Je veux être chien - Catherine Ferrière Marzio



Ana Igluka



Je veux être chien
un jour une nuit et
un jour pour
prendre ma langue
à mon cou et me coucher
à côté de toute douleur
sans croire la soigner
me coucher pour
attendre là ce qui
ne s'attend pas et
que je ne sais pas
chien qui voit.
Ou alors chanter
doucement pour
consoler.

Catherine Ferrière Marzio                                                  


Les clubs du rire - Emmanuelle Pireyre








L'animatrice du club
          […] Très bien, allez, encore, inspirez, expirez

Il paraît que les Français, comme la plupart des européens de 1939, riaient 19 minutes par jour, mais ils ne disposent aujourd'hui que de 6 minutes quotidiennes de rire, ce qui est trop faible pour être efficace.

L'animatrice du club
         Allez-y, oui voilà, voilà, c'est bien.
Les participants
         [Rires]

De là les créations spontanées à Paris et en région de clubs du rire où l'on peut travailler sa respiration, où l'on inspire et expire de manière intensive, on inspire, on expire, on inspire, on expire, on inspire, on expire, et lorsqu'on est prêt, chacun à son rythme, on se force à partir d'un long fou rire, puis enfin à rire d'un rire durable et totalement sincère, activité respiratoire pratiquée bouche ouverte qui fait du bien au moral.
Tellement de bien qu'elle devrait finir par mettre en danger les laboratoires fabricants d'anxiolytiques.

Une participante interviewée
         [+ rires en fond]
C'est très sportif comme activité. On dit qu'une minute de rire, c'est comme dix minutes de rameur.



Emmanuelle Pireyre – La philosophie blindée du convoyeur de fonds
France Culture 2006


La promesse de Wenders - Lambert Schlechter



Wim Wenders pendant le tournage de Pina


Quand rien ne va plus, quand on est vraiment dans la dèche, quand on renifle au lieu de respirer, clopine au lieu de marcher, quand ça va mal, quand ça va noir, mais tout ruineux & ruiné qu'on est, on peut pour quelques instants se procurer comme une espèce d'euphorie en achetant dans les après-soldes de l'été, sans l'avoir pour le moins du monde prévu, mais c'est début juillet, le salaire est tombé, avec les dettes c'est à peine un pourliche, - en achetant dis-je une bonne paire de sandales à treize euros quatre-vingts, moitié prix, ------ et voilà, on marchera, affranchi et presque pieds-nus, ira de l'avant pour affronter un été sans joie & sans perspective, autant dire, disons-le tout de suite, qu'on ne parviendra peut-être jamais aux abords de l'automne, parce que l'été est anthropophage et carnivore et même omnivore, ça va mal se terminer, faut pas se leurrer, et je clopine dans mes nouvelles sandales, mes orteils sont à l'aise comme ils l'ont jamais été, et mon talon à chaque pas rencontre la surface de la croûte terrestre avec une sorte de presque sensuelle souplesse, et donc donc donc je clopine talentueusement à travers le décor, ne manque plus que Wenders derrière sa caméra, mais il tourne ailleurs en ce moment, mon clopinement ne sera pas retenu registré transmis, mais Wenders m'avait dit : si un jour je repasse par-là on fera ça, promis, une auto-narration légère et subjective mais sans la gesticulation du « je », un documentaire secret et discret, allusif et narquoisement funèbre, promis, ces paroles m'avaient sincèrement ému, rien ne l'obligeait à dire cela, je suis à fond dans la débine, renifle au lieu de respirer, ces sandales, je n'avais pas vraiment de quoi me les payer.

 
Lambert Schlechter – Gare Maritime 2007
Maison de la Poésie de Nantes.

