Je suis une force du Passé - Pier Paolo Pasolini




Je suis une force du Passé.
À la tradition seule va mon amour.
Je viens des ruines, des églises,
des retables, des bourgs
abandonnés sur les Apennins ou les Préalpes,
là où ont vécu mes frères.
J’erre sur la Tuscolane comme un fou,
sur l’Appienne comme un chien sans maître.
Ou je regarde les crépuscules, les matins
sur Rome, la Ciociaria, l’univers,
tels les premiers actes de l’Après-Histoire
auxquels j’assiste, par privilège d’état-civil,
du bord extrême d’un âge
enseveli. Monstrueux est l’homme né
des entrailles d’une femme morte.
Et moi, fœtus adulte, plus moderne
que tous les modernes, je rôde
en quête de frères qui ne sont plus.

Poésie en forme de rose - 1964

Cabaret Voltaire - Tristan Tzara

 


II. 1916. Dans la plus obscure rue sous l'ombre des côtes architecturales, où l'on trouve des détectifs discrets parmi les lanternes rouges – naissance – naissance du Cabaret Voltaire – affiche de Slodky, bois, femme et Cie, muscles du cœur Cabaret Voltaire et des douleurs. Lampes rouges, ouverture piano, Ball lit Tipperary, piano « sous les ponts de Paris », Tzara traduit vite quelques poèmes pour les lire, Mme Hennings – silence, musique – déclaration – fin. Sur les murs: van Rees et Arp, Picasso et Eggeling, Segal et Janco, Slodky, Nadelmann, couleurs papiers, ascendance art nouveau, abstrait et des cartes-poèmes géographiques futuristes: Marinetti, Cangiullo, Buzzi; Cabaret Voltaire, chaque soir on joue, on chante, on récite – le peuple – l'art nouveau le plus grand au peuple – van Hoddis, Benn, Treß – balalaïka – soirée russe, soirée française – des personnages en édition unique apparaissent, récitent ou se suicident, va et vient, la joie du peuple, cris, le mélange cosmopolite de dieU et de boRdel, le cristal et la plus grosse femme du monde: « Sous les ponts de Paris ».

Arrivée Huelsenbeck – 26. II. 1916.

pan! pan! pa-ta-pan
Sans opposition un parfum initial.
Grande soirée – poème simultané en 3 langues, protestation bruit musique nègre / Hoosenlatz Ho osenlatz / piano Typerary Laterna magica démonstration, proclamation dernière!! invention dialogue!! Dada!! dernière nouveauté!!! syncope bourgeoise, musique bruitiste, dernier cri, chanson Tzara danse protestations – la grosse caisse – lumière rouge, policemen – chansons tableaux cubistes cartes postales chanson Cabaret Voltaire – poème simultané breveté Tzara Ho osentlaz et van Hoddis Hü ülsenbeck Hoosenlatz tourbillon Arp – two-step réclame alcool fument vers les cloches / on chuchote: arrogance / silence Mme Hennings, Janco déclaration, l'art transatlantique = peuple se réjouit étoile projetée sur la danse cubiste en grelots.

- Le Cabaret a duré 6 mois, chaque soir on enfonça le triton du grotesque du dieu du beau dans chaque spectateur, et le vent ne fut pas doux – secoua tant de consciences – le tumulte et l'avalanche solaire – la vitalité et le coin silencieux près de la sagesse ou de la folie – qui pourrait en préciser les frontières? – lentement s'en allèrent les jeunes-filles et l'amertume plaça son nid dans le ventre du père de famille. Un mot fut né, on ne sait pas comment Dadadada on jura amitié sur la nouvelle transmutation, qui ne signifie rien, et fut la plus formidable protestation, la plus intense affirmation armée du salut liberté juron masse combat vitesse prière tranquilité guérilla privée négation et chocolat du désespéré.




