La révolte de Los Angeles - avril/mai 1992 - Franklin Rosemont



Paris, le 6 avril 1993

Mon cher Franklin Rosemont,

J’ai été très heureux de recevoir ce beau texte sur le journal « what are you going to do about it ? ». J’ai été émerveillé par votre beau texte, dont presque personne n’a parlé en France. Je considère même que ce texte représente une façon nouvelle et d’importance considérable pour montrer que le monde actuel va devoir connaître une explosion surréaliste beaucoup plus grande que celle qui a éclaté à Paris en 1924. Votre document fait un tableau extraordinaire de la rébellion de Los Angeles, et on aurait envie d’écrire quelque chose de semblable au sujet des rébellions qui se produisent aujourd’hui dans beaucoup d’autres pays du monde. Votre texte est à la fois très précis, très détaillé et du même coup beaucoup plus éclatant que les commentaires historiques que l’on fait souvent en Europe. Votre verve est une verve américaine, et comme l’Amérique du Nord est elle-même un fruit des populations européennes et même asiatiques maintenant, elle devrait avoir un écho considérable.
Vous pouvez dire à vos amis américains, comme à ceux de l’étranger, que j’espère vivement que votre mouvement surréaliste parviendra à renouveler ce que nous avions tenté il y a si longtemps déjà.
Encore une fois recevez toute mon amitié pour vous et vos amis.
Pierre Naville



TROIS JOURS QUI ÉBRANLÈRENT LE NOUVEL ORDRE MONDIAL
La Révolte de Los Angeles
Avril - Mai 1992
Traduit de l’américain par Armand Vulliet d’après What are you going to do about it ? n° 2, avril 1993
Publié sur le site de l' Atelier de création Libertaire.


LES CHOSES NE SONT PLUS CE QU’ELLES ÉTAIENT

« Partout où vous trouverez l’injustice, la forme appropriée de la politesse, c’est l’attaque. »
T-Bone Slim
« Nous ne pouvions pas choisir le gâchis dans lequel nous vivons - cet effondrement de toute une société - mais nous pouvons choisir le moyen d’en sortir. » C.L.R. James

« N’ayez pas peur. Allez-y et jouez. »
Charlie Parker

AVEC DES FLAMMES hautes de plusieurs dizaines de mètres et s’étendant sur des dizaines de kilomètres carrés, la révolte de Los Angeles d’Avril-Mai 1992 a éclairé l’horrible réalité nationale du nouvel ordre mondial. Grâce au secteur habituellement le plus invisible de la population des États-Unis - la « sous-classe » méprisée -, l’injustice fondamentale de la société américaine est soudainement devenue visible aux yeux du monde entier. En une année de campagnes électorales et de « sondages d’opinion » absurdes et insipides, alors que Pogo faisait remarquer que ce n’étaient pas les choix mais le manque de choix qui faisait des élections américaines une mascarade, l’avant-garde de la majorité abstentionniste a exprimé haut et clair ses féroces opinions contre l’Establishment. En un temps de démoralisation et d’incohérence politique globale, les gens les plus démunis du pays ont changé le paysage et la direction de la politique américaine et montré la voie à tous ceux qui sont en quête de la vraie liberté et de la justice pour tous.
Les fausses ambitions de grandeur de la classe dominante qui ont suivi l’effondrement des bureaucraties capitalistes d’État de l’Europe de l’Est et de l’URSS - illusions déjà interrompues par une récession empirant constamment aussi bien que par un dégoût croissant envers la corruption et la malfaisance du gouvernement nord-américain à l’intérieur et à l’étranger ont crevé comme une bulle tandis que les sans-emploi, les sans-abri et les hip-hoppers de L. A. se mettaient à réinventer les traditions révolutionnaires du 1er Mai avec deux jours d’avance.
Les rebelles de L. A. ont montré que quelques maires et chefs de police noirs et latinos, quelques spectacles télévisés pour les minorités et quelques visages-alibis de célébrités noires et latinos sur des panneaux de pub ne résolvent pas et ne peuvent pas résoudre les problèmes de ceux qui sont forcés de vivre dans les ghettos noirs, les barrios et autres « mauvais » quartiers de l’Amérique. Fils et filles des rebelles de Watts de 1965, petits-fils et petites-filles des « zoot-suiters [1] » et beboppers des années quarante, les rebelles de L. A. ont scandé sur fond de rap à tous et à chacun qu’il ne faut rien de moins qu’une transformation complète des relations sociales pour créer une vie qui vaille d’être vécue.
Pendant trois journées entières, plusieurs dizaines de milliers de gens ont dit « non ! » au système d’esclaves connu sous le nom de « mode de vie américain ». Dans l’enthousiasme hautement éducatif de l’action de masse, le train-train de la résignation, établi de longue date, fut rejeté en faveur de l’improvisation, de l’expérience, de la découverte. Quoique brièvement, des multitudes qui avaient été condamnées à une vie morte découvrirent de nouvelles raisons de vivre, de nouvelles possibilités de vie.
Maintenant, presque un an plus tard, les murailles de l’oppression en tremblent encore.


