleu. Avec les dorés de fin
des automnes quand le bleu a disparu de la nature, quand le bleu a fui
la vie de terre et de mâchoires pour le grand trou du ciel. Sa vie ? sa
fille morte ? elle n’en parle pas. Mais les yeux penchés voient ce que
voit pour toujours la jeune fille bleue de Messine : la cruauté des
hommes et la bêtise énorme. Et les yeux se taisent dans les paupières
basses qui font la hauteur et le dédain dans les portraits d’Antonello
mais là, font l’intelligence, ombrant l’éclair de la connaissance. Et
sous la légère pesanteur des paupières les yeux poursuivent simplement
leur tâche d’œil, regarder, jusqu’à la fin des mondes et des minotaures.
Voient la compassion des Ecce Homo, la compassion qui a nourri les
pauvres gosses de la vieille Turquie chopant les oiseaux bleu Messine et
minuscules comme des mésangeons pour les vendre au pied des églises des
mosquées des synagogues, afin que les acheteurs les libèrent et que la
grâce tombe sur eux et le pain sur l’enfant de la rue. Voient que c’est
fini ce temps des compassions simples avec oiseaux bleus à l’appui du
ciel et chants qui s’ensuivent en éclaboussant de bleu le ciel bleu.
Voient que c’est fini la compassion du paysan de Messine avec sa
corde au cou, et fini sa douleur. Qu’ensuite des tortures et pitiés
cœurs gros, il y a encore il y eut et demeurera sur le petit tableau de
50 cm sur 30, la goutte sublime et cristalline, si limpide, coulée de
l’œil lavé de fatigue du paysan de Messine, lavé de paysannerie et
d’ignorance, devenu prince avec la corde au cou. Mais le dernier Ecce
Homo ne pleure plus, au-delà de toujours abandonné, abandonnant toute
résurrection aux histoires. Alors le bleu de la petite vierge
d’annonciation, ce bleu tout de même, ce bleu des oiseaux sans nom et
minuscules de la compassion des vieilles Turquies s’enfuit des murs, des
fonds peints et repeints jusque noirs, des mines et des crématoires,
puis des foulards, des robes de mamy, à la mort de sa fille et à la mort
des filles de Sion. Et tout est jaune, le vert est jaune et tout est
imprécis, se brouille sur la toile et tout a fui la figuration des
douleurs. Et voilà que les yeux seuls se précisent dans le souvenir
d’une fillette, paupières tombant un peu sur le regard trop précis qui
voit où on regarde, nous, et qui n’a plus besoin de la larme d’eau pure
coulant de la fatigue et sans la corde au cou, sans le voile bleu, sans
la sainteté, avec l’exactitude.
Et la fillette aura lavé ses pieds dans l’eau pure qui coule d’un
petit cadavre parmi les cadavres flottants où chaloupent des images et
les grelots des troupeaux de mots qui appellent du bleu.
Aura-t-elle pensé, en mourant parmi les lancers d’amour de Phèdre, à
la fille du postier, au grand jeune homme aristocratique et fantasque
qui chante des pitreries sous sa fenêtre de jeune fille pensive au
foulard bleu comme une pervenche où s’oublierait le myosotis.
Aura-t-elle pensé au grand tressaillement du corps parmi le monde
injuste, qui fait du monde injuste un miracle d’annonciation. Suit-elle
d’une main lente, juste au-dessus du livret que la fillette lit, le si
beau cavalier plein d’orgueil de colère et de fantaisie, avec de
l’ironie pour son orgueil et sa colère et de la passion pour sa
fantaisie, ses cheveux noirs, ses yeux bleus si pâles qu’ils sont
presque blancs, tellement plus clairs que le voile de la petite fille du
postier de Messine, car la grande beauté n’a pas besoin de profondeur,
n’a pas besoin de dire qu’elle est sombre pour dire qu’elle fut claire.
La grande beauté s’offre à l’adoration comme une peinture et s’offre à
son adoration la grande beauté du jeune homme ignorant, la beauté
ignore, qu’elle n’est pas douée pour l’adoration.