Dada a été fondé au printemps 1916 à Zurich, dans une petite taverne, le Cabaret Voltaire, par messieurs Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp, Marcel Janco et Richard Huelsenbeck. Hugo Ball y avait montée, avec son amie Emmy Hennings, un spectacle de variétés auquel nous avons tous activement participé. La guerre nous avait projetés par-dessus les frontières de nos patries. Ball et moi nous venions d’Allemagne, Tzara et Janco de Roumanie, Hans Arp de France. Nous étions tous d’accord : la guerre avait été fomentée par les différents gouvernements pour les raisons les plus platement matérialistes ; nous, les Allemands, nous connaissions J’accuse sans quoi il eût été bien difficile de nous convaincre que le Kaiser et ses généraux aient pu être qualifiés d’hommes honnêtes. Ball était réfractaire et moi-même j’avais pu échapper de justesse aux poursuites de ces valets de bourreaux qui, pour des raisons soi-disant politiques, entassent les hommes dans les tranchées du nord de la France et leur donnent des grenades à bouffer. Aucun de nous n’avait ce genre de courage qui consiste à se faire fusiller pour les idées d’une nation qui, dans le meilleur des cas, n’est qu’un consortium de trafiquants de fourrures et de peaux et, dans le pire, une association de psychopathes s’en allant, comme dans la “ patrie ” allemande, avec un livre de Goethe dans leur havresac, pour embrocher à la baïonnette Français et Russes.

Richard HUELSENBECK, En avant DADA ; l'histoire du dadaïsme, 1920

Recueillement - Charles Baudelaire



Portrait de Charles Baudelaire par Franz Kupka




Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
Le soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

La Parole est à Péret - Benjamin Péret





Le poète actuel n'a pas d'autre ressource que d’être révolutionnaire ou de ne pas être poète, car il doit sans cesse se lancer dans l’inconnu ; le pas qu'il a fait la veille ne le dispense pas du lendemain puisque tout est à recommencer tous les jours et que ce qu'il a acquis à l'heure du sommeil est tombé en poussière à son réveil. Pour lui, il n'y a aucun placement de père de famille mais le risque de l'aventure indéfiniment renouvelé. C’est à ce prix seulement qu’il peut se dire poète et prétendre prendre une place légitime à l'extrême pointe du mouvement culturel, là ou il n’y a à recevoir ni louanges ni lauriers, mais à frapper de toutes ses forces pour abattre les barrières sans cesse renaissantes de l'habitude et de la routine. 
Il ne peut être aujourd'hui que le maudit. Cette malédiction que lui lance la société actuelle indique sa position révolutionnaire ; mais il sortira de sa réserve obligée pour se voir placé à la tête de la société lorsque, bouleversée de fond en comble, elle aura reconnu la commune origine humaine de la poésie et de la science et que le poète, avec la collaboration active et passive de tous, créera les mythes exaltants et merveilleux qui enverront le monde entier à l'assaut de l'inconnu.

Préface à l'Anthologie des mythes, légendes et contes populaires d’Amérique.

Aliénation et magie noire - Antonin Artaud




Les asiles d'aliénés sont des réceptacles de magie noire conscients et prémédités,

et ce n'est pas seulement que les médecins favorisent la magie par leurs thérapeutiques intempestives et hybrides,
c'est qu'ils en font.

S'il n'y avait pas eu de médecins
il n'y aurait jamais eu de malades,
pas de squelettes de morts
malades à charcuter et dépiauter,
car c'est par les médecins et non par les malades que la société a commencé.

Ceux qui vivent, vivent des morts.
Et il faut aussi que la mort vive ;
et il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse des morts.

Cela a commencé 4000 ans avant Jésus-Christ cette thérapeutique de la mort lente,
et la médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse magie, passe ses morts à l'électro-choc ou à l'insulinothérapie afin de bien chaque jour vider ses haras d'hommes de leur moi,
et de les présenter ainsi vides,
ainsi fantastiquement
disponibles et vides,
aux obscènes sollicitations anatomiques et atomiques
de l'état appelé Bardo, livraison du barda de vivre aux exigences de non-moi.

Le Bardo est l'affre de mort dans lequel le moi tombe en flaque,
et il y a dans l'électrochoc un état flaque
par lequel passe tout traumatisé,
et qui lui donne, non plus à cet instant de connaître, mais d'affreusement et désespérément méconnaître ce qu'il fut, quand il était soi, quoi, loi, moi, roi, toi, zut et ÇA.

J'y suis passé et ne l'oublierai pas.

La magie de l'électrochoc draine un râle, elle plonge le commotionné dans ce râle par lequel on quitte la vie (...)

