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Autoroute Kolyma (M56)
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Une fois que j’eus
achevé ma formation d’aide-médecin et commencé à travailler
dans un hôpital, la question cruciale des camps - vivre ou ne pas
vivre - disparut, et je compris que seul un coup de fusil, un coup de
hache ou l’écroulement du monde sur ma tête pourraient m’empêcher
de vivre ma vie jusqu’aux limites fixées par le ciel.
Cela, je le sentais de
toute ma chair de détenu, sans aucune intervention de la pensée. Ou
plutôt, la pensée existait, mais sans fondement logique, comme une
illumination consacrant des processus purement physiques. Ces
processus se produisaient à l’intérieur des plaies craquelées et
douloureuses du scorbut, des plaies à vif depuis dix ans dans ma
chair de détenu, dans ce tissu humain torturé jusqu’à la
déchirure qui gardait encore, à ma grande surprise, une colossale
réserve de forces.
Je me rendis compte
que la formule de Thomas More s’enrichissait d’un contenu
nouveau. Dans Utopie, il a fixé à quatre le nombre des besoins
fondamentaux de l’homme, dont la satisfaction procure ce qui est,
selon lui, la plus grande félicité. Il donne la première place à
la faim, à la satisfaction donnée par la nourriture. Le deuxième
besoin est le besoin sexuel. Le troisième, le besoin d’uriner et
le quatrième, celui de déféquer.
Ces quatre plaisirs
fondamentaux nous étaient justement refusés au camp. Les autorités
considéraient l’amour comme un besoin que l’on peut ligoter,
altérer, éliminer. « Tu ne reverras plus jamais un c...
vivant de ta vie ! » était l’une des plaisanteries
classiques des chefs de camp. Les autorités concentrationnaires
luttaient contre l’amour à coup de circulaires, elles appliquaient
la loi. La dystrophie alimentaire était une alliée puissante et
indéfectible du pouvoir dans sa lutte contre la libido humaine. Mais
les trois autres besoins subissaient les mêmes métamorphoses, les
mêmes altérations, les mêmes dégradations sous les coups d’un
destin incarné par les autorités pénitentiaires.
La faim était
insatiable, rien ne peut se comparer à cette sensation de faim
suceuse qui est l’état permanent du détenu s’il est un 58, un
crevard. La faim du crevard n’a pas encore été chantée. Les
écuelles que l’on ramasse à la cantine, les assiettes des autres
qu’on lèche, les miettes de pain que l’on recueille dans sa
paume et que l’on attrape avec la langue, tout cela n’éveille
dans l’estomac qu’une réaction purement qualitative. Il n’est
pas simple d’apaiser cette faim, c’est même impossible. Bien des
années s’écouleront avant que le détenu ne se débarrasse de sa
perpétuelle envie de manger. Quoi qu’il avale, il a de nouveau
faim une demi-heure plus tard.
Le plaisir d’uriner ?
L’incontinence urinaire est une maladie courante dans les camps où
l’on souffre de malnutrition et où l’on touche le fond. Où
est-il, le plaisir d’uriner, quand l’urine de tes voisins des
châlits supérieurs te coule sur la figure ? Mais tu supportes.
C’est un hasard si tu te trouves sur le châlit du bas, tu pourrais
être en haut, et c’est toi qui inonderais ceux du dessous. C’est
pourquoi tu râles pour la forme, tu t’essuies simplement le visage
et tu retombes dans ton sommeil pesant, avec pour seul rêve des
miches de pain qui planent comme des anges du ciel...
La défécation. Se
soulager n’est pas une mince affaire pour un crevard. Boutonner son
pantalon par un froid de moins 50 degrés est au-dessus de ses
forces, d’ailleurs un crevard ne se soulage qu’une fois tous les
cinq jours, démentant ainsi les manuels de physiologie et même de
patho-physiologie. Une expulsion de boulettes d’excréments
desséchés, car l’organisme en a extrait tout ce qui peut le
garder en vie.
Aucun crevard
n’éprouve de satisfaction ni de plaisir à déféquer. Comme pour
l’urine, son organisme fonctionne indépendamment de sa volonté et
il doit se dépêcher de baisser son pantalon. Rusé, le détenu
réduit à un état semi-animal profite de la défécation pour se
reposer, pour faire une pause sur le chemin de croix de la mine d’or.