Aura-t-elle pensé à son père le postier qui peint le dimanche aux
heures de la messe parce que la Commune a détruit l’adoration en lui
mais pas l’admiration pour la beauté du monde. Son père sans aucun
orgueil de sa lucidité, qui lui a légué la distance et cette saleté de
clairvoyance. Elle pénétrera dans les églises pour le baptême consenti
de ses enfants, jamais autrement, jamais non plus ne participera aux
obligations mondaines de son mari. Ne fait rien, n’attend pas, ne ment
pas. Lit quelque chose. Regarde le bleu qui part en fumée de ses gitanes
bleues.
Quand le bleu des minuscules oiseaux de Messine disparut du monde
avec sa fille, elle aura quitté le ciel bleu des Provences et les mers,
avec son colosse de mari ses chevaux ses bateaux son chagrin fou. Elle
rejoint Paris du peuple et des arts et son œil aura pris sa part de
chanson de théâtre et de roman dans la légèreté fabuleuse où seuls
pèsent des voiles pendant que la vie marchande joies et peines et que
les enfants dorment à côté. Et le regard s’accorde cette part de presque
vivre, pas tout à fait vivre mais presque et c’est bien, cette
conversation avec les bizarres, les échalas, les nains, les jetés, les
très beaux, les lumineux qui hantent les arts à la recherche de
minuscules oiseaux bleus qu’ils vendront aux portes des musées si
quelqu’un a encore compassion des vivants. Et sa maison s’emplit des
échalas, des nabots, des vieux enfants qui fabriquent l’illusion d’un
bleu pensant qui vole véritablement. Et son regard s’adoucit tout un
temps je veux croire dans le rire et la conversation. Dans la chanson.
La chanson qui s’écrit alors le fut par Bergson, par Pitoëff et sa
Ludmilla qui vieillit sans quitter l’enfance ni le bleu de ses yeux, par
Dullin par Carco par Proust… Elle, ne prête qu’à peine l’œil et sa main
si fine à la chanson. Le grand théâtre voudra son bout de la chanson.
Soit. Un cœur simple, Tante Marie, oui en quelque sorte un cœur simple
sous une main légère et un regard impitoyable.
Puis elle aura aimé cette enfant exaltée qui lance ses fièvres sans
gêne autour d’elle sans voir que beaucoup de fièvres ont fait briller
beaucoup de fenêtres du monde avant de les briser de rage et pitié pour
qu’un peu d’air tout de même soulève encore les voiles des jeunes
amantes et des vieilles folles. Mais l’amitié d’une fillette ne peut
suffire à récupérer le bleu de Messine.
Qu’est-ce qui est vrai ?
Le merle mort sèche au pied de la tour et le mésangeon s’est réfugié dans la pièce haute. Sa mère s’est enfuie.
Alors on a pris de vraies mains pour entourer l’oiseau. Les mains
vivantes de l’ami. Il ne tremble pas ni l’oiseau du tout. On l’a posé
sur le parapet devant l’immense mer des grands-pères au long cours et
c’est une flopée de montagnes et de lignes de crêtes. L’oisillon regarde
on qui lui parle doucement de compagnonnage mais l’engage à rejoindre
le ciel gris, la délivrance, c’est-à-dire le trop grand monde et le trop
grand vent qui brise la tête et fait rêver. On l’a délivré pour que
nous soit comptée sa délivrance, une délivrance. On est une fillette à
qui sourit une vieille dame dont le regard dit tu le livres à l’infinie
dépendance.
Et la vierge d’Antonello détourne l’œil de l’oiseau. Pas la petite
paysanne, non, celle qui a perdu l’auréole. Celle dont la main gauche
qu’on voit à droite calme la montée de l’espérance et dont les yeux
s’échappent d’apprendre et du livre ouvert juste où pèsent des voiles.
Il est possible qu’un souffle très léger agite une herbe en disant je
suis la voix de dieu par-dessus les tempêtes, mais la beauté du psaume
qui apaise le visage ne monte plus jusqu’aux yeux qui se fixent un peu
où on ne croit plus, où surgit l’Ecce Homo, pas le souffrant, l’écorche
d’âme, pas les larmes sourcières sur le nerf de misère, non, le désolé
le sans larme, que l’amour a quitté mais que n’abandonnera jamais, ni
onze ans ni jamais, l’affreuse crème du désespoir par-dessus le dégoût
de bouche.