Refuge exotique - Lambert Schlechter



Into the Wild - Sean Penn


Si je n'étais pas allé en Alaska, je ne sais pas ce que je serais devenu, si je n'avais pas grimpé grimpé ce sentier caillouteux jusqu'au Domaine des mélèzes où est la cahute d'Aliocha, je te loue mon matelas, dit-il, ma table, ma chaise, allez balèze à l'aise dans mes mélèzes !, - et je suis resté quelques semaines quelques mois, l'hiver est venu, il fallait chauffer, et l'hiver est parti, et il fallait continuer à chauffer, un soleil glacé brillait, éblouissant, je dormais beaucoup, douze quatorze heures sous quatre couvertures, le feu s'éteignait, l'eau dans le bol gelait, je me chauffais de mon propre chaud, j'ai toujours eu peur du froid, faisait des cauchemars de neige & de gelure, mais le ciel était bleu bleu, il y avait la table et la chaise, et j'étais trop triste pour faire des projets de départ, aucun élan, je dormais je dormais, à l'abri sous mes quatre couvertures, et je rêvais, rêvais que j'étais allé en Alaska, rêvais qu'Aliocha n'était qu'un rêve, rêvais que je n'étais pas triste, et que j'habitais toujours ma petite province médiane & tempérée, un pays de cygnes et de cerisiers, et une grisaille familière qui m'enveloppe, et des trémières qui éclatent en juillet, mais ici ce n'est pas juillet, ici il n'y a pas de calendrier, et les jours de la semaine ont des noms que je ne comprends pas, et puis il n'y a personne à qui je pourrais dire : tiens, c'est mardi, parce que c'est comme ça que nous disons, pour le deuxième jour de la semaine nous disons mardi, tout cela me tourmente et me donne le vertige, et dans l'appentis il n'y a plus le moindre morceau de sucre, que faire.

Lambert Schlechter – Gare Maritime 2007
Maison de la Poésie de Nantes.

Les nuits athéniennes - Varlam Chalamov




Autoroute Kolyma (M56)