C’est sa seule fraude dans sa lutte contre la toute-puissance de
l’État, contre cette armée de millions de soldats d’escorte, de
collectivités sociales et d’institutions gouvernementales. De tout
l’instinct de son derrière, le crevard s’insurge contre cette
force colossale.
Un crevard n’attend
rien de l’avenir. Tous les essais, tous les romans le tournent en
dérision, c’est un fainéant qui gêne ses camarades, un traître
à son équipe, au gisement, au plan de la mine d’or. Un jour
surgira un écrivain-affairiste qui le représentera sous un jour
comique. Du reste, il a déjà fait quelques tentatives, cet
écrivain, il considère qu’il n’y a pas grand mal à plaisanter
sur les camps. Il y a un temps pour tout, n’est-ce pas ? Il
n’est pas exclu que l’on aborde un jour les camps par le biais
humoristique. Personnellement, je trouve que c’est un sacrilège.
Il me semble que seul un scélérat ou un opportuniste, ce qui est la
même chose, peut écrire et danser la rumba d’Auschwitz ou le
blues de la Serpentine. Le camp ne peut pas être un thème de
comédie. Notre destin n’est pas du ressort des humoristes. Et
jamais il ne se prêtera à la plaisanterie, ni demain ni dans mille
ans. Jamais on ne pourra s’approcher en souriant des fours
d’Auschwitz ou des fosses de la Serpentine.
Ces tentatives pour se
reposer en déboutonnant son pantalon et en s’accroupissant une
seconde (moins d’une seconde, le temps d’un clin d’œil), afin
d’oublier la torture du travail, ces tentatives sont certes dignes
de respect. Mais seuls les novices s’y risquent. Car après, il est
encore plus dur, encore plus douloureux de redresser l’échine.
Pourtant, le nouveau profite parfois de cette occasion de souffler
illégalement, il vole, il dérobe quelques minutes sur la journée
de travail gouvernementale.
Le soldat d’escorte,
fusil au poing, s’acharne alors à démasquer le dangereux
simulateur. Au printemps 1938, sur un front de taille de la mine
Partisan, j’ai vu un soldat brandir son fusil et exiger d’un
camarade : « Montre-moi ta merde ! Ça fait la
troisième fois que tu y vas ! Où est ta merde ? »
Il accusait ce crevard à moitié mort d’être un simulateur.
On ne trouva pas de
merde.
Et le crevard Sérioja
Klivanski, mon condisciple sur les bancs de l’université, deuxième
violon au théâtre Stanislavski, fut accusé sous mes yeux d’être
un saboteur et de prendre un repos illicite en déféquant par un
froid de moins soixante degrés, accusé de retarder le travail de la
chaîne, de l’équipe, du secteur, de la mine, de la région, de
l’État. Comme dans la fameuse chanson sur le fer à cheval auquel
il manquait un clou. Sérioja fut incriminé non seulement par
l’escorte, par les surveillants et les chefs d’équipe, mais
aussi par ses camarades de travail, ce travail qui corrige et rachète
toutes les fautes.
Sérioja n’avait
effectivement rien dans les intestins. Mais son ventre « le
tiraillait ». Il aurait fallu être médecin, et encore, pas un
médecin de Kolyma, mais un médecin de la capitale, du continent,
d’avant la révolution, pour le comprendre et l’expliquer aux
autres. Sérioja s’attendait à être fusillé pour la simple
raison qu’il n’avait rien dans ses intestins.
Mais on ne l’a pas
fusillé. Il a été exécuté un peu plus tard à la Serpentine, au
moment des répressions massives de Garanine.