LEURS MESSAGES ET LES NOTRES



« Par quelle règle de morale, la violence employée par un esclave peut-elle être considérée comme la même que celle d’un esclavagiste ? [...] la violence qui vise au rétablissement de la dignité humaine et à l’égalité ne peut pas être jugée à la même aune que la violence qui vise au maintien de la discrimination et de l’oppression. »
Walter Rodney : The Groundings With My Brothers, 1969


« Le policier est l’ennemi absolu. » Charles Baudelaire

L’ INITIATIVE HARDIE des audacieux et jeunes rebelles de L. A. a permis maintenant à d’innombrables millions de personnes de voir, d’entendre et de sentir - comme jamais auparavant - la crise totale de cette civilisation mortifère. Dans un ordre social où les « portes de la perception » sont systématiquement bloquées, condamnées et couvertes de fils barbelés, la libération des sens est l’indispensable préalable à toute autre libération.
« Envoyer des messages » au peuple est une des principales fonctions du monde des affaires et du gouvernement. C’est le monopole officiel de ceux qui sont au pouvoir - nous autres sommes considérés comme de simples récepteurs. Quand le président des États-unis dit qu’il va envoyer un message, comme pendant le massacre du golfe Persique et la révolte de L. A., « message » signifie généralement la troupe. Les rebelles de L. A., néanmoins, ont envoyé de vigoureux messages de leur cru - des messages de résistance, de révolte et de liberté - et ces messages furent entendus haut et clair par des millions de gens.
La révolution est, de fait, d’abord et surtout, une question d’expression humaine. Ceux d’entre nous qui continuent de rêver à la révolution - qui n’ont pas désespéré de créer une société vraiment libre - proclament non seulement leur solidarité avec les rebelles de L. A. et leur détermination à les défendre, mais aussi leur conviction que leur action a plus fait pour mettre en évidence les questions fondamentales que tout ce qui est arrivé depuis ces dernières années.
Sans équivoque, nous sommes du côté des rebelles de L. A. Leurs ennemis sont les nôtres, comme l’est leur mépris pour un Ordre social fondé sur l’inégalité et l’autorité appuyée par la force. Nôtres, aussi, sont leur désespoir, leur rage, leur aspiration à une vraie vie, et leur conscience aiguë que l’action directe est aujourd’hui le seul moyen efficace d’amélioration sociale.
Avant tout, il est important de purger l’atmosphère de la toxique poussière idéologique que le gouvernement et ses machines à produire des informations ont répandu partout sur la révolte de L. A. et ses suites. Rejetant le terme dépréciateur d’ « émeute », nous reconnaissons dans la révolte un soulèvement vraiment révolutionnaire qui a mis en question les fondements de l’exploitation par la ploutocratie nord-américaine, démasqué la fiction de sa démocratie et rechargé toutes les forces émancipatrices de ce pays et du monde. De fait, loin d’être une « émeute » isolée, les événements de Los Angeles ont déclenché une vague de révoltes dépassant si largement le simple événement local, qu’on peut en fin de compte s’y référer par la date plutôt que par le lieu. De même qu’il y eut Mai 68, il y eut Avril-Mai 1992.
Dans l’attaque directe des institutions répressives de cette société, nous reconnaissons une critique pratique quasi totale et, en tant que telle, une réfutation pratique de tous les idéologues de gauche, de droite et du centre, dont les critiques partielles et les programmes réformistes ne sont guère plus que la marque de fabrique de l’impasse, de la défaite et de la réaction.
Ainsi, nous rejetons également les calomnies de la classe dominante - lancées par d’innombrables journalistes et hommes politiques, y compris Mike Royko dans le Chicago Tribune et Stanley « Hanging Judge » (le juge pendeur) Crouch dans le New York Times - selon lesquelles les rebelles de L. A. ne sont que « des auteurs de viols collectifs, des tueurs, des voleurs », « des émeutiers et des criminels de rue », « rien d’autre qu’une manifestation d’opportunisme barbare », et des fauteurs d’« anarchie criminelle ». De telles insultes révèlent l’hypocrisie béate de ceux qui saluent « les combattants pour la démocratie » approuvés par le ministère des Affaires étrangères, mais qui exècrent ceux qui vivent et combattent aux États-Unis mêmes. On ne peut attendre de gens qui se trouvent pour la première fois dans un environnement déserté par les flics, conscients d’être plus libres qu’ils ne l’ont jamais été de leur vie, qu’ils se comportent en modèle d’êtres humains libres dans une société libre, car dans leur première expérience de la liberté ils apportent avec eux l’accumulation d’une vie entière de non-liberté. Il serait absurde de croire que, à l’instant où leurs fers tombent de façon soudaine et inattendue, ceux qui ont été liés leur vie durant vont évoluer sur-le-champ avec la grâce du danseur. Non, ils ne feront pas toujours ce qu’il faudrait, et certains commettront inévitablement de terribles erreurs. Que ces excès fassent partie de toute insurrection des opprimés est un truisme - la Révolution américaine fit pleine d’excès -, et seuls des lèche-bottes du statu quo pourraient dénoncer de tels soulèvements à cause des excès de quelques-uns.
L’important n’est pas simplement de condamner la brutalité de ceux qui se sont soulevés mais aussi, comme Sister Souljah [2] l’observa à l’époque, de replacer de tels excès dans le contexte de violences bien pires : celles qui sont le lot quotidien des cités américaines. Ainsi, seulement, pourrons-nous les éviter dans l’avenir. En tout cas, ne perdons pas le sens des proportions. Les excès commis par les rebelles de L. A. ne firent pas les traits les plus remarquables de la révolte. Les dénonciations hystériques de la violence par ceux qui gouvernent sonnent particulièrrement creux. Le président de la CIA et les commentateurs aux ordres ont essayé de nous convaincre que quatre noirs accusés d’avoir battu un chauffeur blanc dans les premières heures du soulèvement étaient des ogres parmi les plus répugnants de tous les temps. Pour mettre cela en perspective, il suffit de compter le nombre de ceux qui ont perdu leur vie en une seule heure de « dommages collatéraux » lors du massacre du peuple irakien en 1991 par les États-unis.
Fausse aussi, et pourtant partie intégrante de l’apologie des oppresseurs, est la vision « consumériste » de la révolte, selon laquelle les « émeutiers » rivalisèrent à qui mieux mieux dans l’accumulation des biens. La principale action des rebelles fut pourtant l’attaque et la destruction des commissariats de police, des bâtiments officiels et des magasins considérés comme des symboles de l’ordre dominant. Les prétendus pillages firent décidément un phénomène secondaire. Pour la « sous-classe », en outre, la pub des mass média est une cruelle imposture : ce que vous voyez, c’est ce que vous ne pouvez vous offrir et que vous n’aurez jamais.
Nous rejetons aussi la théorie des libéraux - telle que l’avancent James Ridgeway et d’autres - selon laquelle, Gates, le chef de la police aurait d’une manière ou d’une autre manigancé ou mené la révolte car il savait qu’elle allait arriver, qu’il refusa de s’y opposer ( pour des raisons personnelles aussi bien que politiques ) en mobilisant la police de L. A. et que, au bout du compte, il en retira le plus grand profit. Elever ainsi un quelconque des acteurs les moins importants de l’histoire - chefs de police, hommes politiques et autres parasites - a des positions de pouvoir qu’ils ne purent jamais atteindre, c’est réduire les masses au statut de simples objets de l’histoire, victimes inévitables de l’autorité toute-puissante.
Le peuple des rues de L. A. a subi de nombreuses pertes et, pour le moment, a battu en retraite. Mais ce fut lui, et non pas Gates ou quelque autre éminente personnalité, qui fit l’histoire pendant les deux derniers jours d’avril et le 1er mai 1992.
Finalement, il est impossible d’être d’accord avec ceux qui affectent de ne voir dans la révolte de L. A. qu’une « tragédie ». Qu’elle ait eu des aspects tragiques, personne ne le niera, mais on ne peut l’évacuer ainsi d’un simple trait de plume. Qu’il n’y eût pas eu de révolte après l’annonce du verdict concernant les policiers, que la scandaleuse décision de l’affaire Rodney King eût été passivement acceptée, voilà, oui, ce qui eût été une tragédie.