Une fois que j’eus achevé ma formation d’aide-médecin et commencé à travailler dans un hôpital, la question cruciale des camps - vivre ou ne pas vivre - disparut, et je compris que seul un coup de fusil, un coup de hache ou l’écroulement du monde sur ma tête pourraient m’empêcher de vivre ma vie jusqu’aux limites fixées par le ciel.
Cela, je le sentais de toute ma chair de détenu, sans aucune intervention de la pensée. Ou plutôt, la pensée existait, mais sans fondement logique, comme une illumination consacrant des processus purement physiques. Ces processus se produisaient à l’intérieur des plaies craquelées et douloureuses du scorbut, des plaies à vif depuis dix ans dans ma chair de détenu, dans ce tissu humain torturé jusqu’à la déchirure qui gardait encore, à ma grande surprise, une colossale réserve de forces.
Je me rendis compte que la formule de Thomas More s’enrichissait d’un contenu nouveau. Dans Utopie, il a fixé à quatre le nombre des besoins fondamentaux de l’homme, dont la satisfaction procure ce qui est, selon lui, la plus grande félicité. Il donne la première place à la faim, à la satisfaction donnée par la nourriture. Le deuxième besoin est le besoin sexuel. Le troisième, le besoin d’uriner et le quatrième, celui de déféquer.
Ces quatre plaisirs fondamentaux nous étaient justement refusés au camp. Les autorités considéraient l’amour comme un besoin que l’on peut ligoter, altérer, éliminer. « Tu ne reverras plus jamais un c... vivant de ta vie ! » était l’une des plaisanteries classiques des chefs de camp. Les autorités concentrationnaires luttaient contre l’amour à coup de circulaires, elles appliquaient la loi. La dystrophie alimentaire était une alliée puissante et indéfectible du pouvoir dans sa lutte contre la libido humaine. Mais les trois autres besoins subissaient les mêmes métamorphoses, les mêmes altérations, les mêmes dégradations sous les coups d’un destin incarné par les autorités pénitentiaires.
La faim était insatiable, rien ne peut se comparer à cette sensation de faim suceuse qui est l’état permanent du détenu s’il est un 58, un crevard. La faim du crevard n’a pas encore été chantée. Les écuelles que l’on ramasse à la cantine, les assiettes des autres qu’on lèche, les miettes de pain que l’on recueille dans sa paume et que l’on attrape avec la langue, tout cela n’éveille dans l’estomac qu’une réaction purement qualitative. Il n’est pas simple d’apaiser cette faim, c’est même impossible. Bien des années s’écouleront avant que le détenu ne se débarrasse de sa perpétuelle envie de manger. Quoi qu’il avale, il a de nouveau faim une demi-heure plus tard.
Le plaisir d’uriner ? L’incontinence urinaire est une maladie courante dans les camps où l’on souffre de malnutrition et où l’on touche le fond. Où est-il, le plaisir d’uriner, quand l’urine de tes voisins des châlits supérieurs te coule sur la figure ? Mais tu supportes. C’est un hasard si tu te trouves sur le châlit du bas, tu pourrais être en haut, et c’est toi qui inonderais ceux du dessous. C’est pourquoi tu râles pour la forme, tu t’essuies simplement le visage et tu retombes dans ton sommeil pesant, avec pour seul rêve des miches de pain qui planent comme des anges du ciel...
La défécation. Se soulager n’est pas une mince affaire pour un crevard. Boutonner son pantalon par un froid de moins 50 degrés est au-dessus de ses forces, d’ailleurs un crevard ne se soulage qu’une fois tous les cinq jours, démentant ainsi les manuels de physiologie et même de patho-physiologie. Une expulsion de boulettes d’excréments desséchés, car l’organisme en a extrait tout ce qui peut le garder en vie.
Aucun crevard n’éprouve de satisfaction ni de plaisir à déféquer. Comme pour l’urine, son organisme fonctionne indépendamment de sa volonté et il doit se dépêcher de baisser son pantalon. Rusé, le détenu réduit à un état semi-animal profite de la défécation pour se reposer, pour faire une pause sur le chemin de croix de la mine d’or. C’est sa seule fraude dans sa lutte contre la toute-puissance de l’État, contre cette armée de millions de soldats d’escorte, de collectivités sociales et d’institutions gouvernementales. De tout l’instinct de son derrière, le crevard s’insurge contre cette force colossale.
Un crevard n’attend rien de l’avenir. Tous les essais, tous les romans le tournent en dérision, c’est un fainéant qui gêne ses camarades, un traître à son équipe, au gisement, au plan de la mine d’or. Un jour surgira un écrivain-affairiste qui le représentera sous un jour comique. Du reste, il a déjà fait quelques tentatives, cet écrivain, il considère qu’il n’y a pas grand mal à plaisanter sur les camps. Il y a un temps pour tout, n’est-ce pas ? Il n’est pas exclu que l’on aborde un jour les camps par le biais humoristique. Personnellement, je trouve que c’est un sacrilège. Il me semble que seul un scélérat ou un opportuniste, ce qui est la même chose, peut écrire et danser la rumba d’Auschwitz ou le blues de la Serpentine. Le camp ne peut pas être un thème de comédie. Notre destin n’est pas du ressort des humoristes. Et jamais il ne se prêtera à la plaisanterie, ni demain ni dans mille ans. Jamais on ne pourra s’approcher en souriant des fours d’Auschwitz ou des fosses de la Serpentine.
Ces tentatives pour se reposer en déboutonnant son pantalon et en s’accroupissant une seconde (moins d’une seconde, le temps d’un clin d’œil), afin d’oublier la torture du travail, ces tentatives sont certes dignes de respect. Mais seuls les novices s’y risquent. Car après, il est encore plus dur, encore plus douloureux de redresser l’échine. Pourtant, le nouveau profite parfois de cette occasion de souffler illégalement, il vole, il dérobe quelques minutes sur la journée de travail gouvernementale.