Ma controverse avec
Thomas More traîne en longueur, mais j’arrive au bout. Ces quatre
besoins ont été écrasés, piétinés, brisés, mais leur
anéantissement ne marquait pas encore le terme de la vie, et tous
ont quand même ressuscité. Après la résurrection de chacune de
ces sensations, même amputées et déformées, le détenu reste
assis sur la lunette, suivant avec intérêt le cheminement indolore,
doux et tiède, de quelque chose de moelleux le long de son intestin
à vif, comme si les excréments ne sortaient qu’à regret. Puis
cela tombe dans le trou avec des éclaboussures, de l’écume, et
cela flotte longtemps à la surface de la fosse d’aisance sans
trouver sa place. Ça, c’est le début, un miracle. Et voilà que
l’on arrive à uriner par à-coups, en s’arrêtant à volonté.
Cela aussi, c’est un petit miracle.
On commence à croiser
le regard des femmes avec un intérêt confus et irréel, oh, ce
n’est pas du trouble, non, d’ailleurs tu ne sais pas ce qui te
reste à leur offrir, et si le processus d’impuissance (il serait
plus juste de dire de castration) est réversible. L’impuissance
chez les hommes et l’aménorrhée chez les femmes sont la
conséquence constante et obligatoire de la dystrophie alimentaire,
autrement dit, de la faim. C’est un couteau que le destin plante
dans le dos de tous les détenus. Ce phénomène de castration n’est
pas dû à l’internement prolongé dans une prison ou un camp, mais
à d’autres raisons plus directes et plus sûres. Le mot de
l’énigme est dans la ration concentrationnaire, en dépit de
toutes les formules de Thomas More.
Le plus important est
de vaincre la faim. Et tous les organes se retiennent pour ne pas
trop manger. On est affamé pour des années. Péniblement, on
découpe sa journée : petit déjeuner, déjeuner, dîner.
Pendant des années, plus rien d’autre n’existe dans le cerveau,
dans la vie. On ne peut pas savourer un repas, se sentir rassasié,
manger à sa faim. On a perpétuellement envie de manger. Puis arrive
l’heure, le jour où, par un effort de volonté, on parvient à
chasser l’idée de la nourriture et des aliments, où l’on cesse
de se demander si la semoule sera pour le dîner ou pour le petit
déjeuner du lendemain. Il n’y a pas de pommes de terre à Kolyma.
Aussi étaient-elles exclues du menu de mes rêves gastronomiques, et
à juste titre, sinon ces rêves n’auraient plus été des rêves :
ils seraient devenus par trop irréels. Les fantasmes gastronomiques
d’un détenu de Kolyma concernent le pain et non les gâteaux, ils
concernent la semoule, le riz, les flocons d’avoine, l’orge
perlé, le froment, mais pas les pommes de terre.
Je n’avais pas mangé
de pommes de terre pendant quinze ans, et lorsque j’en ai goûté
une fois libre, sur la Grande Terre, à Turkmen, dans la région de
Tver, j’ai eu l’impression que c’était du poison, un aliment
inconnu et dangereux. J’étais comme un chat auquel on veut faire
manger quelque chose qui menace sa vie. J’ai mis au moins un an à
me réhabituer aux pommes de terre. Juste à me réhabituer.
Aujourd’hui encore, je suis incapable de les savourer. Et, une fois
de plus, je constate que les recommandations de la médecine
carcérale, avec son « catalogue des substituts » et ses
« normes alimentaires », sont fondées sur des
conceptions d’une grande profondeur scientifique. Des pommes de
terre... Et alors ? Vive l’époque précolombienne !
L’organisme humain peut très bien se passer de pommes de terre.
Et voici que surgit,
plus lancinant que la pensée de la nourriture, un nouveau besoin,
une nouvelle exigence que Thomas More a complètement oubliée dans
sa classification simpliste des besoins humains. Ce cinquième besoin
est le besoin de poésie. Tous les aides-médecins cultivés, mes
collègues d’enfer, possédaient un carnet sur lequel ils notaient
des vers avec les encres de couleurs diverses qui leur tombaient sous
la main. Pas des citations de Hegel ou de la Bible, mais uniquement
des vers. Voilà le besoin qui vient juste après la faim, la
sexualité, la défécation et le plaisir d’uriner. L’appétit de
poésie, dont Thomas More n’a pas tenu compte. Des poèmes, tout le
monde en a.
Dobrovolski tire de
son sein un bloc-notes épais et crasseux d’où s’élèvent des
sonorités divines. Cet ancien scénariste est aide-médecin à
l’hôpital.