Or, je le répète, le Bardo c'est la mort, et la mort n'est qu'un état de magie noire qui n'existait pas il n'y a pas si longtemps.
 
Créer ainsi artificiellement la mort comme la médecine actuelle l'entreprend c'est favoriser un reflux du néant qui n'a jamais profité à personne,
mais dont certains profiteurs prédestinés de l'homme se repaissent depuis longtemps.

En fait, depuis un certain point du temps.

Lequel ?

Celui où il fallut choisir entre renoncer à être homme ou devenir un aliéné évident.

Mais quelle garantie les aliénés évidents de ce monde ont-ils d'être soignés par d'authentiques vivants ?

farfadi 
ta azor  
tau ela  
auela
a  
tara  
ila
 
FIN

Une page blanche pour séparer le texte du livre qui est fini de tout le grouillement du Bardo qui apparaît dans les limbes de l'électrochoc.
Et dans ces limbes une typographie spéciale, laquelle est là pour abjecter dieu, mettre en retrait les paroles verbales auxquelles une valeur spéciale a voulu être attribuée.

In Artaud le Mômo - 12 janvier 1948

L’ombilic des limbes - Antonin Artaud




Là où d’autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que montrer mon esprit.
La vie est de brûler des questions.
Je ne conçois pas d’œuvre détachée comme détachée de la vie.
Je n’aime pas la création détachée. Je ne conçois pas non plus l’esprit comme détaché de lui-même. Chacune de mes œuvres, chacun des plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur moi.
Je me retrouve autant dans une lettre écrite pour expliquer le rétrécissement intime de mon être et le châtrage insensé de ma vie, que dans un essai extérieur à moi-même, et qui m’apparaît comme une grossesse indifférente de mon esprit.
Je souffre que l’Esprit ne soit pas dans la vie et que la vie ne soit pas l’Esprit, je souffre de l’Esprit-organe, de l’Esprit-traduction, ou de l’Esprit intimidation-des-choses pour les faire entrer dans l’Esprit.
Ce livre je le mets en suspension dans la vie, je veux qu’il soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les cillations 
de mon moi à venir
.
Toutes ces pages traînent comme des glaçons dans l’esprit. Qu’on excuse ma liberté absolue. Je me refuse à faire de différence entre aucune des minutes de moi-même. Je ne reconnais pas dans l’esprit de plan.
Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature. Je dis que l’Esprit et la vie communiquent à tous les degrés. Je voudrais faire un Livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n’auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité.
Et ceci n’est pas plus une préface à un livre, que les poèmes par exemple qui le jalonnent ou le dénombrement de toutes les rages du mal-être.
Ceci n’est qu’un glaçon aussi mal avalé.

Prière - Antonin Artaud




Ah donne-nous des crânes de braise
Des crânes brûlés aux foudres du ciel
Des crânes lucides des crânes réels
Et traversés de ta présence
Fais-nous naître aux cieux du dedans
Criblés de gouffres en averses
Et qu’un vertige nous traverse
Avec un ongle incandescent
Rassasie-nous nous avons faim
De commotions intersidérales
Ah verse-nous des laves astrales
A la place de notre sang
Détache-nous. Divise-nous
Avec tes mains de braises coupantes
Ouvre-nous ces routes brûlantes
Où l’on meurt plus loin que la mort
Fais vaciller notre cerveau
Au sein de sa propre science
Et ravis-nous l’intelligence
Aux griffes d’un typhon nouveau

Tric Trac du Ciel (1923)

Enfin on avait réussi à ramener les morts à la vie - Arno Schmidt






C'est effroyable comme il bâfre !
(Jean Paul)

