Les hommes sont des mystiques de la mort dont il faut se méfier.
En
pensant à Zola, nous demeurons un peu gêné devant son oeuvre; il est
trop près de nous encore pour que nous le jugions bien, je veux dire
dans ses intentions. Il nous parle de choses qui nous sont familières…
Il nous serait bien agréable qu’elles aient un peu changé. Qu’on nous
permette un petit souvenir personnel. A l’Exposition de 1900, nous
étions encore bien jeune, mais nous avons gardé le souvenir quand même
bien vivace, que c’était une énorme brutalité. Des pieds surtout, des
pieds partout et des poussières en nuages si épais qu’on pouvait les
toucher. Des gens interminables défilant, pilonnant, écrasant
l’Exposition, et puis ce trottoir roulant qui grinçait jusqu’à la
galerie des machines, pleine, pour la première fois, de métaux en
torture, de menaces colossales, de catastrophes en suspens. La vie
moderne commençait.
Depuis,
on n’a pas fait mieux. Depuis « L’Assommoir » non plus on n’a pas fait
mieux. Les choses en sont restées là avec quelques variantes. Avait-il,
Zola, travaillé trop bien pour ses successeurs ? Ou bien les nouveaux
venus ont-ils eu peur du naturalisme ? Peut-être… Aujourd’hui, le
naturalisme de Zola, avec les moyens que nous possédons pour nous
renseigner, devient presque impossible. On ne sortirait pas de prison si
on racontait la vie telle qu’on la sait, à commencer par la sienne. Je
veux dire telle qu’on la comprend depuis une vingtaine d’années. Il
fallait à Zola déjà quelque héroïsme pour montrer aux hommes de son
temps quelques gais tableaux de la réalité. La réalité aujourd’hui ne
serait permise à personne. À nous donc les symboles et les rêves ! Tous
les transferts que la loi n’atteint pas, n’atteint pas encore. Car,
enfin, c’est dans les symboles et les rêves que nous passons les neuf
dixièmes de notre vie, puisque les neuf dixièmes de l’existence,
c’est-à-dire du plaisir vivant, nous sont inconnus, ou interdits. Ils
seront bien traqués aussi les rêves, un jour ou l’autre. C’est une
dictature qui nous est due.
La
position de l’homme au milieu de son fatras de lois, de coutumes, de
désirs, d’instincts noués, refoulés est devenue si périlleuse, si
artificielle, si arbitraire, si tragique et si grotesque en même temps,
que jamais la littérature ne fut si facile à concevoir qu’à présent,
mais aussi plus difficile à supporter. Nous sommes environnés de pays
entiers d’abrutis anaphylactiques; le moindre choc les précipite dans
les convulsions meurtrières à n’en plus finir. Nous voici parvenus au
bout de vingt siècles de haute civilisation et, cependant, aucun régime
ne résisterait à deux mois de vérité. Je veux dire la société marxiste
aussi bien que nos sociétés bourgeoises et fascistes. L’homme ne peut
persister, en effet, dans aucune de ces formes sociales, entièrement
brutales, toutes masochistes, sans la violence d’un mensonge permanent
et de plus en plus massif, répété, frénétique, « totalitaire » comme on
l’intitule. Privées de cette contrainte, elles s’écrouleraient dans la
pire anarchie, nos sociétés. Hitler n’est pas le dernier mot, nous
verrons plus épileptique encore, ici, peut-être. Le naturalisme, dans
ces conditions, qu’il le veuille ou non, devient politique. On l’abat.
Heureux ceux que gouvernèrent le cheval de Caligula !
Les
gueulements dictatoriaux vont partout à présent à la rencontre des
hantés alimentaires innombrables, de la monotonie des tâches
quotidiennes, de l’alcool, des myriades refoulées : tout cela plâtre
dans un immense narcissisme sadico-masochiste toute issue de recherches,
d’expériences et de sincérité sociale. On me parle beaucoup de
jeunesse, le mal est plus profond que la jeunesse. Je ne vois en fait de
jeunesse qu’une mobilisation d’ardeurs apéritives, sportives,
automobiles, spectaculaires, mais rien de neuf. Les jeunes, pour les
idées au moins, demeurent en grande majorité à la traîne des R.A.T.