Portugalov, le
responsable culturel, nous émerveille par les images qu’il puise
dans son inaltérable mémoire de comédien, très légèrement
huilée par la graisse de son travail de propagande. Portugalov ne
lit jamais, il récite tout de mémoire.
Je contracte mon
cerveau qui voua jadis tant d’heures à la poésie et, à mon
propre étonnement, comme malgré moi, du fond de ma gorge
douloureuse montent des mots oubliés depuis longtemps. Ce ne sont
pas mes vers qui me reviennent, mais ceux de mes poètes préférés :
Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Annenski. Ils sont là, au fond de
ma gorge. Nous sommes trois dans la salle de soins du service
chirurgical où je suis de garde : Dobrovolski, l’aide-médecin
de garde du service d’ophtalmo, Portugalov, un acteur de la section
culturelle, et moi. Le local est le mien et je suis également
responsable de la soirée. Mais personne ne songe aux
responsabilités, tout se fait clandestinement. Fidèle à ma vieille
habitude de toujours commencer par agir et de ne demander
l’autorisation qu’ensuite, c’est moi qui avais pris
l’initiative de ces séances de poésie dans la salle de soins du
service de chirurgie.
Une heure de poésie.
Une heure dans un monde enchanté. Nous étions tous très excités.
J’avais même dicté à Dobrovolski Caïn de Bounine. Ce poème
s’était gravé dans ma mémoire par hasard, Bounine n’est pas un
grand poète, mais il convenait à merveille pour une anthologie
orale composée à Kolyma. Ces nuits poétiques débutaient à neuf
heures du soir, après les soins, et se terminaient vers onze heures
ou minuit. Dobrovolski et moi étions de garde, Portugalov, lui,
avait le droit d’arriver en retard. Nous avons organisé un certain
nombre de ces soirées poétiques qui furent baptisées par la suite
« nuits athéniennes ».
Nous avions
immédiatement découvert que nous étions tous des amateurs de la
poésie lyrique du début du xxe siècle. Mon apport : Blok,
Pasternak, Annenski, Khlebnikov, Sévérianine, Kamenski, Biély,
Essenine, Tikhonov, Khodassévitch, Bounine. Parmi les classiques :
Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Lermontov, Nekrassov et Alexis
Tolstoï.
L’apport de
Portugalov : Goumiliov, Mandelstam, Akhmatova, Tsvétaïéva,
Tikhonov, Selvinski. Parmi les classiques, Lermontov et Grigoriev,
que Dobrovolski et moi connaissions surtout par ouï-dire. C’est
seulement à Kolyma que nous avons apprécié la valeur des vers
étonnants de Grigoriev. La contribution de Dobrovolski : les
traductions de Burnes et de Shakespeare par Marchak, Maïakovski,
Akhmatova, Pasternak, jusqu’aux dernières nouveautés du
« samizdat » de l’époque. C’est Dobrovolski qui nous
récita « À Lilia en guise de lettre » et c’est aussi
à ce moment-là que nous avons appris « C’est l’hiver qui
approche ». Dobrovolski nous récita également la première
version du « Poème sans héros » écrite à Tachkent.
Pyrov et Ladynina l’avaient envoyée à l’ancien scénariste des
« Tractoristes ». Nous comprenions tous que la poésie,
c’est la poésie, et que, dans ce domaine, la célébrité ne veut
rien dire. Chacun de nous avait ses critères poétiques, je dirais
son « classement de Hambourg », si cette expression
n’était aussi galvaudée. D’un commun accord, nous avions décidé
de ne pas perdre de temps à inclure dans notre anthologie orale des
noms comme ceux de Bagritski, Lougovski et Svetlov, bien que
Portugalov eût fait partie du même cercle littéraire que l’un
d’eux. Notre liste était au point depuis longtemps. Notre
sélection relevait du plus grand des mystères, car nous avions élu
exactement les mêmes noms chacun de notre côté, bien des années
plus tôt, à Kolyma. Nos choix se rejoignaient tant pour les noms
que pour les poèmes, pour les strophes et même pour les vers que
chacun de nous avait relevés. L’héritage poétique du XIXe siècle
ne nous satisfaisait pas, il nous paraissait insuffisant. Chacun
récitait ce dont il s’était souvenu et qu’il avait noté durant
l’intervalle entre ces nuits. Nous n’avons pas eu le temps de
passer à la lecture de nos vers respectifs (il était évident que
tous les trois, nous composions ou avions composé des vers), car nos
nuits athéniennes ont été interrompues de façon inopinée.