Enfin on avait réussi à ramener les morts à la vie ; ou, pour être plus précis : rappeler pour un court laps de temps des gens qui avaient subi l'épreuve de leur première vie et de leur première mort (jesaisjesais ; pour être exact je devrais dire : leur n-ième vie ; et à présent ils se trouvent dans n plus 1. - Naturellement il n'y avait pas la moindre relation avec les théories du Christianisme sur l'immortalité ; une fois encore c'était tout autre).
Mais à quoi bon de longues explications ; la chose elle-même est connue de tout enfant, surtout depuis que Knaur y a consacré une édition grand public (sans même parler du "Bonjour immortalité" de cette Parisienne de 11 ans. Et du livre de poche chez Rororo).
Bien sûr, 15 heures c'est pas beaucoup, j'en conviens ; mais c'est déjà pas mal de pouvoir s'entretenir ante portas avec Hannibal. (Bien que cela eût donné lieu aussitôt aux premières fausses notes : Walther von der Vogelweide s'était rudement plaint de la manière bouffonne dont les germanistes prononçaient le moyen haut allemand. Et pour la byzantine Théodora, on s'était trouvé placé devant ce dilemme désespérant : les professeurs de grec ne pouvaient plus vraiment ; et ceux qui pouvaient bien, ne savaient pas assez le grec !). Car c'était là le problème : tout revenant devait évidemment être "guidé" ! ("Pour compenser la différence de niveau de civilisation", avait-on pris l'habitude de dire de façon distinguée et officielle ; donc, dit tout crûment : pour éviter qu'il ne se fasse renverser et arrêter trop souvent ; certes, il ne pouvait pas arriver grand-chose au "Vieux", mais on perdait un temps précieux. Pour le "guide" on contractait une assurance-vie complémentaire limitée à 24 heures - mais dont la validité n'était pas sans poser sans problème : la "police" dans le 811 b donnait à entendre d'une façon pas trop vague, dans une langue qui était mixte de la "Critique de la Raison pure" et de "Finnegans Wake", que des antitrinitaires, surtout si on leur avait ne serait-ce que partiellement enlevé les amygdales, seraient privés de toute "indemnité définie par le Code civil" jusqu'au moment "ou l'ensemble distributif de l'usage empirique, qui se tient à la pointe de la praticabilité de toutes choses aura fourni les modalités effectives de leur détermination générale" !).
Donc les peintres si possible par des peintres (on a ainsi à peu près les mêmes défauts de caractère) ; les écrivains par des écrivains, rien que des Fugger & Welser.
Et des combinaisons très intéressantes avaient déjà été formées ! Le général Dr., du haut commandement de l'OTAN, avait eu Aetius (très juste : 451 ; bataille des champs Catalauniques - accessoirement on avait enfin trouvé où ceux-ci étaient situés) pour le conduire à travers l'Allemagne de l'Ouest. (Mais l'autre se serait déclaré très sceptique ; les procès-verbaux ont été bien entendu tenus secrets, malgré une "question au gouvernement" du SPD ; on aurait simplement dit : qu'il se serait..... Oui, je ne sais plus très bien ; en tout cas dans le communiqué il y avait deux fois "occidental-chrétien").
((On chuchotait même que les Américains avaient déjà consulté Hitler - à cette occasion on découvrit combien de milliers d'Allemands, sur la seule foi d'une rumeur, s'étaient proposés pour servir de guide spécialement pour cette sortie-là ! En fin de compte on avait obtenu R., le célèbre grand vieillard de la politique - mais je ne veux pas m'engager, ça pouvait être tout aussi bien l'autre !)).

Arno Schmidt - Goethe et un de ses admirateurs - 1958
Traduction Claude Riehl - Editions Tristram - 2006 - pp 5-6

