Les noms sont hantants, me hantent. Ils sont utilisés, ils n’entrent
dans aucune généralité, ils ne servent pas une cause, ils ne veulent pas se
plier à une règle simple, générale, commune, ils ne veulent pas se décomposer
et s’allonger s’assouplir et se modifier et tourner et faire en sorte qu’ils
servent à plusieurs occasions différentes et variées. Je dois ranger tous ces
noms qui me hantent. Je ne sais pas à quoi ils servent, je m’en sers, ils
sortent instinctivement sans avertir, ils proviennent d’un fond où ils ne
trouvent pas le sommeil, où ils continuent à bouger, à tourner en essayant de s’agglomérer
à des termes usuels, utilisables, à des phrases, à des morceaux de phrases, ils
ne veulent pas rester seuls en eux-mêmes, dépourvus de toute attache, il
faudrait que je les attache, qu’ils ne viennent plus d’eux-mêmes se glisser
dans les phrases au beau milieu des phrases que je suis en train de prononcer
mêlés à des mots normaux, bien glissés, bien à l’intérieur des mots normaux
comme s’ils venaient de la même profondeur, je ne peux pas faire une phrase
sans que ces noms indéclinés viennent se glisser comme si de rien n’était, dans
le flot continu des paroles, comme s’ils avaient le droit de venir dans ma
bouche comme tous les autres mots qui en ont le droit parce qu’ils sont mots
communs, mots de tout le monde, mots qui se découvrent, qui n’existent pas, qui
se changent, qui e déclinent. Je ne veux pas les enregistrer là où tous les
mots qui n’existent pas sont enregistrés, je ne veux pas qu’ils aient une
puissance autre, un effet serein, une certitude, comme si tout ce que je disais
ne servait qu’à mettre en relief des noms.
Anachronismes,
P.O.L., 2001.
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