bavards, filoneux, homicides. À ce propos, pour demeurer équitables,
notons que la jeunesse n’existe pas au sens romantique que nous prêtons
encore à ce mot. Dès l’âge de dix ans, le destin de l’homme semble à peu
près fixé dans ses ressorts émotifs tout au moins; après ce temps. nous
n’existons plus que par d’insipides redites, de moins en moins
sincères, de plus en plus théâtrales. Peut-être. après tout. les
« civilisations » subissent-elles le même sort ? La nôtre semble bien
coincée dans une incurable psychose guerrière. Nous ne vivons plus que
pour ce genre de redites destructrices. Quand nous observons de quels
préjugés rancis, de quelles fariboles pourries peut se repaître le
fanatisme absolu de millions d’individus prétendus évolués, instruits
dans les meilleures écoles d’Europe, nous sommes autorisés certes à nous
demander si l’instinct de mort chez l’homme, dans ses sociétés, ne
domine pas déjà définitivement l’instinct de vie. Allemands, Français,
Chinois, Valaques. Dictatures ou pas. Rien que des prétextes à jouer à
la mort. Je veux bien qu’on peut tout expliquer par les réactions
malignes de défense du capitalisme ou l’extrême misère. Mais les choses
ne sont pas si simples ni aussi pondérables. Ni la misère profonde ni
l’accablement policier ne justifient ces ruées en masse vers les
nationalismes extrêmes, agressifs, extatiques de pays entiers. On peut
expliquer certes ainsi les choses aux fidèles, tout convaincus d’avance,
les mêmes auxquels on expliquait il y a douze mois encore l’avènement
imminent, infaillible du communisme en Allemagne. Mais le goût des
guerres et des massacres ne saurait avoir pour origine essentielle
l’appétit de conquête, de pouvoir et de bénéfices des classes
dirigeantes. On a tout dit, exposé, dans ce dossier, sans dégoûter
personne. Le sadisme unanime actuel procède avant tout d’un désir de
néant profondément installé dans l’homme et surtout dans la masse des
hommes, une sorte d’impatience amoureuse à peu près irrésistible,
unanime pour la mort. Avec des coquetteries, bien sûr, mille dénégations
: mais le tropisme est là, et d’ autant plus puissant qu’il est
parfaitement secret et silencieux.
Or
les gouvernements ont pris la longue habitude de leurs peuples
sinistres, ils leur sont bien adaptés. Ils redoutent dans leur
psychologie tout changement. Ils ne veulent connaître que le pantin,
l’assassin sur commande, la victime sur mesure. Libéraux, Marxistes,
Fascistes, ne sont d’ accord que sur un seul point : des soldats ! Et
rien de plus et rien de moins. Ils ne sauraient que faire en vérité de
peuples absolument pacifiques…
Si
nos maîtres sont parvenus à cette tacite entente pratique. c’ est
peut-être qu’après tout l’âme de l’homme s’est définitivement
cristallisée sous cette forme suicidaire.
On
peut obtenir tout d’un animal par la douceur et la raison, tandis que
les grands enthousiasmes de masse, les frénésies durables des foules
sont presque toujours stimulés, provoqués, entretenus par la bêtise et
la brutalité. Zola n’avait point à envisager les mêmes problèmes sociaux
dans son oeuvre, surtout présentés sous cette forme despotique. La foi
scientifique, alors bien nouvelle, fit penser aux écrivains de son
époque à une certaine foi sociale, à une raison d’être « optimiste ».
Zola croyait à la vertu, il pensait à faire horreur au coupable, mais
non à le désespérer. Nous savons aujourd’hui que la victime en redemande
toujours du martyr, et davantage. Avons-nous encore, sans niaiserie, le
droit de faire figurer dans nos écrits une Providence quelconque ? Il
faudrait avoir la foi robuste. Tout devient plus tragique et plus
irrémédiable à mesure qu’on pénètre davantage dans le destin de l’homme.
Qu’on cesse de l’imaginer pour le vivre tel qu’il est réellement… On le
découvre. On ne veut pas encore l’avouer. Si notre musique tourne au
tragique, c’est qu’elle a ses raisons. Les mots d’aujourd’hui, comme
notre musique, vont plus loin qu’au temps de Zola. Nous travaillons à
présent par la sensibilité et non plus par l’ analyse, en somme « du
dedans ». Nos mots vont jusqu’aux instincts et les touchent parfois,
mais, en même temps, nous avons appris que là s’arrêtait, et pour
toujours, notre pouvoir.