Le soldat d’escorte, fusil au poing, s’acharne alors à démasquer le dangereux simulateur. Au printemps 1938, sur un front de taille de la mine Partisan, j’ai vu un soldat brandir son fusil et exiger d’un camarade : « Montre-moi ta merde ! Ça fait la troisième fois que tu y vas ! Où est ta merde ? » Il accusait ce crevard à moitié mort d’être un simulateur.
On ne trouva pas de merde.
Et le crevard Sérioja Klivanski, mon condisciple sur les bancs de l’université, deuxième violon au théâtre Stanislavski, fut accusé sous mes yeux d’être un saboteur et de prendre un repos illicite en déféquant par un froid de moins soixante degrés, accusé de retarder le travail de la chaîne, de l’équipe, du secteur, de la mine, de la région, de l’État. Comme dans la fameuse chanson sur le fer à cheval auquel il manquait un clou. Sérioja fut incriminé non seulement par l’escorte, par les surveillants et les chefs d’équipe, mais aussi par ses camarades de travail, ce travail qui corrige et rachète toutes les fautes.
Sérioja n’avait effectivement rien dans les intestins. Mais son ventre « le tiraillait ». Il aurait fallu être médecin, et encore, pas un médecin de Kolyma, mais un médecin de la capitale, du continent, d’avant la révolution, pour le comprendre et l’expliquer aux autres. Sérioja s’attendait à être fusillé pour la simple raison qu’il n’avait rien dans ses intestins.
Mais on ne l’a pas fusillé. Il a été exécuté un peu plus tard à la Serpentine, au moment des répressions massives de Garanine.
Ma controverse avec Thomas More traîne en longueur, mais j’arrive au bout. Ces quatre besoins ont été écrasés, piétinés, brisés, mais leur anéantissement ne marquait pas encore le terme de la vie, et tous ont quand même ressuscité. Après la résurrection de chacune de ces sensations, même amputées et déformées, le détenu reste assis sur la lunette, suivant avec intérêt le cheminement indolore, doux et tiède, de quelque chose de moelleux le long de son intestin à vif, comme si les excréments ne sortaient qu’à regret. Puis cela tombe dans le trou avec des éclaboussures, de l’écume, et cela flotte longtemps à la surface de la fosse d’aisance sans trouver sa place. Ça, c’est le début, un miracle. Et voilà que l’on arrive à uriner par à-coups, en s’arrêtant à volonté. Cela aussi, c’est un petit miracle.
On commence à croiser le regard des femmes avec un intérêt confus et irréel, oh, ce n’est pas du trouble, non, d’ailleurs tu ne sais pas ce qui te reste à leur offrir, et si le processus d’impuissance (il serait plus juste de dire de castration) est réversible. L’impuissance chez les hommes et l’aménorrhée chez les femmes sont la conséquence constante et obligatoire de la dystrophie alimentaire, autrement dit, de la faim. C’est un couteau que le destin plante dans le dos de tous les détenus. Ce phénomène de castration n’est pas dû à l’internement prolongé dans une prison ou un camp, mais à d’autres raisons plus directes et plus sûres. Le mot de l’énigme est dans la ration concentrationnaire, en dépit de toutes les formules de Thomas More.
Le plus important est de vaincre la faim. Et tous les organes se retiennent pour ne pas trop manger. On est affamé pour des années. Péniblement, on découpe sa journée : petit déjeuner, déjeuner, dîner. Pendant des années, plus rien d’autre n’existe dans le cerveau, dans la vie. On ne peut pas savourer un repas, se sentir rassasié, manger à sa faim. On a perpétuellement envie de manger. Puis arrive l’heure, le jour où, par un effort de volonté, on parvient à chasser l’idée de la nourriture et des aliments, où l’on cesse de se demander si la semoule sera pour le dîner ou pour le petit déjeuner du lendemain. Il n’y a pas de pommes de terre à Kolyma. Aussi étaient-elles exclues du menu de mes rêves gastronomiques, et à juste titre, sinon ces rêves n’auraient plus été des rêves : ils seraient devenus par trop irréels. Les fantasmes gastronomiques d’un détenu de Kolyma concernent le pain et non les gâteaux, ils concernent la semoule, le riz, les flocons d’avoine, l’orge perlé, le froment, mais pas les pommes de terre.
Je n’avais pas mangé de pommes de terre pendant quinze ans, et lorsque j’en ai goûté une fois libre, sur la Grande Terre, à Turkmen, dans la région de Tver, j’ai eu l’impression que c’était du poison, un aliment inconnu et dangereux. J’étais comme un chat auquel on veut faire manger quelque chose qui menace sa vie. J’ai mis au moins un an à me réhabituer aux pommes de terre. Juste à me réhabituer. Aujourd’hui encore, je suis incapable de les savourer. Et, une fois de plus, je constate que les recommandations de la médecine carcérale, avec son « catalogue des substituts » et ses « normes alimentaires », sont fondées sur des conceptions d’une grande profondeur scientifique. Des pommes de terre... Et alors ? Vive l’époque précolombienne ! L’organisme humain peut très bien se passer de pommes de terre.
Et voici que surgit, plus lancinant que la pensée de la nourriture, un nouveau besoin, une nouvelle exigence que Thomas More a complètement oubliée dans sa classification simpliste des besoins humains. Ce cinquième besoin est le besoin de poésie. Tous les aides-médecins cultivés, mes collègues d’enfer, possédaient un carnet sur lequel ils notaient des vers avec les encres de couleurs diverses qui leur tombaient sous la main. Pas des citations de Hegel ou de la Bible, mais uniquement des vers. Voilà le besoin qui vient juste après la faim, la sexualité, la défécation et le plaisir d’uriner. L’appétit de poésie, dont Thomas More n’a pas tenu compte. Des poèmes, tout le monde en a.