Il y avait dans le
service de chirurgie plus de deux cents malades détenus, et
l’hôpital comptait un millier de lits en tout. Une partie du
bâtiment en forme de T était réservée aux malades libres. C’était
une mesure intelligente et utile : les médecins détenus (et il
y avait parmi eux beaucoup de vedettes médicales d’envergure
nationale) avaient ainsi le droit de soigner officiellement des
libres en tant que consultants, et on les avait toujours sous la main
à n’importe quelle heure du jour, de l’année, de la décennie...
Durant l’hiver de
nos soirées poétiques, le service pour les libres n’existait pas
encore. Il y avait juste, dans le service chirurgical pour détenus,
une chambre à deux lits destinée aux libres en cas
d’hospitalisation d’urgence, d’accident de la route, par
exemple. Cette chambre ne désemplissait pas.
À l’époque, elle
était occupée par une jeune fille de vingt-trois ans, une komsomole
de Moscou affectée dans l’Extrême Nord. Elle était entourée de
criminels, mais cela ne la troublait pas. Elle travaillait comme
secrétaire des komsomols dans une mine voisine. Elle ne posait
aucune question et se comportait avec simplicité, sans doute par
ignorance des singularités de Kolyma. Cette jeune fille se mourait
d’ennui. Il s’avéra qu’elle ne souffrait pas de la maladie
pour laquelle on l’avait hospitalisée, mais la médecine est
toujours la médecine, et elle devait rester un certain temps en
quarantaine avant de pouvoir franchir le seuil de l’hôpital et
disparaître dans le gouffre du froid. Comme elle avait des relations
à la Direction, à Magadan, on l’avait hospitalisée dans
l’hôpital pour hommes. Cette jeune fille m’avait demandé si
elle pouvait assister à une de nos soirées poétiques. Je l’y
avais autorisée. Elle était arrivée dans la salle de soins dès le
début des récitations et était restée jusqu’à la fin. Elle
avait également assisté à la soirée suivante. Ces séances
avaient lieu pendant mes gardes, tous les trois jours. Au début de
la troisième soirée, la porte s’ouvrit en grand, et le directeur
de l’hôpital en personne, le docteur Doktor, entra dans la pièce.
Ce Doktor me
détestait. J’étais sûr qu’on lui avait fait des rapports sur
nos soirées. À Kolyma, les chefs agissent en général de la façon
suivante : s’il y a un « signal », ils prennent
des mesures. Un « signal », terme d’informatique
consacré bien avant la naissance de Norbert Wiener, est pris ici
dans le sens de « signal d’information », dans le cadre
de l’instruction ou de la prison. Mais s’il n’y a pas de
signal, c’est-à-dire de délation orale, mais formelle, ou d’ordre
des autorités supérieures ayant capté le signal plus tôt (d’en
haut, non seulement on voit mieux, mais on entend mieux), il est rare
que des chefs se penchent officiellement, de leur propre initiative,
sur un phénomène nouveau de la vie des camps dont ils sont
responsables. Le docteur Doktor était différent. Il considérait
comme une vocation, un devoir et un impératif moral de traquer tous
les ennemis du peuple sous n’importe quelle forme, sous n’importe
quel prétexte et à la moindre occasion. Profondément convaincu de
pouvoir pêcher là quelque chose d’important, il s’était rué
dans la salle de soins sans même enfiler la blouse que lui tendait
pourtant Pomané, l’aide-médecin de garde du service
thérapeutique, un ancien officier roumain au visage rougeaud et un
partisan du roi Mikhaï. Le docteur Doktor entra dans la salle vêtu
d’une veste en cuir de la même coupe que la vareuse de Staline,
les boucles de ses favoris blonds à la Pouchkine (il
s’enorgueillissait de sa ressemblance avec le poète) toutes
hérissées dans le feu de cette chasse à l’homme. « Ah,
ah ! fit le directeur en promenant son regard de l’un à
l’autre des participants avant de le fixer sur moi. C’est toi que
je cherche ! »
Je me levai, la main
aux coutures, et me mis au garde-à-vous comme il se devait.