LE PRINTEMPS EST LÀ



« A vrai dire, les phénomènes ne se déroulent pas toujours en pratique selon les schémas établis. » Amilcar Cabrai, 1968.
« Jusqu’à présent, l’on a décrit le malheur, pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires. » Isidore Ducasse, 1870.

POURQUOI LOS ANGELES ?
Le poète Larry Neal a écrit que « l’Amérique est le plus grand geôlier du monde, et nous sommes tous en prison ». Il est caractéristique du Nouvel Ordre mondial que la cité d’Amérique qui ressemble le plus à une prison, véritable foyer de racisme institutionnalisé et couveuse de quelques-unes des innovations les plus insidieuses de l’histoire dans la guerre du Capital contre le Travail, se trouve aussi être ce que Mike Davis appelle la « métropole à la croissance la plus rapide du monde industriel avancé » [1]. Rien n’est moins surprenant qu’une révolte majeure éclate dans une cité où la misère post-industrielle a atteint son niveau le plus haut. Mais les événements d1avril-mai 1992 ne peuvent être réduits au statut de phénomène « régional ». En fait, la révolte a révélé, dans ses grandes lignes, des tracés et des courbes qui aideront à définir le déroulement de la lutte pour l’émancipation humaine sur ce continent dans les années à venir.
Los Angeles est la cité la plus militarisée des États-Unis,et ses flics ont depuis longtemps la réputation d’être les plus fascistes du pays. Le Département de Police de L. A. compte 8 000 agents, et il faut ajouter la Police du Shérif qui en compte 8 000 aussi. Le premier jour du soulèvement, Wilson, le gouverneur de Californie, fit donner 4 000 soldats de la Garde nationale. Le président Bush envoya 4 500 militaires et marines aussi bien que 1 200 conseillers juridiques fédéraux de la Patrouille des frontières, du Bureau des prisons, du Commandement des forces aériennes, de la Police des parcs américains, des unités héliportées du service des Douanes, des équipes de la section armes et tactique spéciales (SWAT) du FBI, et des équipes spéciales du Bureau des alcools, tabacs et armes à feu. 1 200 officiers de la Patrouille des autoroutes de Californie furent mobilisés. Outre ce 26 900 défenseurs en armes du Capital et de l’État, plusieurs Milliers d’autres étaient en « réserve ». De plus, L. A. possède 3 500 agences de « sécurité privée », toutes lourdement armées.
Qu’il eût fallu soixante-douze heures à ces immenses forces militaires pour occuper les quartiers rebelles montre que le soulèvement exprimait le malaise et les désirs d’une large communauté. De manière significative, bien plus que dans les soulèvements de ghetto des années soixante, la révolte de L. A. s’étendit vite au-delà des vastes zones libérées du ghetto lui-même, allumant des foyers de rébellion parmi les opprimés d’Hollywood, de Long Beach, de Pasadena et d’ailleurs. En tout, quelque 10 000 commerces furent détruits. Les dégâts furent estimés à un milliard de dollars. Environ 17 000 « émeutiers » furent arrêtés. Près de 2 000 furent « déplacés ».
Moins d’une heure ou deux après les premières nouvelles sur les « troubles » de L. A., les services de police furent placés en « réserve » sur tout le territoire des États-Unis. Des réservistes furent rappelés, les patrouilles de rue augmentèrent Et par tout le pays la police locale fit invitée à ajouter les mensonges et les menaces de son cru à la propagande non-stop des médias aux ordres.
Malgré ce déploiement de forces policières et militaires à l’échelle de la nation, malgré un complet mépris des libertés civiques par les forces mises en place, qui prit les proportions d’un état de siège à Los Angeles, Las Vegas et ailleurs, et malgré l’enfilade de demi et de non-vérités débitées à la télé, à la radio, dans la presse et en chaire, la révolte de L. A. provoqua une réaction positive et active d’un océan à l’autre. Peu importe les manœuvres, aussi rusées furent-elles, de l’« officiel » ministère des Affaires étrangères ou des commentateurs des médias - qui peut faire la différence ? - pour essayer de supprimer les vraies informations en provenance de L. A. ou de les noircir avec des images et des insinuations racistes, des jeunes récalcitrants d’un bout à l’autre du pays ont percé l’écran de fumée et sont entrés dans l’action. Des actions de protestation qui, dans certains cas, tournèrent à la révolte totale, provoquée par l’annonce du soulèvement de L. A. et en solidarité avec lui, eurent lieu dans au moins quarante-quatre cités sur vingt États [2].
Comme cela est vrai de la révolte de L. A. elle-même, peu sinon aucune de ces révoltes de solidarité ne furent menées ou même, à vrai dire, affectées en quel que façon par la gauche organisée. Sans la moindre préparation à un tel soulèvement, dont quelques « théoriciens de pointe » avaient en fait prouvé l’impossibilité dans ce qu’ils aiment à appeler cette époque « post-moderne », la gauche - à de très rares exceptions près [3] - ne contribua ni aux événements eux-mêmes ni à leur clarification théorique ultérieure. Dans la presse américaine dite de gauche, la couverture de la révolte de L. A. oscilla de manière caractéristique entre les génuflexions avec torsions de mains sur la « tragédie », et l’autosatisfaction cynique tirée de ce soulèvement qui, comme n’importe quel événement, n’importe où, n’importe quand « soutenait » une fois de plus, tel ou tel programme archaïque. Tout au plus, les sectes de gauche prêtèrent un certain soutien aux manifestations d’après la révolte, auxquelles néanmoins elles tentèrent trop souvent d’imposer un point de vue réformiste en liant les revendications pour un travail moins dénué de sens au sort du Parti démocrate, dont l’écœurante campagne présidentielle aborda la révolte de L. A. en jouant la « carte Sister Souljah » pour réaffirmer avec force insistance cette évidence que Bill « More Cops On The Streets » (Plus de flics dans les rues) Clinton n’était derrière son saxophone qu’un politicien blanc conservateur de plus.