Dobrovolski tire de son sein un bloc-notes épais et crasseux d’où s’élèvent des sonorités divines. Cet ancien scénariste est aide-médecin à l’hôpital.
Portugalov, le responsable culturel, nous émerveille par les images qu’il puise dans son inaltérable mémoire de comédien, très légèrement huilée par la graisse de son travail de propagande. Portugalov ne lit jamais, il récite tout de mémoire.
Je contracte mon cerveau qui voua jadis tant d’heures à la poésie et, à mon propre étonnement, comme malgré moi, du fond de ma gorge douloureuse montent des mots oubliés depuis longtemps. Ce ne sont pas mes vers qui me reviennent, mais ceux de mes poètes préférés : Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Annenski. Ils sont là, au fond de ma gorge. Nous sommes trois dans la salle de soins du service chirurgical où je suis de garde : Dobrovolski, l’aide-médecin de garde du service d’ophtalmo, Portugalov, un acteur de la section culturelle, et moi. Le local est le mien et je suis également responsable de la soirée. Mais personne ne songe aux responsabilités, tout se fait clandestinement. Fidèle à ma vieille habitude de toujours commencer par agir et de ne demander l’autorisation qu’ensuite, c’est moi qui avais pris l’initiative de ces séances de poésie dans la salle de soins du service de chirurgie.
Une heure de poésie. Une heure dans un monde enchanté. Nous étions tous très excités. J’avais même dicté à Dobrovolski Caïn de Bounine. Ce poème s’était gravé dans ma mémoire par hasard, Bounine n’est pas un grand poète, mais il convenait à merveille pour une anthologie orale composée à Kolyma. Ces nuits poétiques débutaient à neuf heures du soir, après les soins, et se terminaient vers onze heures ou minuit. Dobrovolski et moi étions de garde, Portugalov, lui, avait le droit d’arriver en retard. Nous avons organisé un certain nombre de ces soirées poétiques qui furent baptisées par la suite « nuits athéniennes ».
Nous avions immédiatement découvert que nous étions tous des amateurs de la poésie lyrique du début du xxe siècle. Mon apport : Blok, Pasternak, Annenski, Khlebnikov, Sévérianine, Kamenski, Biély, Essenine, Tikhonov, Khodassévitch, Bounine. Parmi les classiques : Tiouttchev, Baratynski, Pouchkine, Lermontov, Nekrassov et Alexis Tolstoï.
L’apport de Portugalov : Goumiliov, Mandelstam, Akhmatova, Tsvétaïéva, Tikhonov, Selvinski. Parmi les classiques, Lermontov et Grigoriev, que Dobrovolski et moi connaissions surtout par ouï-dire. C’est seulement à Kolyma que nous avons apprécié la valeur des vers étonnants de Grigoriev. La contribution de Dobrovolski : les traductions de Burnes et de Shakespeare par Marchak, Maïakovski, Akhmatova, Pasternak, jusqu’aux dernières nouveautés du « samizdat » de l’époque. C’est Dobrovolski qui nous récita « À Lilia en guise de lettre » et c’est aussi à ce moment-là que nous avons appris « C’est l’hiver qui approche ». Dobrovolski nous récita également la première version du « Poème sans héros » écrite à Tachkent. Pyrov et Ladynina l’avaient envoyée à l’ancien scénariste des « Tractoristes ». Nous comprenions tous que la poésie, c’est la poésie, et que, dans ce domaine, la célébrité ne veut rien dire. Chacun de nous avait ses critères poétiques, je dirais son « classement de Hambourg », si cette expression n’était aussi galvaudée. D’un commun accord, nous avions décidé de ne pas perdre de temps à inclure dans notre anthologie orale des noms comme ceux de Bagritski, Lougovski et Svetlov, bien que Portugalov eût fait partie du même cercle littéraire que l’un d’eux. Notre liste était au point depuis longtemps. Notre sélection relevait du plus grand des mystères, car nous avions élu exactement les mêmes noms chacun de notre côté, bien des années plus tôt, à Kolyma. Nos choix se rejoignaient tant pour les noms que pour les poèmes, pour les strophes et même pour les vers que chacun de nous avait relevés. L’héritage poétique du XIXe siècle ne nous satisfaisait pas, il nous paraissait insuffisant. Chacun récitait ce dont il s’était souvenu et qu’il avait noté durant l’intervalle entre ces nuits. Nous n’avons pas eu le temps de passer à la lecture de nos vers respectifs (il était évident que tous les trois, nous composions ou avions composé des vers), car nos nuits athéniennes ont été interrompues de façon inopinée.
Il y avait dans le service de chirurgie plus de deux cents malades détenus, et l’hôpital comptait un millier de lits en tout. Une partie du bâtiment en forme de T était réservée aux malades libres. C’était une mesure intelligente et utile : les médecins détenus (et il y avait parmi eux beaucoup de vedettes médicales d’envergure nationale) avaient ainsi le droit de soigner officiellement des libres en tant que consultants, et on les avait toujours sous la main à n’importe quelle heure du jour, de l’année, de la décennie...
Durant l’hiver de nos soirées poétiques, le service pour les libres n’existait pas encore. Il y avait juste, dans le service chirurgical pour détenus, une chambre à deux lits destinée aux libres en cas d’hospitalisation d’urgence, d’accident de la route, par exemple. Cette chambre ne désemplissait pas.