Notre
Coupeau, à nous, ne boit plus tout à fait autant que le premier. Il a
reçu de l’instruction… Il délire bien davantage. Son delirium est un
bureau standard avec treize téléphones. Il donne des ordres au monde. Il
n’aime pas les dames. Il est brave aussi. On le décore à tour de bras.
Dans
le jeu de l’homme, l’instinct de mort, l’instinct silencieux, est
décidément bien placé, peut-être, à côté de l’ égoïsme. Il tient la
place du zéro dans la roulette. Le casino gagne toujours. La mort aussi.
La loi des grands nombres travaille pour elle. C’est une loi sans
défaut. Tout ce que nous entreprenons, d’une manière ou d’une autre,
très tôt, vient buter contre elle et tourne à la haine, au sinistre, au
ridicule. Il faudrait être doué d’une manière bien bizarre pour parler
d’autre chose que de mort en des temps où sur terre, sur les eaux, dans
les airs, au présent, dans l’avenir, il n’est question que de cela. Je
sais qu’on peut encore aller danser musette au cimetière et parler
d’amour aux abattoirs, l’auteur comique garde ses chances, mais c’est un
pis aller.
Quand
nous serons devenus normaux, tout à fait au sens où nos civilisations
l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, je crois que nous
finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura
laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction. C’est lui
qu’on cultive dès l’école et qu’ on entretient tout au long de ce qu’on
intitule encore : La vie. Neuf lignes de crimes, une d’ennui. Nous
périrons tous en choeur, avec plaisir en somme, dans un monde que nous
aurons mis cinquante siècles à barbeler de contraintes et d’ angoisses.
Il
n’est peut-être que temps, en somme, de rendre un suprême hommage à
Émile Zola à la veille d’une immense déroute, une autre. Il n’est plus
question de l’imiter ou de le suivre. Nous n’avons évidemment ni le don,
ni la force, ni la foi qui créent les grands mouvements d’âme.
Aurait-il de son côté la force de nous juger ? Nous avons appris sur les
âmes, depuis qu’il est parti, de drôles de choses.
La rue des Hommes est à sens unique, la mort tient tous les cafés, c’ est la belote « au sang » qui nous attire et nous garde.
L’oeuvre
de Zola ressemble pour nous, par certains côtés, à l’oeuvre de Pasteur
si solide, si vivante encore, en deux ou trois points essentiels. Chez
ces deux hommes, transposés, nous retrouvons la même technique
méticuleuse de création, le même souci de probité expérimentale et
surtout le même formidable pouvoir de démonstration, chez Zola devenu
épique. Ce serait beaucoup trop pour notre époque. Il fallait beaucoup
de libéralisme pour supporter l’affaire Dreyfus. Nous sommes loin de ces
temps, malgré tout académiques
Selon
certaines traditions, je devrais peut-être terminer mon petit travail
sur un ton de bonne volonté, d’optimisme. Mais que pouvons-nous espérer
du naturalisme dans les conditions où nous nous trouvons ? Tout et rien.
Plutôt rien, car les conflits spirituels agacent de trop près la masse,
de nos jours, pour être tolérés longtemps. Le doute est en train de
disparaître de ce monde. On le tue en même temps que les hommes qui
doutent. C’est plus sûr.
Quand
j’entends seulement prononcer autour de moi le mot « Esprit » : je
crache ! nous prévenait un dictateur récent et pour cela même adulé. On
se demande ce qu’il peut faire, ce sous-gorille, quand on lui parle de
« naturalisme » ?
Depuis
Zola, le cauchemar qui entourait l’homme, non seulement s’est précisé,
mais il est devenu officiel. A mesure que nos « Dieux » deviennent plus
puissants, ils deviennent aussi plus féroces, plus jaloux et plus bêtes.
Ils s’organisent. Que leur dire ? On ne se comprend plus. L’ École
naturaliste aura fait tout son devoir, je crois, au moment où on
l’interdira dans tous les pays du monde.
C’était son destin.
Discours de Médan, 1933
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