Bien plus intéressant et lourd de conséquence que ces exercices de foire de l’intelligentsia soi-disant radicale, ce fut l’action décidée des sans-abri, qui troquèrent à la vitesse de l’éclair leur condition de gens à la rue contre celle de gens dans la rue, et la lucidité et l’audace révolutionnaires de la communauté hip-hop, et des jeunes insurgés de la classe ouvrière en général, qui firent bien sûr le cœur et l’âme de la révolte.
Contrairement à ceux qui affectent de ne voir qu’analphabétisme et ignorance dans la « jeune génération », nous prétendons que les adolescents les plus pauvres d’Amérique, pour la plupart exclus du système éducatif, sont, à beaucoup d’égards et d’une façon fondamentale, bien plus avisés que ceux qui veulent les garder à l’école pour les préparer à des boulots... inexistants. Si la meilleure façon d’apprendre est de faire, la première chose est de décider quoi faire. il y a toute raison de croire qu’en quelque soixante-douze heures de destruction populaire créatrice, la population insurgée de L. A. a plus appris que pendant toutes les années qu’elle a passées confinée en salle de classe. Presque en passant, donc, elle a proposé la seule solution pratique à la crise largement débattue de l’éducation américaine. Que les hip-hoppers et les laissés-pour-compte de l’école aient beaucoup à apprendre, c’est évident, mais ils ont aussi beaucoup à enseigner. On aurait tort de minimiser l’inévitable confusion et, dans certains cas, la franche misogynie et l’hystérie anti-coréenne, qui affligent la communauté hip-hop et les rappers, qui constituent son expression publique la plus connue. Il n’en est pas moins essentiel de reconnaître dans cette communauté, et dans sa musique, l’émergence d’un orgueil rebelle, le rejet conscient des valeurs dominantes et des institutions qui les soutiennent et, surtout, une nouvelle identité radicale enracinée dans une conscience de masse, qui se développe et montre que le changement révolutionnaire est possible. L’auto-organisation de ces gosses en casquette de rapper marquée du X de Malcom X a aidé à poser les fondations pour rien moins que la création d’une société libre.
En contraste hilarant avec le puritanisme sinistre et la rhétorique « réaliste » de la gauche, les nouveaux guérilleros urbains de L. A. voulaient se payer du bon temps. Interrogés par des reporters sur les raisons du pillage, beaucoup répondirent : « Parce que c’est le pied ! ». Une photo de première page du Chicago Tribune du 1er mai portait la légende : « Les pilleurs rient en emportant tout ce qu’ils peuvent ». Ironiquement, le gros titre à la une au-dessus annonce : « Cauchemar de violence à L. A ». Le cauchemar d’une classe est le rêve heureux d’une autre.
Coco Fusco a bien montré que « se moquer de l’identité imposée, des règles imposées, des lois imposées » est depuis longtemps un élément du combat anti-impérialiste. En avril-mai 1992,l’humour fut une arme majeure. Il était difficile à ceux qui se servaient dans les magasins abandonnés par les gardiens de ne pas faire de plaisanteries sur le « marché libre ». Moins d’un jour après le début de la révolte, des autocollants : « Soutenez votre police locale : tabassez-vous vous-mêmes » apparurent sur les murs, les fenêtres et les réverbères d’un bout du pays à l’autre. Rien ne fait plus pour la libération de l’esprit qu’une bonne blague aux dépens des flics, des patrons et des bureaucrates. En outre, comme dans le mouvement des femmes pour la liberté de procréation et dans celui contre le massacre du Golfe, les humoristes - auteurs de bandes dessinées, bateleurs de rue, détourneurs d’affiches et graffiteurs-comédiens - saisirent l’essentiel de la révolte de L. A. plus vite et avec plus de logique que n’importe qui. Une théorie sociale coupée de l’humour ne peut pas servir la cause de la liberté.
L’insistance des rebelles de L. A. sur l’humour et sur le plaisir de piller et d’autres formes de révolte, indique que leur point de départ se situait bien loin du principe politique de réalité. Dans un des articles les plus pénétrants sur la révolte, Robin D. G. Kelley attira l’attention sur « la joie et le sentiment de puissance » qui se lisaient sur le visage de ces Noirs et Latinos, jeunes et pauvres, « s’emparant des biens et détruisant ce que beaucoup tenaient pour les symboles de la domination » [4]. Dans cette joie et dans ce sentiment de puissance repose le seul avenir qui vaille la peine d’être rêvé.
L’insurrection de trois jours à L. A. en 1992 fut aussi spontanée que le soulèvement des travailleurs hongrois en 1956, la révolte de Mai 68 à Paris et la grève générale de Trinidad en 1970, et elle sera toujours, avec d’autres, à la place d’honneur des grands bonds vers la liberté. Aujourd’hui, quand tout ce qui reste de la gauche traditionnelle n’est qu’un zeste desséché de mouvements morts depuis longtemps, ceux qui n’ont rien à perdre continuent de nous offrir les fruits nouveaux de l’Arbre de Vie.