À l’époque, elle était occupée par une jeune fille de vingt-trois ans, une komsomole de Moscou affectée dans l’Extrême Nord. Elle était entourée de criminels, mais cela ne la troublait pas. Elle travaillait comme secrétaire des komsomols dans une mine voisine. Elle ne posait aucune question et se comportait avec simplicité, sans doute par ignorance des singularités de Kolyma. Cette jeune fille se mourait d’ennui. Il s’avéra qu’elle ne souffrait pas de la maladie pour laquelle on l’avait hospitalisée, mais la médecine est toujours la médecine, et elle devait rester un certain temps en quarantaine avant de pouvoir franchir le seuil de l’hôpital et disparaître dans le gouffre du froid. Comme elle avait des relations à la Direction, à Magadan, on l’avait hospitalisée dans l’hôpital pour hommes. Cette jeune fille m’avait demandé si elle pouvait assister à une de nos soirées poétiques. Je l’y avais autorisée. Elle était arrivée dans la salle de soins dès le début des récitations et était restée jusqu’à la fin. Elle avait également assisté à la soirée suivante. Ces séances avaient lieu pendant mes gardes, tous les trois jours. Au début de la troisième soirée, la porte s’ouvrit en grand, et le directeur de l’hôpital en personne, le docteur Doktor, entra dans la pièce.
Ce Doktor me détestait. J’étais sûr qu’on lui avait fait des rapports sur nos soirées. À Kolyma, les chefs agissent en général de la façon suivante : s’il y a un « signal », ils prennent des mesures. Un « signal », terme d’informatique consacré bien avant la naissance de Norbert Wiener, est pris ici dans le sens de « signal d’information », dans le cadre de l’instruction ou de la prison. Mais s’il n’y a pas de signal, c’est-à-dire de délation orale, mais formelle, ou d’ordre des autorités supérieures ayant capté le signal plus tôt (d’en haut, non seulement on voit mieux, mais on entend mieux), il est rare que des chefs se penchent officiellement, de leur propre initiative, sur un phénomène nouveau de la vie des camps dont ils sont responsables. Le docteur Doktor était différent. Il considérait comme une vocation, un devoir et un impératif moral de traquer tous les ennemis du peuple sous n’importe quelle forme, sous n’importe quel prétexte et à la moindre occasion. Profondément convaincu de pouvoir pêcher là quelque chose d’important, il s’était rué dans la salle de soins sans même enfiler la blouse que lui tendait pourtant Pomané, l’aide-médecin de garde du service thérapeutique, un ancien officier roumain au visage rougeaud et un partisan du roi Mikhaï. Le docteur Doktor entra dans la salle vêtu d’une veste en cuir de la même coupe que la vareuse de Staline, les boucles de ses favoris blonds à la Pouchkine (il s’enorgueillissait de sa ressemblance avec le poète) toutes hérissées dans le feu de cette chasse à l’homme. « Ah, ah ! fit le directeur en promenant son regard de l’un à l’autre des participants avant de le fixer sur moi. C’est toi que je cherche ! »
Je me levai, la main aux coutures, et me mis au garde-à-vous comme il se devait.
« Et toi, d’où sors-tu ? » Il montra du doigt la jeune fille assise dans un coin, qui ne s’était pas levée à l’entrée du redoutable directeur. « Je suis hospitalisée ici, dit-elle sèchement. Et je vous prie de ne pas me tutoyer !
- Comment cela, hospitalisée ici ? » Le commandant, qui avait suivi son chef, lui expliqua le statut de la jeune malade. « Bon, je vais éclaircir cette histoire ! dit le docteur d’un ton menaçant. Nous en reparlerons ! » Il sortit de la salle. Portugalov et Dobrovolski avaient filé depuis longtemps. « Que va-t-il se passer, maintenant ? » demanda la jeune fille. On ne sentait aucune inquiétude dans sa voix, juste de la curiosité sur la nature juridique des événements à venir. De l’intérêt, mais aucune crainte ni pour elle-même, ni pour les autres. « Moi, je crois qu’il ne m’arrivera rien. Mais vous, vous risquez d’être renvoyée de l’hôpital.
- S’il me renvoie, dit-elle, je le lui ferai payer ! Qu’il lève le petit doigt, et il fera connaissance avec les plus hautes autorités de Kolyma ! »
Mais le docteur Doktor se tint coi. Elle ne fut pas renvoyée. Il s’était renseigné sur les relations de cette jeune fille et avait décidé de fermer les yeux sur l’incident. Elle resta le temps prévu, puis s’en alla, s’évapora dans le néant.
Le directeur de l’hôpital ne me fit pas arrêter non plus, il ne m’envoya pas au cachot, ne m’expédia pas dans une zone disciplinaire et ne m’affecta pas aux travaux généraux. Mais, en faisant son rapport habituel à la réunion des collaborateurs de l’hôpital, dans la salle de cinéma de six cents places pleine à craquer, il raconta en détail la scène inadmissible que lui, le directeur, avait vue de ses propres yeux dans le service chirurgical, pendant le service : l’aide-médecin un tel était assis dans la salle d’opération à déguster des airelles dans la même écuelle qu’une femme. Ici même, dans la salle d’opération...
« Ce n’était pas dans la salle d’opération, mais dans la salle de soins !
- Cela n’a aucune importance !
- Si ! » Le docteur Doktor cligna des yeux. La voix était celle de Roubantsev, le nouveau responsable du service de chirurgie, un médecin militaire venu du front. Le docteur Doktor ignora l’importun et poursuivit ses invectives. La femme ne fut pas nommée. Pour une raison incompréhensible, le docteur Doktor, seigneur tout-puissant de nos âmes, de nos cœurs et de nos corps, ne mentionna pas le nom de l’héroïne. Dans les cas de ce genre, on note sur les rapports et sur les instructions tous les détails possibles et imaginables. « Et qu’arriva-t-il à cet aide-médecin détenu pour une infraction aussi flagrante et, qui plus est, constatée par le directeur en personne ?
- Rien.
- Et à elle ?
- Rien non plus.
- Qui était-elle ?
- Personne ne le sait. »
Quelqu’un avait conseillé au docteur Doktor de réfréner son zèle administratif, pour une fois.
Six mois ou un an après ces événements, alors que le docteur Doktor avait quitté l’hôpital depuis longtemps (son ardeur lui avait valu de l’avancement, il avait été muté), un aide-médecin qui avait été mon condisciple me demanda, alors que nous passions dans le couloir du service chirurgical : « C’est ici, la salle de soins où avaient lieu vos nuits athéniennes ?
- Oui, dis-je. C’est ici. »
 