Pourtant devant le visage et le fond noir et vide, avec l’inutile
corde sur les épaules à l’inutile puissance, la fillette voit la beauté
de tout et c’est de joie, d’une joie folle, qu’elle pleure à la place du
visage du petit tableau. Car le tableau est tout petit pour laisser à
la nature la mesure des visages d’hommes et de femmes. Et l’Antonello
n’a rien d’autre à dire, laisse au grand Piero à la tempera ce qui est
qui fut dit par eux. Alors elle, la fillette inculte, prend le tube de
cobalt et du blanc de gesso avec la turquoise en tête pour faire vibrer
le cobalt comme elle a vu faire à la gentiane et aux fleurs de
bourrache. Elle pose sur un carton quelques miettes de bleu qui touchent
aux oiseaux d’Istanbul par la pensée, après l’impression, après
l’émotion, avec sérieux, langue perdue après que pendue aux cordes
magistrates qui étranglent la voix des Ecce Homo et que les vents
mauvais font vibrer comme des appeaux pour vautours et carabiniers
d’espérance.
L’homme sur la toile aux glacis flamands a pleuré de douleur puis il
pleure d’effroi puis il meurt aux hommes, une corde dérisoire, un motif
pour peintre soutenu par un cou de taureau. Mais Antonello ne le veut
pas ainsi n’en a pas fini de la vie. Il traverse le détroit de Messine
juste où Ulysse maîtrisa Charybde et Scylla, il porte le neuf et la
profondeur des couleurs à l’huile à la Renaissance italienne. Car il a
pris les larmes de sang puis les larmes de suint puis les larmes d’eau
claire pour mener ses glacis plus loin que Van Eyck, plus loin que la
gloire de la peinture, jusqu’au cœur bondissant d’une fillette ou d’un
oiseau qu’on capture. C’est la plus petite toile et c’est le dernier des
Ecce Homo, 40x33 cm. Comment se fait-il que l’effarante beauté de la
peinture passe l’effarante douleur de l’expression ? Comment sommes-nous
faits se dit Antonello en rangeant son doux pinceau de marte pour
rejoindre une dernière fois les plaisirs de Venise et les femmes
blondes, et cette odeur rousse des femmes blondes de Venise qui compense
il veut croire, le bleu des saisons mortes, lui le Sicilien courtaud
dont les doigts ont caressé dieu. Alors dans l’infinie nostalgie de
l’orangé, le bleu lui casse sa tête de Sicilien où le bleu crie à
tue-tête sa nostalgie des femmes compatissantes. Celles qui plus tard
offriront leur chair roussie par un autre peintre à l’appel du bleu
détruit de la compassion.
La petite vierge enfantine, la première, simplette et auréolée
par-dessus ses mains sages, est distraite de ses psaumes par un
bruissement d’aile derrière le vermillon d’un étui vide posé sur le
surplis damassé or et vert tout près du livre ouvert. C’est un livre de
prières et d’enluminures qui dit en peinture tu n’es que peinture et je
t’abyme dans les pages légères. Mais la petite vierge enfant ne regarde
pas le livre sacré du début d’un temps, ni les mises en abyme d’un
arrière des temps, parce qu’une coccinelle est entrée ou le souvenir
d’un souvenir qui lui ouvrent la bouche comme aux idiots aux étonnés. Et
ses mains sont croisées par-dessus les psaumes qu’elle lisait quand la
chose est arrivée sans étonner son œil mais en ouvrant sa bouche où
peut-être, un reste de cantique s’évanouit ou que s’égare sur la lèvre
inférieure l’innocence du monde dans un coussin de douce chair touchée
de rose à peine.
Alors bouche close et l’œil constatant la distance et le temps
absolument clos qui la sépare de la petite vierge et ce n’est pas
forcément onze ans c’est peut-être une seconde une journée c’est
pareil, absolument clos, passé. Alors la seconde vierge d’Antonello
apaise d’une main les colères et passions des Antonello qui se
détruisent le cerveau en le diluant dans le bleu zinzinulant. Et le
pupitre qui remplace le brocart est en bois blond comme un chevalet, un
pupitre de bois mais ça ne suffit pas dit encore la main. Rien n’est
assez pauvre pour dire ce qui est, rien n’est assez seul. Elle a quitté
la peur avec l’innocence, elle a quitté le livre aussi mais n’est pas
distraite. Ne le sera plus. Ce qu’elle voit est en deçà des livres, dans
la fureur assassine des hommes qui monte jusqu’aux livres pour que les
livres la conjurent et à quoi elle dit d’une seule main : chut. Ou
peut-être à l’Antonello rivé à son petit carré de toile et au bleu qui
s’enfuit du bleu sur deux tiers du format, dit-elle doucement : tout ça
n’est rien, les malheurs passent l’espérance.