MENSONGE EN TECHNICOLOR



« Le rêve est la vérité. » Zora Neale Hurston, 1937

 « On ne peut avoir le capitalisme sans le racisme. » Malcolm X, 1964

 « Vous savez, cette émeute a été notre média. » Jeune de L. A. à des reporters, 1992


PENDANT LA RÉVOLTE de L. A., il devint clair que même l’information apparemment la plus simple était saturée de mensonges. On nous répéta maintes et maintes fois, par exemple, que « la violence débuta peu après l’annonce du verdict » - comme si le verdict raciste lui-même n était pas un acte de violence, et comme si toute l’affaire King ne montrait pas a quel point la violence participe du comportement routinier du Département de Police de Los Angeles et du mode de vie américain. Un autre refrain malhonnête exprima la consternation des médias : les rebelles de L. A. étaient « en train d’incendier leurs propres quartiers ». Les leurs, vraiment ? Y a-t-il quelqu’un pour croire réellement que des gens forcés de vivre dans ces communautés de désolation et de terreur les possèdent ou les contrôlent ?
En fait, la leçon principale de la révolte fut de montrer à quel point les médias de l’Establishment et le comportement habituel des racistes déterminent les Américains blancs à nier ce qu’ils voient. Ainsi, un juré s’obstina à maintenir que King « dirigeait l’action et qu’il la contrôlait complètement » alors qu’il gisait accablé sous la volée de coups que lui assenait la police. Un gros titre du Chicago Tribune, dans un rare accès de lucidité, résuma le parfait illogisme du jury, : « Ce que nous pensions avoir vu dans la bande vidéo n’est pas arrivé. »
Les membres du jury qui acquittèrent les flics coupables de voies de fait sur Rodney King montrèrent une capacité terrifiante à construire un « simiotexte » blanc qui leur permit de nier la brutalité du pouvoir, malgré le nombre de fois où ils l’observèrent. Assurément, même maintenant, une petite armée d’universitaires s’efforce fiévreusement d’adapter les divers modes de la « déconstruction » aux réalités de Los Angeles. Dans la mesure où de tels intellectuels sont incapables de voir que l’oppression et la liberté (et non pas seulement des images manipulables à l’infini sont en jeu, ils ne peuvent, par l’usage débridé qu’ils font de la « déconstruction », sortir d’une apologétique honteuse semblable à la capitulation de H. de Man devant le fascisme ni se démarquer de la lâche décision des jurés de Simi Valley.
Ce ne fut pas seulement la conduite du jury, mais le spectacle entier donné par la presse et les commentateurs télé qui montra comment il est possible d’être littéralement aveuglé par le racisme. Étant donné les procès-verbaux d’arrestation et les images de la révolte, il ne peut y avoir de doute sur le fait que la réaction de la communauté au verdict de l’affaire King fut multiculturelle, pour employer un terme que les universités n’ont pas encore totalement vidé de sens.
La jeunesse latino se déversa dans les rues aux côtés des Afro-Américains et subit plus d’arrestations et de « déplacements » que n’importe quel autre groupe. Beaucoup de rebelles étaient fraîchement arrivés des pays d’Amérique centrale dont les récentes histoires de résistance garantissaient qu’ils ne s’en laisseraient pas imposer par la présence des tanks. Les Américains d’origine coréenne vinrent en grand nombre aux rassemblements du mouvement Justice for King et furent arrêtés par centaines. Quantité de Blancs firent partie des foules insurgées et figurèrent bien en vue sur nombre des photographies les plus frappantes du soulèvement. La police arrêta plus de mille Blancs.
Typiquement, néanmoins, en novembre 1992, quand le New York Times revisita les lieux de la révolte, ses journalistes réussirent à faire entièrement disparaître cette population blanche. « La population blanche de la cité, selon le Times, bien que largement épargnée par l’émeute, fut secouée par le soulèvement dont elle fut témoin. » Avant la révolte, et après qu’une jeune afro-américaine eut défié, dans un meeting de protestation, le maire Bradley - « On ne peut pas faire confiance à ces gens (Bradley et autres) pour agir. Vous (la foule), vous savez ce qu’il faut faire » - les femmes jouèrent un rôle de premier plan dans les rues. Une photo du New York Times, prise peu après mais à des kilomètres. de là, montrait, selon la légende, cinq personnes criant « des insultes et des menaces à la police » : quatre étaient des femmes. Trois des quatre pillards en train de rire représentés sur la première page du Chicago Tribune du 1er mai étaient des femmes. Quelques jeunes mères latinos portaient des bébés avec elles tandis qu’elles pillaient. Un reporter britannique remarqua une femme noire lançant méthodiquement des pierres dans les fenêtres de l’immeuble du L. A. Times. A Hollywood, une « bande de petites filles blanches » - comme le décrivit un journaliste radio - se servit à même le stock d’un grand magasin de lingerie. Suite passionnante à la plus grande manifestation de femmes de l’histoire des États-Unis - la marche pour le droit à la libre procréation à Washington DC, quelques semaines plus tôt -, la révolte de L. A. donna consistance à l’expression usée d’ « Année de la femme ».
Malgré tout cela, l’image dominante du soulèvement donnée par les médias fut de loin le tabassage de l’automobiliste blanc Reginald Denny par de jeunes Noirs. Armés d’un petit bout de bande vidéo, la presse et la télé imposèrent, en se focalisant sur Denny, leur Nouvel Ordre mondial à la place de l’activité variée, créatrice, vivante de la révolte.
Ainsi ce furent les Afro-Américains de sexe masculin, censés en tant que tels constituer une menace, et non pas les violences policières, qui devinrent le problème central des médias. Prendre Denny pour victime, de ce point de vue, n’équilibrait pas simplement le cas de King, cela l’expliquait, ainsi que le verdict de Simi Valley. Les Noirs, comme d’habitude, étaient le problème. Ils étaient, comme le suggérèrent les glapissements soigneusement rodés de Bush et de Quayle, les produits pathologiques de l’effondrement de la famille noire, ils étaient des mercantis et des incendiaires hip-hop. La télé en vint à représenter les femmes noires de South Central comme dans un mélo, non pas comme des personnes agissant de leur propre chef, mais comme des spectatrices abusées, d’irresponsables enfants porteuses d’enfants incontrôlables, et même des fans de Murphy Brown sans cervelle poussées à la maternité hors mariage par l’exemple néfaste d’une héroïne de sitcom riche, blanche et à la quarantaine bien sonnée.