Varlam Chalamov - Récits de la Kolyma
Traduction Catherine Fournier , Sophie Benech et Luba Jurgenson
Editions Verdier - 2003

The "Easton Assassin" - Larry Holmes









C'est dur d'être noir. 
Vous avez déjà été noir ? 
Je l'ai été autrefois... quand j'étais pauvre


Larry Holmes 
in De la boxe - Joyce Carol Oates 


Les armures - Guillaume Siaudeau





Au plus profond
de l'ennui
là où le temps
n'arrondit plus
les angles
les soupirs
servent d'armures


Guillaume Siaudeau c'est par

 

I. De l'habitation, de la ville - Christophe Lamiot Enos





Il fait la nuit la fenêtre qui ne ferme pas
une lumière en haut à gauche dans le verre ;
sur le corps ;

une jarre avec, à l'intérieur, une autre jarre
plus petite et des coussins – des fleurs dans l'autre jarre ;
sur le corps ;

vienne zigzaguant très court, très épais « w »
à la verticale comme un éclair, la lumière
sur le corps ;

sur le corps les jambes, sur le corps les bras, face à
face ; penchent les uns vers les autres les objets
tendres corps

dans la pièce la nuit, dans la pièce la fenêtre
sans hâte le linge étendu parmi jouets et meubles ;
sur le corps.

(21/11/04)


Christophe Lamiot Enos – Lieu
Gare Maritime 2006 – Maison de la Poésie Nantes

elle vous arrache le sommet du crâne - Joyce Carol Oates



Cleveland Denny - Gaëtan Hart


Un combat de boxe brillant, aux mouvements rapides, se déployant beaucoup plus vite que ce que l'esprit est capable d'absorber, peut avoir le pouvoir qu'Emily Dickinson attribuait à la grande poésie : vous savez que c'est de la grande poésie quand elle vous arrache le sommet du crâne.


Joyce Carol Oates - De la boxe
Traduction Anne Wickle
Editions Tristram - 2012

directement sur les joncs - Céline Minard






Il a ramené tous les seaux pleins. Il a fait 3 allers-retours de brouette sous le soleil. Il n'a pas l'air fatigué.