Mais la fillette devant la toile minuscule regarde le noir splendide
où s’installe en vainqueur un bleu pensant autour du beau visage de
l’intelligence. Elle voit la main que la perspective rend absurde comme
un animal greffé là et l’autre main, si élégante, qui retient le bleu du
ciel pour cacher au mieux le cœur pourpre comme l’étui vide de l’autre
peinture et voit le pupitre et voit le livre dont deux feuillets
s’ouvrent à l’air, ainsi les oiseaux qu’on dessine enfant, alors la
fillette prend le crayon qui traîne et la feuille qui traîne, pose
quelques mots qu’on ne saura pas, plie la feuille, l’adresse à Ritzos en
glissant le papier plié dans la poche de son jean ou de son tablier
selon l’époque où l’histoire fut contée. Car furent beaucoup de
fillettes et beaucoup de grands-mères mais peu d’Antonello depuis le
quattrocento. Elle tourne au coin d’une ruelle et c’est vrai que
l’oiseau s’envole.
Alors s’ouvre dans l’enfant qui ne savait pas qu’existait dedans, un
sanctuaire une cabane pour ce goût des poèmes et des peintures, et dans
l’œil de sa grand-mère voit tout ça, après l’innocence et les
carabiniers, voit l’homme encore l’homme qui peint.
Ensuite il faudra filer à Gênes à Palerme pour entrer près d’Antonello en littérature c’est dire en lecture hardie.
Sur le parapet face à l’océan des montagnes, l’oisillon bleu la
regarde sans crainte et fort et longtemps puis s’envole dans le ciel
bien trop grand pour un oisillon dont la mère s’est enfuie.
***
Et la mère aura appelé la fillette à tue-tête. Et la fillette au
milieu du champ entend l’appel qui tue sa tête labourée de soleil. Elle
tourne dans le champ les bras écartés pour attraper un équilibre aux
herbes souples. Elle est un oiseau noir, s’abat se relève, ça y est elle
est debout, court traverser le grand champ puis le chemin gris puis le
fossé rouge puis la misère du quartier sud puis la rivière jaune et
l’œil rond du héron puis les traits hâtifs aveuglants des rails et la
passerelle qui s’accroche aux traverses et rouille au passage. Saute
dans un train. Saute dans le sursaut des cœurs battus des trains
d’autrefois. Traverse la jungle de hululements du train, cale ses pieds
au mouvement pour bondir à Paris hors du train jusqu’à l’hôpital. Porte
le rouge de toute la vie sur les joues, dans la chambre où sa mère
meurt. La chambre est bleu de pervenche sans les myosotis. Dit me voici,
voici l’un peu de vie que tu as mise en moi pour le peu de courage ou
de plaisir ou de douleur ou que sais-je, qu’il faut pour traverser.