Les malades et les médecins - Antonin Artaud




La maladie est un état. La santé n’en est qu’un autre, plus moche. Je veux dire plus lâche et plus mesquin. Pas de malade qui n’ait grandi. Pas de bien portant qui n’ait un jour trahi, pour n’avoir pas voulu être malade, comme tels médecins que j’ai subis.
J’ai été malade toute ma vie et je ne demande qu’à continuer. Car les états de privation de la vie m’ont toujours renseigné beaucoup mieux sur la pléthore de ma puissance que les crédences petites-bourgeoises de : LA BONNE SANTÉ SUFFIT.
Car mon être est beau mais affreux. Et il n’est beau que parce qu’il est affreux. Affreux, affre, construit d’affreux. Guérir une maladie est un crime. C’est écraser la tête d’un môme beaucoup moins chiche que la vie. Le laid con-sonne. Le beau pourrit.
Mais, malade, on n’est pas dopé d’opium, de cocaïne ou de morphine. Et il faut aimer l’affre des fièvres, la jaunisse et sa perfidie beaucoup plus que toute euphorie.
Alors la fièvre, la fièvre chaude de ma tête,— car je suis en état de fièvre chaude depuis cinquante ans que je suis en vie, —me donnera mon opium,— cet être, —celui, tête chaude que je serai,opium de la tête aux pieds. Car, la cocaïne est un os, l’héroïne, un sur-homme en os,
   ca i tra la sara                            ca fena                            ca i tra la sara                            ca fa
et l’opium est cette cave, cette momification de sang cave, cette raclure de sperme en cave, cette excrémation d’un vieux môme, cette désintégration d’un vieux trou, cette excrémentation d’un môme, petit môme d’anus enfoui, dont le nom est :                         merde, pipi,con-science des maladies.
Et, opium de père en fi,
fi donc qui va de père en fils, —
il faut qu’il t’en revienne la poudre, quand tu auras bien souffert sans lit.
C’est ainsi que je considère que c’est à moi, sempiternel malade, à guérir tous les médecins,— nés médecins par insuffisance de maladie, —et non à des médecins ignorants de mes états affreux de malade, à m’imposer leur insulinothérapie, santé d’un monde d’avachis.
1947.

J'ai appris hier - Antonin Artaud



J’ai appris hier
(il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités),
j’ai appris hier
l’une des pratiques officielles les plus sensationnelles des écoles publiques américaines
et qui font sans doute que ce pays se croit à la tête du progrès.
Il paraît que parmi les examens ou épreuves que l’on fait subir à un enfant qui entre pour la première fois dans une école publique, aurait lieu l’épreuve dite de la liqueur séminale ou du sperme,
et qui consisterait à demander à cet enfant nouvel entrant un peu de son sperme afin de l’insérer dans un bocal
et de le tenir ainsi prêt à toutes les tentatives de fécondation artificielle qui pourraient ensuite avoir lieu.
Car de plus en plus les américains trouvent qu’ils manquent de bras et d’enfants,
c’est à dire non pas d’ouvriers
mais de soldats,
et ils veulent à toute force et par tous les moyens possible faire et fabriquer des soldats
en vue de toutes les guerres planétaires qui pourraient ensuite avoir lieu,
et qui seraient destinées à démontrer par les vertus écrasantes de la force
la surexcellence des produits américains,
et des fruits de la sueur américaine sur tous les champs de l’activité et du dynamisme possible de la force.
Parce qu’il faut produire,
il faut par tous les moyens de l’activité possibles remplacer la nature partout où elle peut-être remplacée,
il faut trouver à l’inertie humaine un champ majeur,
il faut que l’ouvrier est de quoi s’employer,
il faut que des champs d’activité nouvelle soient crées,
où ce sera le règne enfin de tous les faux produits fabriqués,
de tous les ignobles ersatz synthétiques
où la belle nature vraie n’a que faire,
et doit céder une fois pour toutes et honteusement la place à tous les triomphaux produits de remplacement
où le sperme de toutes les usines de fécondation artificielle
fera merveille
pour produire des armées et des cuirassés.
Plus de fruits, plus d’arbres, plus de légumes, plus de plantes pharmaceutiques ou non et par conséquent plus d’aliments,
mais des produits de synthèse à satiété,
dans des vapeurs,
dans des humeurs spéciales de l’atmosphère, sur des axes particuliers des atmosphères tirées de force et par synthèse aux résistances d’une nature qui de la guerre n’a jamais connu que la peur.
Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’il prépare ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés,
de là ce sperme
auquel il paraîtrait que les gouvernements de l’Amérique auraient eu le culot de penser.
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés,
et parmi ces ennemis
la Russie de Staline
qui ne manque pas non plus de bras armés.
Tout cela est très bien,
mais je ne savais pas les Américains un peuple si guerrier.
Pour se battre il faut recevoir des coups
et j’ai vu peut-être beaucoup d’Américains à la guerre
mais ils avaient toujours devant eux d’incommensurables armées de tanks, d’avions, de cuirassés
qui leur servaient de boucliers.
J’ai vu beaucoup se battrent des machines mais je n’ai vu qu’à l’infini
derrière
les hommes qui les conduisaient.
En face du peuple qui fait manger à ses chevaux, à ses bœufs et à ses ânes les dernières tonnes de morphine vraie qui peuvent lui rester pour la remplacer par des ersatz de fumée,
j’aime mieux le peuple qui mange à même la terre le délire d’où il est né,
je parle des Tarahumaras
mangeant le Peyotl à même le sol
pendant qu’il naît,
et qui tue le soleil pour installer le royaume de la nuit noire,
et qui crève la croix afin que les espaces de l’espace ne puissent plus jamais se rencontrer ni se croiser. C’est ainsi que vous allez entendre la danse du TUTUGURI 

