C'est une cour carrée et
qui n'a rien d'étrange :
Sur les flancs, l'écurie
et l'étable au toit bas ;
Ici près, la maison ;
là-bas, au fond, la grange
Sous son chapeau de chaume
et sa jupe en plâtras.
Le bac, où les chevaux au
retour viendront boire,
Dans sa berge de bois est
immobile et dort.
Tout plaqué de soleil, le
purin à l'eau noire
Luit le long du fumier
gras et pailleté d'or.
Loin de l'endroit humide
où gît la couche grasse,
Au milieu de la cour, où
le crottin plus sec
Riche de grains d'avoine
en poussière s'entasse,
La poule l'éparpille à
coups d'ongle et de bec.
Plus haut, entre les deux
brancards d'une charrette,
Un gros coq satisfait,
gavé d'aise, assoupi,
Hérissé, l'œil mi-clos
recouvert par la crête,
Ainsi qu'une couveuse en
boule est accroupi.
Des canards hébétés
voguent, l'oeil en extase.
On dirait des rêveurs,
quand, soudain s'arrêtant,
Pour chercher leur pâture
au plus vert de la vase
Ils crèvent d'un plongeon
les moires de l'étang.
Sur le faîte du toit,
dont les grises ardoises
Montrent dans le soleil
leurs écailles d'argent,
Des pigeons violets aux
reflets de turquoises
De roucoulements sourds
gonflent leur col changeant.
Leur ventre bien lustré,
dont la plume est plus sombre,
Fait tantôt de l'ébène
et tantôt de l'émail,
Et leurs pattes, qui sont
rouges parmi cette ombre,
Semblent sur du velours
des branches de corail.
Au bout du clos, bien
loin, on voit paître les oies,
Et vaguer les dindons
noirs comme des huissiers.
Oh ! qui pourra chanter
vos bonheurs et vos joies,
Rentiers, faiseurs de
lards, philistins, épiciers ?
Oh ! vie heureuse des
bourgeois ! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle,
ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois
jours par sa pigeonne ;
Ca lui suffit, il sait que
l'amour n'a qu'un temps.
Ce dindon a toujours béni
sa destinée.
Et quand vient le moment
de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs
: " C'est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère
et j'ai fait mon devoir. "
Elle a fait son devoir !
C'est à dire que oncque
Elle n'eut de souhait
impossible, elle n'eut
Aucun rêve de lune, aucun
désir de jonque
L'emportant sans rameurs
sur un fleuve inconnu.
Elle ne sentit pas lui
courir sous la plume
De ces grands souffles
fous qu'on a dans le sommeil,
pour aller voir la nuit
comment le ciel s'allume
Et mourir au matin sur le
coeur du soleil.
Et tous sont ainsi faits !
Vivre la même vie
Toujours pour ces gens-là
cela n'est point hideux
Ce canard n'a qu'un bec,
et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou
bien d'en avoir deux.
Aussi, comme leur vie est
douce, bonne et grasse !
Qu'ils sont patriarcaux,
béats, vermillonnés,
Cinq pour cent ! Quel
bonheur de dormir dans sa crasse,
De ne pas voir plus loin
que le bout de son nez !
N'avoir aucun besoin de
baiser sur les lèvres,
Et, loin des songes vains,
loin des soucis cuisants,
Posséder pour tout cœur
un viscère sans fièvres,
Un coucou régulier et
garanti dix ans !
Oh ! les gens bienheureux
!... Tout à coup, dans l'espace,
Si haut qu'il semble aller
lentement, un grand vol
En forme de triangle
arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui
sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !
Les pigeons, le bec droit,
poussent un cri de flûte
Qui brise les soupirs de
leur col redressé,
Et sautent dans le vide
avec une culbute.
Les dindons d'une voix
tremblotante ont gloussé.
Les poules picorant ont
relevé la tête.
Le coq, droit sur l'ergot,
les deux ailes pendant,
Clignant de l'œil en
l'air et secouant la crête,
Vers les hauts pèlerins
pousse un appel strident.
Qu'est-ce que vous avez,
bourgeois ? soyez donc calmes.
Pourquoi les appeler, sot
? Ils n'entendront pas.
Et d'ailleurs, eux qui
vont vers le pays des palmes,
Crois-tu que ton fumier
ait pour eux des appas ?
Regardez-les passer ! Eux,
ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir
le veut, par-dessus monts,
Et bois, et mers, et
vents, et loin des esclavages.
L'air qu'ils boivent
feraient éclater vos poumons.
Regardez-les ! Avant
d'atteindre sa chimère,
Plus d'un, l'aile rompue
et du sang plein les yeux,
Mourra. Ces pauvres gens
ont aussi femme et mère,
Et savent les aimer aussi
bien que vous, mieux.
Pour choyer cette femme et
nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir
volaille comme vous.
Mais ils sont avant tout
les fils de la chimère,
Des assoiffés d'azur, des
poètes, des fous.
Ils sont maigres,
meurtris, las, harassés. Qu'importe !
Là-haut chante pour eux
un mystère profond.
A l'haleine du vent
inconnu qui les porte
Ils ont ouvert sans peur
leurs deux ailes. Ils vont.
La bise contre leur
poitrail siffle avec rage.
L'averse les inonde et
pèse sur leur dos.
Eux, dévorent l'abîme et
chevauchent l'orage.
Ils vont, loin de la
terre, au dessus des badauds.
Ils vont, par l'étendue
ample, rois de l'espace.
Là-bas, ils trouveront de
l'amour, du nouveau.
Là-bas, un bon soleil
chauffera leur carcasse
Et fera se gonfler leur
cœur et leur cerveau.
Là-bas, c'est le pays de
l'étrange et du rêve,
C'est l'horizon perdu par
delà les sommets,
C'est le bleu paradis,
c'est la lointaine grève
Où votre espoir banal
n'abordera jamais.
Regardez-les, vieux coq,
jeune oie édifiante !
Rien de vous ne pourra
monter aussi haut qu'eux.
Et le peu qui viendra
d'eux à vous, c'est leur fiente.
Les bourgeois sont
troublés de voir passer les gueux.
Jean
Richepin (1849-1926)