L’œil de la mère crie la chose importante qu’on ne comprend pas, qui
restera parmi tout l’incompris. La mère chante un bout d’opérette,
voudrait qu’on l’aime encore comme une jeune fille qu’on désire
âprement, se souvient qu’elle est jeune et qu’elle a soif, sûr qu’elle a
soif, et que sa sœur vient de mourir de la tuberculose et qu’elle
s’était fiancée la veille au bel Espagnol et qu’on est à Biarritz et que
la mer est meurtrière et qu’elle n’a pas prévenu les jeunes soldats
allemands du danger de la lame de fond et qu’ils sont morts et qu’elle
ne sait plus si c’était juste mais elle était fière tout de même c’était
la guerre comprends-moi, et que la baleine s’est échouée sur la plage
je le jure et qu’elle raconterait à ses enfants quand elle aura des
enfants l’énormité de la baleine, et qu’elle est fatiguée si fatiguée
mais pourquoi pourquoi. Sans doute vient-elle d’accoucher mais on ne lui
donne pas son petit, ces brutes d’infirmières qui ont tué sa mère, Il
faut réveiller les aînés qu’ils filent au village chercher la sage-femme
et l’enfant. Cet ahuri de Jean-Louis a eu un accident de mobylette et
la petite a l’appendicite et le petit fait un œdème, il étouffe et le
médecin ne vient pas, comment faire pour s’évader de cette chambre
bleue, aller les rassurer, on aurait tout de même pu les placer tous
dans la même clinique. Elle a complètement oublié de faire les courses
et les autres vont rentrer de l’école, Il faut encore aller à la soupe
populaire chercher à manger pour sa mère, il n’y a plus rien c’est la
guerre et sa mère meurt dans la salle commune de l’hôpital surpeuplé
surmiséreux de Bayonne avec ces brutes d’infirmières qui ne lui donnent
pas son petit, qui vont se tromper en nouant au poignet le bracelet
d’identité, mais elle saura, sûr qu’elle saura, si c’est son fils à
elle, son premier, son tant aimé. Bon sang elle n’aura pas le temps elle
n’aura jamais le temps, elle appelle sa fille à rescousse très fort si
fort que la fillette arrive avec le rouge de la vie sur les joues.
Maman, papa arrive, ne t’inquiète plus, elle ne s’inquiète plus, elle
meurt.
On aura dit les prières ceux qui savent et puis les poèmes ceux qui
ne savent plus les prières et puis rien ceux qui ne savent que laisser
l’eau de rosée d’orage couvrir leurs yeux leurs joues. On est si seuls.
Ils l’ont emportée dans un frigo, ils font le corps musée Grévin. On ne
reconnaît pas la belle dame, oui bien sûr quelque chose, il y a bien
quelque chose, mais c’est effrayant cette dame qui ne nous connaît pas
du tout, qui ressemble un peu à maman. On se souvient qu’on détestait le
musée Grévin. On est tous là autour, papa, jlcovsdbs, on dit comme ça
pour aller vite on se fout de qui est qui sauf papa. Maman n’est pas là
pour dire qui est qui, on est un peuple, on parle pas pour pas gêner et
qu’on n’a pas envie, on rit pas pour pas choquer et qu’on n’a pas envie,
on pleure pas pour pas contagier, on a un peu envie pourtant, on bouge
pas pour rien déranger, on voudrait tant tout déranger surtout les
secondes passées, on touche pas pour pas marquer la cire fraîche. On a
envie de rentrer à la maison du dimanche soir où maman a préparé le
chocolat chaud, on aura des tartines beurre et confiture et pas des
épinards. On en a marre. Il y a de minuscules gouttes d’eau sur la main
de la dame, de l’eau de rosée dans la fraîcheur du soir. Et c’est vrai
qu’il fait froid tant mieux la cire ne fondra pas. On fixe les gouttes
d’eau sur la main, on comprend, on est terrorisé, c’est un cadavre qui
décongèle. Hier maman a pris un bain, j’ai lavé les cheveux c’est plus
pratique à deux, elle a mal aux épaules elle a mal. La dame de cire a de
beaux cheveux blancs bien coiffés en arrière. De vrais cheveux
dirait-on, bien lavés, et des hématomes violets sur les bras de vrais
hématomes. On met la ponctuation où il faut, on est une fillette qui
cherche quelque chose à faire pour ne pas penser, pour être utile à
quelque chose qui n’a besoin de rien comme souvent les choses. On ne
pleure pas parce qu’il faut ravaler le monde afin de ne pas s’y perdre
et pleurer ferait glisser le monde loin de soi, quoi faire alors pour
marcher quelque part.
La jeune lingère brassait des draps bleus et blancs comme le turban
de la dame d’Ingres. Qu’elle est jolie quand son sourire embarque le
visage et qu’elle se tourne à vous. N’est pas de ces lingères de roman
qu’on culbute dans les remises et qui rient d’insolence comme la petite
servante de Goya au coin du grand drap blanc. Riait pourtant la lingère
aux princes qui passaient par là ou qu’elle croisait à vélo, sacoches
pleines de linge et de provisions, de munitions, sur les lignes de
démarcation. Et bien sûr qu’il y en eut, les lingères sont jolies dans
leurs jupes fraîches et les socquettes aux pieds, jambes nues qui
pédalent et pédalent en montrant des genoux. Hum se disent les vauriens
en sifflant, hum se disent les princes en pleurant. Les princes n’ont
pas droit aux lingères et les vauriens ont droit à tout mais pas
longtemps et d’ailleurs les lingères sont habiles à s’enfuir dans leur
rire.