En réduisant l’émeute à une affaire de jeunes Noirs de sexe masculin, les informations ne permettaient guère d’en comprendre la participation multiraciale et multi-ethnique. Comme l’écrivit Mike Davis : « On entend les commentateurs parler à satiété des jeunes Noirs alors qu’en fait on voit d’autres groupes ethniques sur l’écran [1] ». Que faisaient par exemple tant de gosses blancs à envahir les rues, a s’exposer au danger ? Pourquoi les arrestations se firent-elles surtout chez les Latinos ? Ces questions furent ignorées la plupart du temps.
Occasionnellement, un magazine d’information a cité brièvement un « expert » quelconque pour dire que les événements de Los Angeles étaient une « émeute de classe », de pauvres, indifférents aux problèmes de race, et agissant sous l’effet d’une misère commune. Cette analyse, bien meilleure que tout autre disponible dans la presse populaire, souffre de la tendance des intellectuels américains à supposer que ce qui relève d’un problème de classe ne relève donc pas d’un problème de race. Le conflit de classes, évident dans la révolte de Los Angeles, ne devrait pas occulter le fait qu’elle a surgi à la suite d’une exigence claire de justice raciale. Les jeunes Afro-Américains de la « bourgeoisie » y compris les étudiants de l’université de Californie du Sud, de l’université de Californie-Los Angeles et des campus de l’État de Californie, participèrent énergiquement à la révolte. Les jeunes Blancs qui se joignirent à l’action faisaient plus qu’exprimer de simples griefs de classe, ils faisaient un pas décisif vers l’abolition de la suprématie blanche en se mêlant à une « émeute raciale » pour attaquer l’autorité plutôt que pour attaquer les Afro-Américains. Ce sont les « infos », mais vous ne le saurez jamais par les journaux.
Quand la presse sortit vraiment du cadre « jeunes Noirs contre société blanche », elle ne le fit que pour souligner les tensions entre Afro-Américains et commerçants coréens et, plus récemment, entre Noirs et Latinos. Ces deux zones de tension sont d’immense importance. Que les médias, apparemment, ne soient capables de repérer les préjugés anti-asiatiques et antilatinos (et anti-arabes et antisémites) que lorsque l’émergence de telles attitudes peut être imputée à la communauté noire, ne doit pas nous laisser ignorer les différends réels entre gens de couleur aux États-Unis. Mais la leçon du soulèvement de L. A. est tout sauf de conclure désespérément à l’unité impossible. Le scandale du verdict de l’affaire King fut multiracial, et le cri « Pas de justice, Pas de paix ! » a retenti hautement et en plusieurs langues.
Dans le cas des relations Noirs-Latinos, il y a peu de preuves que la tendance première à l’unité céda dramatiquement la place à des luttes intestines à mesure que la révolte progressait. Le pompeux exercice de chauvinisme de Jack Miles « Blacks vs. Browns », qui déshonora les pages du numéro d’octobre 1992 de The Atlantic, s’appliqua pesamment à faire correspondre les événements d’avril-mai 1992 à son titre. Peine perdue, même dans l’interprétation torturée qu’en donne Miles. Des sous-titres comme « A New Paradigm : Blacks vs. Latinos » sont suivis de manière détonnante dans l’essai de Miles par des discussions sur les divisions à l’intérieur de la population latino et par des preuves du but commun des Noirs et des Centre-Américains dans la révolte. Il est clair qu’il y a des conflits entre Noirs et Latinos à Los Angeles. Les récentes batailles pour les petits boulots dans le bâtiment le reflètent assez. Mais, comme dans les rivalités entre gangs, l’expérience de la révolte urbaine n’aggrava pas tant les divisions entre Noirs et Latinos qu’elle ne les atténua.
Les conflits entre Noirs et Coréens soulèvent des problèmes bien plus inquiétants. Les commerçants américains d’origine Coréenne furent ceux qui, de la part des pillards, et en particulier des incendiaires, subirent proportionnellement les pertes les plus graves. La possession par les Coréens de débits d’alcool et de magasins des plus exposés au pillage accentua les tensions après la très légère condamnation du commerçant Suon Ja-du pour le meurtre de l’adolescente noire Latasha Harlins, et permet de comprendre Cet engrenage des violences. Les politiques de crédit, qui confinent les hommes d’affaires asiatiques dans les ghettos (d’où le capital blanc a fui pour l’essentiel) et qui empêchent les Afro-Américains d’ouvrir des commerces, jouent évidemment un rôle dans l’exacerbation des problèmes entre Noirs et Coréens. Les rencontres quotidiennes dans les magasins sont quasi programmées pour provoquer l’explosion entre les deux camps, chacun se sentant pris au piège et sous la menace.
Il est insensé de croire que, dans de telles situations, les problèmes entre commerçants et clients en resteront là et ne déteindront pas sur les relations entre Noirs et Coréens à plus grande échelle. Il n’est tout simplement pas vrai, par exemple, que les paroles anticoréennes des chansons hip-hop se cantonnent à l’expression d’une haine de classe.
Dès lors qu’il s’agit de conflits entre victimes du système, affronter une réalité si sinistre ne doit pas nous amener à penser, comme le font les médias, que toute réalité est fatalement destinée à rester telle. L’histoire plus large de la riposte de Los Angeles, de la riposte au niveau national et de celle des Américains d’origine coréenne au verdict de l’affaire King réfute un tel point de vue qui tend à répandre le désespoir, car il montre la formidable pression que des jeunes gens peuvent exercer pour briser les chaînes de ceux qui subissent à en mourir l’oppression de race et de classe.