Novembre 1947

Sur le suicide - Antonin Artaud


Lucas Cranach l'Ancien - "Le Suicide de  Lucrèce" - 1538


Avant de me suicider je demande qu’on m’assure de l’être, je voudrais être sûr de la mort. La vie ne m’apparaît que comme un consentement à la lisibilité apparente des choses et à leur liaison dans l’esprit. je ne me sens plus comme le carrefour irréductible des choses, la mort qui guérit, guérit en nous disjoignant de la nature, mais si je ne suis plus qu’un déduit de douleurs où les choses ne passent pas?
Si je me tue ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me reconstituer, le suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me reconquérir violemment, de faire brutalement irruption dans mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu. Par le suicide, je réintroduis mon dessin dans la nature, je donne pour la première fois aux choses la forme de ma volonté. Je me délivre de ce conditionnement de mes organes si mal ajustés avec mon moi, et la vie n’est plus pour moi un hasard absurde où je pense ce qu’on me donne à penser. je choisis alors ma pensée et la direction de mes forces, de mes tendances, de ma réalité. Je me place entre le beau et le laid, entre le bon et le méchant Je me fais suspendu, sans inclination, neutre, en proie à l’équilibre des bonnes et des mauvaises sollicitations.
Car la vie elle-même n’est pas une solution, la vie n’a aucune espèce d’existence choisie, con-sentie, déterminée. Elle n’est qu’une série d’appétits et de forces adverses, de petites contradictions qui aboutissent ou avortent suivant les circonstances d’un hasard odieux. Le mal est déposé inégalement dans chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien, comme le mal, sont le produit des circonstances et d’un levain plus ou moins agissant.
Il est certainement abject d’être créé et de vivre et de se sentir jusque dans les moindres réduits, jusque dans les ramifications les plus impensées de son être irréductiblement détermine. Nous ne sommes que des arbres après tout, et il est probablement inscrit dans un coude quelconque de l’arbre de ma race que je me tuerai un jour donne.
L’idée même de la liberté du suicide tombe comme un arbre coupe. Je ne crée ni le temps, ni le lieu, ni les circonstances de mon suicide. Je n’en invente même pas la pensée, en sentirai-je l’arrachement?
Il se peut qu’à cet instant se dissolve mon être, mais s’il demeure entier, comment réagiront mes organes ruines, avec quels impossibles organes en enregistrerai-je le déchirement? je sens la mort sur moi comme un torrent, comme le bondissement instantané d’une foudre dont je n’imagine pas la capacité. Je sens la mort chargée de délices, de dédales tourbillonnants. Où est là-dedans la pensée de mon être?
Mais voici Dieu tout à coup comme un poing, comme une faux de lumière coupante. Je me suis séparé volontairement de la vie, j’ai voulu remonter mon destin!
Il a disposé de moi jusqu’à l’absurde, ce Dieu; il m’a maintenu vivant dans un vide de négations, de reniements acharnés de moi-même, il a détruit en moi
jusqu’aux moindres poussées de la vie pensante, de la vie sentie. Il m’a réduit à être comme un automate qui marche, mais un automate qui sentirait la rupture de son inconsciente.
Et voici que j’ai voulu faire preuve de vie, j’ai voulu me rejoindre avec la réalité résonnante des choses, j’ai voulu rompre ma fatalité.
Et ce Dieu que dit-il?
Je ne sentais pas la vie, la circulation de toute idée morale était pour moi comme un fleuve tari. La vie n’était pas pour moi un objet, une forme; elle était devenue une série de raisonnements. Mais des raisonnements qui tournaient à vide, des raisonnements qui ne tournaient pas, qui étaient en moi comme des « schèmes » possibles que ma volonté n’arrivait pas à fixer.
Même pour en arriver à l’état de suicide, il me faut attendre le retour de mon moi, il me faut le libre jeu de toutes les articulations de mon être. Dieu m’a placé dans le désespoir comme dans une constellation d’impasses dont le rayonnement aboutit à moi. Je ne puis ni mourir, ni vivre, ni ne pas désirer de mourir ou de vivre. Et tous les hommes sont comme moi.