Mais les lingères n’existent plus que dans le temps d’enfance contée.
C’est pourquoi on retourne parfois dans ce temps découvrir semeurs et
lingères et les tissus bleus ou blancs sur les peintures qu’on voudrait
toucher, qu’on touche furtivement car les peintures des temps contés ne
sonnent pas quand les petits vont toucher du doigt le bleu de Kandinski
pour savoir si ça colle ou si ça s’enfonce, ou les blés de Van Gogh pour
vérifier si ça gratte ou si ça dévore, et le bleu de la vierge
d’Antonello pour voir si l’émerveillement demeure sur la pulpe du doigt
comme un cœur de mésange à battre son petit tocsin. Et la peinture mine
de rien tue les princes et la peinture se fait prince. Prince de gloire
le vent de corbeau, prince de gloire le tendre vert battu de gris,
prince de gloire la transparence d’une larme sur un visage supplicié.
Alors on épouse la turbulence et la larme, l’éclat. On oublie les
princes maléfiques des romans qu’on aime tant, on grandit. On s’éloigne.
On cherche les peaux aux endroits qu’on voit pas, on aime le rock and
roll et la paix violente. On file chasser phrase à phrase une phrase.
Ou bien en Camargue pour sous les sabots des chevaux la poussière
d’éperdu. Ce qu’on voit : des salines et qu’il y a le rose sur un
châtiment blanc. C’est fini pour un temps les romans, on chasse et on
prend, tout prend sur la toile et c’est la provision de l’été.
On s’est livré par passion à l’indépendance que la passion tue. On
est calciné soleil a frappé, tête est sans casquette. Cœur a fauché les
blés pour l’éclat. On entend dans l’amitié d’un le quintette pour
clarinette de Mozart qui vous sauve de la vue.
On part dans les théâtres porter tout ça, la vue, l’ouïe, la danse et
la misère à de jeunes grands-mères. Une poule traverse la scène du
Vieux-Colombier, Ludmilla allaite en coulisse et revient jurer sur le
bûcher qu’elle est vierge et qu’elle aime son roi et son dieu. On
témoigne de ce qu’on ignore que d’autres gardaient qui sont morts. On
est le regard du sourd dans l’incroyable lenteur d’un fauteuil roulant
qui traverse une scène.
Mais a-t-on frotté ses mains aux matières ? On part en montagne on
grimpe et c’est bon. Les grands oiseaux noirs frôlent l’avenir qu’on a
dans les mains sur les toits du monde ah ! qu’on est bien à refaire
demain et demain revient. Roulent les genoux et monte le sang. Qu’on est
jeune un jour. L’herbe est si rare si grise on voit les vertèbres du
monde. L’orchidée sent le chocolat, se nomme orchis vanille c’est idiot,
tout de même on voit l’edelweiss on touche et c’est doux comme dos de
bourdon, le chamois se luge au glacier, que le monde est grand et je
suis dedans. L’œil est asservi par une gentiane en peau de gentiane, j’y
taillerai la robe que déchirera l’homme aux yeux qui osent.
Qu’est-ce qui est vrai ? Tout est vrai bien sûr car les mots
appellent et c’est leur boulot. Le merle noir sèche au pied d’un grand
mur très en contrebas d’où la mésange s’est envolée. N’était pas poussin
de mésange bleue. C’était une nonnette à calotte noire . Une adulte,
elle est naine et plumée du bleu, la tête et la queue, c’est depuis
longtemps. C’est depuis longtemps que la fillette a quitté la femme dont
la mère meurt. C’est depuis longtemps un jour qu’on est nain. Mais pas
le sanglot qui s’entête et dit bleu, sont bleues les mésanges. Le
sanglot géant c’est toute l’enfance qui quitte les nains quand s’envole
une nonnette dans le bleu d’Antonello.
11 septembre 2007