APRÈS LA PLUIE


« Le monde en danger est notre vrai et serai voisinage. » Guillermo Gomez Peña
« Seuls les poètes, parce qu’ils doivent fouiller et recréer l’histoire, en ont jamais appris quelque chose. » James Baldwin
« Nous sommes toujours en train de chercher. Je pense que maintenant nous sommes sur le point de trouver. » John Coltrane

L’IMPORTANCE à long terme de la révolte de L. A. ne peut pas être appréciée en dehors de la crise écologique mondiale. Le fait que le plus grand soulèvement urbain du siècle aux États-Unis ait été ignoré par la presse environnementaliste est un signe de plus - et sans appel - que l’écologie bourgeoise est indissolublement liée à l’Establishment pollutocratique qu’elle prétend combattre.
Il est clair que la révolte et la riposte à l’échelle du pays qu’elle a engendrées abondent en implications écologiques. Extraordinaire exemple d’ « action locale », elle affectera inévitablement pour longtemps toute pensée globale.
La révolte a fourni, par exemple, un dramatique et éclairant prélude à l’orgie des Violeurs de la Terre connue quelques semaines plus tard sous le nom de « Sommet de la Terre » à Rio de Janeiro. Les délégués (pour la plupart des chefs d’État) déclarèrent sans broncher que le capitalisme - système social foncièrement écocidaire - était compatible avec une planète saine. Mais les mines brêlantes et les prisons surpeuplées de L. A. se joignirent à l’air pollué qui infeste toujours la cité pour donner le démenti à ces bureaucrates et montrèrent au monde entier que la patrie du capitalisme par excellence est une des sociétés les plus malades du globe.
En ce temps de destruction massive des forêts tropicales et autres endroits sauvages, la contradiction entre la cité et la « campagne » est devenue cruciale dans toutes les luttes pour le changement social. Quiconque connaît le b a ba de l’écologie sait que la restauration massive de la nature sauvage est aujourd’hui une priorité, qui ne le cède à aucune autre - en fait, la condition préalable à la continuation de la vie sur cette planète - et qu’une telle restauration exige, à son tour, le démantèlement massif des cités mortifères de la société industrielle. Sous ce jour, l’incendie des centres commerciaux de L. A., peppétré collectivement et dans la liesse, peut être considéré non seulement comme une réponse sensée aux conditions de vie intenables du ghetto, mais aussi comme un pas écologiquement sain vers la destruction de ces désastres urbains que sont les villes empoisonnées de l’Amérique. Objectivement, dans la guerre du gouvernement nord-américain contre la vie et la nature sauvages, les rebelles de L. A. furent du côté sauvage.
Subjectivement, cependant, la dimension écologique de la révolte apparaît avec un relief encore plus accusé. Que des adolescents noirs se reconnaissent de plus en plus comme une espèce en danger - ce fit en fait le thème d’un rap local très populaire juste avant et pendant la révolte -, c’est certainement une des principales révolutions de la conscience de notre temps. Que la plantation de nouveaux arbres - pour apporter de la beauté dans les communautés minoritaires de L. A. - soit une exigence majeure du programme avancé en commun par les Bloods et les Crips pour la reconstruction de la cité, cela aussi donne à penser.
Le point de départ des rebelles, en outre, était à des années-lumière de l’antinomie bidon « travail contre environnement », que les démagogues misérabilistes de tous bords emploient pour paralyser les étourdis. En demandant non pas du travail mais la vie, et toute la liberté et la plénitude qu’elle renferme, les rebelles de L. A. - parmi lesquels les votants inscrits étaient à n’en pas douter une rareté - ont révélé de fortes affinités avec l’aile la plus radicale, « sans compromis », du mouvement écologiste.
L’environnementalisme dominant continue d’être aux mains de cadres corporatistes et racistes qui par définition rechignent à mettre en question les intérêts de la suprématie blanche, du Capital et de l’État capitaliste. Dans les vingt années passées, la prolifération d’associations comme la National Wildlife Federation, la société Audubon, le Sierra Club, etc., a coïncidé avec la destruction d’une plus grande étendue que celle qui fut détruite d’espaces verts dans le demi-siècle précédent. Ces groupes, qui sont dirigés comme des entreprises par des bureaucrates qui pensent et agissent en hommes d’affaires, sont à l’éco-activiste de base ce que la bureaucratie de l’AFL-CIO est à la classe ouvrière : une élite privilégiée dont la principale fonction est de maîtriser la fureur - c.-à-d. la créativité révolutionnaire - de ceux qui n’ont rien.
Les rebelles de L. A. ont montré exactement ce qu’il allait faire pour transformer l’environnementalisme en un mouvement réel et efficace : le désespoir, le défi, l’énergie, le sentiment de l’ennui et de la misère insupportables de la vie américaine d’aujourd’hui, le sens de l’improvisation, la volonté de prendre des risques et une belle détermination a s’affranchir de la misère. Avec la perspective de ces parias pour inspirer et orienter les actions d’un nouveau mouvement, une planète écologiquement saine pourrait devenir une réalité au lieu de n’être qu’un slogan.
Ceux qui sont le plus loin des rênes du pouvoir se sentent souvent ô combien impuissants, mais ils détiennent toujours le pouvoir de rompre et donc, potentiellement, de renverser l’ordre répressif en son entier.
C’est dans la solidarité de tous ceux qui sont exclus des relations sociales existantes que repose notre seule chance de vaincre la méga-machine écocidaire. Surgissant à un moment où les infrastructures des villes américaines sont au bord de l’effondrement, la révolte de L. A. a ouvert de passionnantes possibilités au développement d’alliances de combat inimaginables auparavant, qui pourraient battre en brèche et même détruire les barrières sectaires qui ne cessent de nous affaiblir et que multiplient à l’envi d’éphémères chapelles à courte vue.
C’est maintenant le temps de nouveaux commencements, et donc le temps de nouveaux regroupements. Il n’est aucun activiste nulle part qui ne tirerait profit de la lecture de Malcolm x - l’auteur préféré des rebelles de L. A. -, et les écologistes radicaux comme les biologistes de la conservation des espèces feraient bien non seulement de rendre leur savoir plus accessible à ceux qui en ont le plus besoin, mais aussi de trouver les moyens de lier leurs luttes à celles des opprimés qui peuvent vraiment améliorer les choses. Dans la cité qui nous a donné le mot smog et qui est aujourd’hui une décharge principale pour les déchets toxiques et les commentaires radio de Daryl Gates [2] de tels liens semblent possibles - et ils auraient même dû être tissés depuis longtemps.
De telles liaisons nouvelles, impensables pour les dogmatiques, sont le fruit obligé de l’imagination révolutionnaire. Si les rebelles de L. A. tiraient leur inspiration de la poésie du rap, la révolte, elle, reste un facteur vital pour renouveler partout la pratique de la poésie en tant qu’activité révolutionnaire. Les rêves les plus hardis des poètes ont toujours exprimé les aspirations les plus profondes de l’humanité, et tout « programme » qui les nie est un aller simple pour la misère et pour plus de misère. Toute prétendue « révolution » qui accepte de s’en tenir à moins que la réalisation de la poésie dans la vie de chaque jour est une révolution dans l’impasse avant de démarrer.
Dès que les éco-activiste s, les féministes radicales, les travailleurs rebelles au productivisme et les combattants de rue des ghettos-barrios commenceront à se comprendre entre eux, à trouver leur terrain commun et à grouper leurs ressources pour des luttes unitaires et pour l’entraide, nous commencerons à voir un mouvement qui pourra tout bonnement être capable de jeter à bas les structures inhumaines qui sont en train de nous tuer tous.
Pétri d’humour, ouvert à la poésie, visant à une réintégration fondamentale de l’humanité et de la planète sur laquelle nous vivons avec les créatures qui la partagent avec nous, ce nouveau mouvement révolutionnaire mondial sera naturellement le plus enjoué et le plus aventureux de tous les temps. Comment pourrait-il en être autrement ?
La lutte pour la nature sauvage est inséparable de la lutte pour une société libre, qui est inséparable de la lutte contre le racisme, la suprématie blanche et l’impérialisme, qui est inséparable de la lutte pour la libération des femmes, qui est inséparable de la lutte pour la liberté sexuelle, qui est inséparable de la lutte pour l’émancipation des travailleurs et l’abolition du travail, qui est inséparable de la lutte contre la guerre, qui est inséparable de la lutte pour vivre une vie poétique et, plus généralement, pour faire ce qui nous plaît.
Les ennemis, aujourd’hui, sont ceux qui essaient de séparer ces luttes.
En avril-mai 1992 le monde fut témoin d’un des premiers ébranlements traumatiques de cette révolution qui doit aller plus loin qu’aucune autre révolution.
Exclus du monde entier, unissez-vous ! La liberté maintenant ! La Terre d’abord ! [3] Ces trois mots d’ordre pour nous n’en font qu’un.