Plus aucune brume matinale.
Le soleil tape directement sur les joncs. Jaunes.


Céline Minard - Slough, en commanche
Gare maritime 2006 - Maison de la poésie Nantes 


Ah ! les petites robes paysannes - Arno Schmidt






Soldes d'été chez Gellermann : 2 énormes papillons en tissu enflaient leurs mignonnes ailes à pois ; l'habituelle cataracte de robes lavables écumait sur les marches des rochers en papier bleu, « où le peuple des Catadupes n'entend point les chutes du Nil » ; sur un panneau-bouclier la rosette de yatagans faite de cravates (d'ailleurs qui donc a inventé le terme de « régate » ? Ou encore : où apparaît-il pour la première fois dans la littérature ?). Au mur, une jambe tillergirlait, Passe-muraille : pour montrer les perlons (tout en haut, un petit col de dentelle pour exciter encore un peu plus l'imagination. Couleuvrine). De maigres gants de soie jaune palpaient avec une avidité d'impuissant des slips feuille-de-vigne. Au fond, une robe violette marchait majestueusement (sur des seins de chemisiers chus). Ah ! La fleuritude et la petipoissitude des petites robes paysannes !

Le coeur de pierre - Arno Schmidt
Traduction Claude Riehl
Editions Tristram - 2002

Déluge - Arno Schmidt







Ces trois tempêtes de grêle avaient rafraîchi l'atmosphère à ce point, qu'une épaisse fumée, comme d'un incendie, montait de toute la campagne, et même dans les maisons, les cuisines et les granges, et empêchait de voir quoi que ce fût. Des chevaux pleins de bosses, dispersés dans les champs, galopaient dans tous les sens, certains avaient même été tués. Les branches des arbres penchaient fracassées le long des troncs ; les grains avaient été frappés et balayés au point qu'on n'en voyait plus rien ; à leur place restait un sol noir battu, dans lequel les grêlons avaient imprimé leurs formes. Cailles, perdrix, lièvres, hirondelles gisaient broyés entre les sillons des anciens blés.


On a marché sur la lande - Arno Schmidt
traduction Claude Riehl
Editions Tristram - 2005


Japan's pictures - Zoé Balthus



Quelques perles sur le blog de Zoé Balthus


For a language to come serie - 1970 (c) Takuma Nakahira  


Du corps d'automne - Cédric Bernard






il a le corps
de saison
un crâne chargé
comme le ciel
il perd des glaviots
comme des feuilles
jaunes et rousses
la terre de la langue
qui colle  aux semelles
des mots
une humeur de bogue
à ne pas toucher
les poings prêts
aux marrons
il a le corps accordé
à la petite mort
d'automne

 Cédric Bernard                           


              

Catherine Ferrière Marzio




Fermin Ceballos


                Un croissant de lune cligne au-dessus de la mer


Catherine Ferrière Marzio             

      

grands rouges - Catherine Ferrière Marzio





La mer n'est ni triste ni joyeuse : elle est rouge pourtant dans ses si blanches écumes.




des jours comme ça - Murièle Modély



l'Autre Hidalgo stupéfié
rien à ajouter ! Il y à L'oeil


(c) EudaldCJ



les chiennes courbent l'échine

les chiens lèvent la patte
les chiennes s'assoient
les chiens se couchent
les chiens aboient
la caravane passe
la révolte passe
la rage passe
la colère passe
les chiennes jappent
les chiens remuent la queue
les chiens, les chiennes mordillent peu 



© Emmet Gowin




C'est le jour
pose ton bras sur le rebord de la fenêtre

n'aie pas peur

attends que le soleil détricote tes pores
attends que la chaleur coule son or

laisse les rayons entrer puis charrier dans la rue
la merde, les cauchemars

ne pense pas à la vie
à ta putain de vie qui fait le trottoir

C'est le jour
profite

de l'instant
où tu es

rien de plus
rien de moins

vive
nette
dans le nouveau matin

puis
allume la radio
sers toi un café
laisse toi par les mots
lentement pénétrer

sors
cours
avance
tu vas avec



          La nuit doucement vient
          recoudre sur tes os

          l'enveloppe du chien

 Murièle Modély


dasein - Chris Marker



Sans Soleil (1983) - Chris Marker



Se fier aux apparences, confondre sciemment le décor avec la pièce, ne jamais s’inquiéter de comprendre, être là — dasein — et tout vous sera donné par surcroît. Enfin, un peu.

 

Le dépays Chris Marker - 1982