Le Disque Vert. 4ème série n°1 – Janvier 1925

Invocation à la momie - Antonin Artaud




Ces narines d’os et de peau
par où commencent les ténèbres
de l’absolu, et la peinture de ces lèvres
que tu fermes comme un rideau

Et cet or que te glisse en rêve
la vie qui te dépouille d’os,
et les fleurs de ce regard faux
par où tu rejoins la lumière

Momie, et ces mains de fuseaux
pour te retourner les entrailles,
ces mains où l’ombre épouvantable
prend la figure d’un oiseau

Tout cela dont s’orne la mort
comme d’un rite aléatoire,
ce papotage d’ombres, et l’or
où nagent tes entrailles noires

C’est par là que je te rejoins,
par la route calcinée des veines,
et ton or est comme ma peine
le pire et le plus sûr témoin.

La recherche de la fécalité - Antonin Artaud


Antonin Artaud - Autoportrait 1948


Là ou ça sent la merde
ça sent l'être.
L'homme aurait très bien pu ne pas chier,
ne pas ouvrir la poche anale,
mais il a choisi de chier
comme il aurait choisi de vivre
au lieu de consentir à vivre mort.

C'est que pour ne pas faire caca,
il lui aurait fallu consentir
à ne pas être,
mais il n'a pas pu se résoudre à perdre
l'être,
c'est-à-dire à mourir vivant.

Il y a dans l'être
quelque chose de particulièrement tentant pour l'homme
et ce quelque chose est justement
LE CACA.
(Ici rugissements.)

Pour exister il suffit de se laisser aller à être,
mais pour vivre,
il faut être quelqu'un,
pour être quelqu'un,
il faut avoir un os,
ne pas avoir peur de montrer l'os,
et de perdre la viande en passant.

L'homme a toujours mieux aimé la viande
que la terre des os.
C'est qu'il n'y avait que de la terre et du bois d'os,
et il lui a fallu gagner sa viande,
il n'y avait que du fer et du feu
et pas de merde,
et l'homme a eu peur de perdre la merde
ou plutôt il a désiré la merde
et, pour cela, sacrifié le sang.

Pour avoir de la merde,
c'est-à-dire de la viande,
là où il n'y avait que du sang
et de la ferraille d'ossements
et où il n'y avait pas à gagner d'être
mais où il n'y avait qu'à perdre la vie.

o reche modo
to edire
di za
tau dari
do padera coco

Là, l'homme s'est retiré et il a fui.

Alors les bêtes l'ont mangé.

Ce ne fut pas un viol,
il s'est prêté à l'obscène repas.

Il y a trouvé du goût,
il a appris lui-même
à faire la bête
et à manger le rat
délicatement.

Et d'où vient cette abjection de saleté ?

De ce que le monde n'est pas encore constitué,
ou de ce que l'homme n'a qu'une petite idée du monde
et qu'il veut éternellement la garder ?

Cela vient de ce que l'homme,
un beau jour,
a arrêté
l'idée du monde.

Deux routes s'offraient à lui :
celle de l'infini dehors,
celle de l'infini dedans.

Et il a choisi l'infime dedans.
Là où il n'y a qu'à presser
le rat,
la langue,
l'anus
ou le gland.

Et dieu, dieu lui-même a pressé le mouvement.

Dieu est-il un être ?
S'il en est un c'est de la merde.
S'il n'en est pas un
il n'est pas.
Or il n'est pas,
mais comme le vide qui avance avec toutes ses formes
dont la représentation la plus parfaite
est la marche incalculable d'un groupe de morpions.

"Vous êtes fou, monsieur Artaud, et la messe ?"

