tu
as beaucoup travaillé, le jardin n'existait plus, abandonné depuis
des dizaines d'années, juste quelques mètres carrés de chiendent
de chardon et d'orties cernés par la profusion des arbustes plantés
par les oiseaux, aubépines aux longs couteaux pointus pics à glace
dirigés vers tes yeux, prunelliers encastrés les uns dans les
autres, églantiers et ronces entortillés autour des troncs,
dégringolant du ciel, t'enfonçant des épines dans la tête, "ecce
homo", tu t'échines tu t'esquintes tu frappes et coupes et
creuses et arraches et scies et brûles et déchiquettes pendant des
jours et des jours, t'écroulant sur le dos dans la terre mise au
jour, la sueur ruisselle traçant des lignes noires dans la poussière
qui recouvre ta poitrine, ton coeur cogne ton coeur cogne, la sueur
tombe dans la terre sur le corps des fourmis, tes muscles sont
brûlants,
tu
plantes les pommes de terre, tu traces à la houe les sillons
profonds en suivant le cordeau et les courbes de niveaux, ce n’est
plus un sillon, presque une tranchée, de chaque côté du canyon,
une chaîne de montagnes rectilignes au sommet pointu, tu aperçois
des insectes escaladant les parois, araignées et cloportes, tu
déposes les pommes de terre en avançant dans le fond de la vallée,
une à une, à chaque pas, séparées par l’empreinte de tes
bottines, tu prends garde de ne pas casser les germes violets qui ont
poussé à la fin de l’hiver, tu plantes des Pompadour des
Charlotte des Raja, tu les recouvres en inversant la géographie
physique, la vallée devient montagne et inversement ;
tu
sens qu'aujourd'hui est un bon jour pour semer, tu choisis dans la
boîte en carton les sachets de graines en regrettant l'époque où
ils étaient en papier kraft sans ce film plastifié, ces photos
couleurs criardes et pire, parfois un second sachet métallisé
gigogne à l'intérieur du premier, de plus en plus tu produis tes
graines toi-même, il te suffit de laisser fleurir quelques plants de
salades de carottes de poireaux de radis de navets, bientôt tu seras
tout à fait autonome, tu n'auras plus à arpenter les allées des
pseudo-magasins verts qui sont d'abord des entrepôts de produits
chimiques et de gadgets ;
LucienSuel – Mort d'un jardinier
Éditions
de la Table Ronde - 2008
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