Le Groupe surréaliste
Chicago mars 1993


A propos du surréalisme aux États-Unis aujourd’hui

À la fin des années soixante, peu après la mort d’André Breton, est fondé par les poètes Franklin et Pénélope Rosemont, Paul Garon, Robert Green et quelques autres lucides rêveurs, le Mouvement surréaliste aux États-Unis. Tornade lente puisqu’elle bouillonne toujours dans notre désir, et poulpe dont figurent, depuis Chicago, les imprévisibles réflexes, cette poésie à coups de marteau qui seule peut-être maintenant défend la pensée contre l’aberrant fonctionnement de ce monde. Le premier numéro de la revue Arsenal, surréalist subversion, paraît en 1970, le quatrième en 1988. Un rythme plus frénétique est donné à ces activités où la quête poétique ne se dissocie pas de la critique comme de la lutte révolutionnaire, par la parution d’innombrables tracts, plaquettes et recueils de poèmes, essais, affiches et déclarations collectives diverses. En 1976, à Chicago toujours, le Mouvement organise par ses propres soins, c’est-à-dire sans une quelconque aide de l’industrie culturelle, une exposition mondiale du surréalisme, vouée à l’exaltation de « la liberté merveilleuse, vigilance du désir ». En de tels rendez-vous, vers où toujours s’achemine l’improbable, se croisent des poètes tels Philip Lamantia ou Jayne Cortez, des jazzmen et des wobblies, Herbert Marcuse et Bugs Bunny... C’est ainsi ; il y a, de l’autre côté de la coutume océane, « quelque chose de nouveau dans le surréalisme : les nombreux textes portant sur la dialectique de la culture populaire, sur les relations changeantes entre le surréalisme et la musique, sur la critique contemporaine du misérabilisme, sur le dépassement de la politique par l’humour et sur les liens entre la pratique de la poésie et une conscience écologique radicale [4] »
Guy Girard

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