« Et toi, d’où
sors-tu ? » Il montra du doigt la jeune fille assise dans
un coin, qui ne s’était pas levée à l’entrée du redoutable
directeur. « Je suis hospitalisée ici, dit-elle sèchement. Et
je vous prie de ne pas me tutoyer !
- Comment cela,
hospitalisée ici ? » Le commandant, qui avait suivi son
chef, lui expliqua le statut de la jeune malade. « Bon, je vais
éclaircir cette histoire ! dit le docteur d’un ton menaçant.
Nous en reparlerons ! » Il sortit de la salle. Portugalov
et Dobrovolski avaient filé depuis longtemps. « Que va-t-il se
passer, maintenant ? » demanda la jeune fille. On ne
sentait aucune inquiétude dans sa voix, juste de la curiosité sur
la nature juridique des événements à venir. De l’intérêt, mais
aucune crainte ni pour elle-même, ni pour les autres. « Moi,
je crois qu’il ne m’arrivera rien. Mais vous, vous risquez d’être
renvoyée de l’hôpital.
- S’il me renvoie, dit-elle, je le
lui ferai payer ! Qu’il lève le petit doigt, et il fera
connaissance avec les plus hautes autorités de Kolyma ! »
Mais le docteur Doktor
se tint coi. Elle ne fut pas renvoyée. Il s’était renseigné sur
les relations de cette jeune fille et avait décidé de fermer les
yeux sur l’incident. Elle resta le temps prévu, puis s’en alla,
s’évapora dans le néant.
Le directeur de
l’hôpital ne me fit pas arrêter non plus, il ne m’envoya pas au
cachot, ne m’expédia pas dans une zone disciplinaire et ne
m’affecta pas aux travaux généraux. Mais, en faisant son rapport
habituel à la réunion des collaborateurs de l’hôpital, dans la
salle de cinéma de six cents places pleine à craquer, il raconta en
détail la scène inadmissible que lui, le directeur, avait vue de
ses propres yeux dans le service chirurgical, pendant le service :
l’aide-médecin un tel était assis dans la salle d’opération à
déguster des airelles dans la même écuelle qu’une femme. Ici
même, dans la salle d’opération...
« Ce n’était
pas dans la salle d’opération, mais dans la salle de soins !
- Cela n’a aucune importance ! - Si ! »
Le docteur Doktor cligna des yeux. La voix était celle de
Roubantsev, le nouveau responsable du service de chirurgie, un
médecin militaire venu du front. Le docteur Doktor ignora l’importun
et poursuivit ses invectives. La femme ne fut pas nommée. Pour une
raison incompréhensible, le docteur Doktor, seigneur tout-puissant
de nos âmes, de nos cœurs et de nos corps, ne mentionna pas le nom
de l’héroïne. Dans les cas de ce genre, on note sur les rapports
et sur les instructions tous les détails possibles et imaginables.
« Et qu’arriva-t-il à cet aide-médecin détenu pour une
infraction aussi flagrante et, qui plus est, constatée par le
directeur en personne ?
- Rien.
- Et à elle ?
- Rien non plus.
- Qui était-elle ?
-
Personne ne le sait. »
Quelqu’un avait
conseillé au docteur Doktor de réfréner son zèle administratif,
pour une fois.
Six mois ou un an
après ces événements, alors que le docteur Doktor avait quitté
l’hôpital depuis longtemps (son ardeur lui avait valu de
l’avancement, il avait été muté), un aide-médecin qui avait été
mon condisciple me demanda, alors que nous passions dans le couloir
du service chirurgical : « C’est ici, la salle de soins
où avaient lieu vos nuits athéniennes ?
- Oui, dis-je.
C’est ici. »
Varlam
Chalamov - Récits de la Kolyma
Traduction
Catherine Fournier , Sophie Benech et Luba Jurgenson
Editions
Verdier - 2003