Je renie le baptême et la messe.
Il n'y a pas d'acte humain
qui, sur le plan érotique interne,
soit plus pernicieux que la descente du soi-disant Jésus-Christ
sur les autels.

On ne me croira pas
et je vois d'ici les haussements d'épaules du public
mais le nommé christ n'est autre que celui
qui en face du morpion dieu
a consenti à vivre sans corps,
lors qu'une armée d'hommes
descendue d'une croix,
où dieu croyait l'avoir depuis longtemps clouée,
s'est révoltée,
et, bardée de fer,
de sang,
de feu, et d'ossements,
avance, invectivant l'Invisible
afin d'y finir le JUGEMENT DE DIEU.

Pour en finir avec le Jugement de Dieu, 1947

Révolte contre la poésie - Antonin Artaud




Nous n’avons jamais écrit qu’avec la mise en incarnation de l’âme, mais elle était déjà faite, et pas par nous-mêmes, quand nous sommes entrés dans la poésie.
Le poète qui écrit s’adresse au Verbe et le Verbe a ses lois. Il est dans l’inconscient du poète de croire automatiquement à ces lois. Il se croit libre et il ne l’est pas.
Il y a quelque chose derrière sa tête, autour de ses oreilles de sa pensée. Quelque chose est en germe dans sa nuque, où il était déjà quand il a commencé. Il est le fils de ses oeuvres, peut-être, mais ses oeuvres ne sont pas de lui, car ce qui était de lui-même dans sa poésie, ce n’est pas lui qui l’y avait mis, mais cet inconscient producteur de la vie qui l’avait désigné pour être son poète et qu’il n’avait pas désigné lui. Et qui ne fut jamais bien disposé pour lui.
Je ne veux pas être le poète de mon poète, de ce moi qui a voulu me choisir poète, mais le poète créateur, en rébellion contre le moi et le soi. Et je me souviens de la rébellion antique contre les formes qui venaient sur moi.
C’est par révolte contre le moi et le soi que je me suis débarrassé de toutes les mauvaises incarnations du Verbe qui ne furent jamais pour l’homme qu’un compromis de lâcheté et d’illusion et je ne sais quelle fornication abjecte entre la lâcheté et l’illusion. Je ne veux pas d’un verbe venu de je ne sais quelle libido astrale et qui fut toute consciente aux formations de mon désir en moi.
Il y a dans les formes du Verbe humain je ne sais quelle opération de rapace, quelle autodévoration de rapace où le poète, se bornant à l’objet, se voit mangé par cet objet.
Un crime pèse sur le Verbe fait chair, mais le crime est de l’avoir admis. La libido est une pensée d’animaux et ce sont ces animaux qui, un jour, se sont mués en hommes.
Le verbe produit par les hommes est l’idée d’un inverti enfoui par les réflexes animaux des choses et qui, par le martyre du temps et des choses, a oublié qu’on l’avait inventé.
L’inverti est celui qui mange son soi et veut que son soi le nourrisse, cherche dans son soi sa mère et veut la posséder pour lui. Le crime primitif de l’inceste est l’ennemi de la poésie et tueur de son immaculée poésie.
Je ne veux pas manger mon poème, mais je veux donner mon coeur à mon poème et qu’est-ce que c’est que mon coeur et mon poème. Mon coeur est ce qui n’est pas moi. Donner son soi à son poème, c’est risquer aussi d’être violé par lui. Et si je suis Vierge pour mon poème, il doit rester vierge pour moi.
Je suis ce poète oublié, qui s’est vu tomber dans la matière un jour, et la matière ne me mangera pas, moi.
Je ne veux pas de ces réflexes vieillis, conséquence d’un antique inceste venu de l’ignorance animale de la loi Vierge de la vie. Le moi et le soi sont ces états catastrophiques de l’être où le vivant se laisse emprisonner par les formes qu’il perçoit en lui. Aimer son moi, c’est aimer un mort et la loi du Vierge est l’infini. Le producteur inconscient de nous-même est celui d’un antique copulateur qui s’est livré aux plus basses magies et qui a tiré une magie de l’infâme qu’il y a à se ramener soi-même sur soi-même sans fin jusqu’à faire sortir un verbe du cadavre. La libido est la définition de ce désir de cadavre et l’homme en chute est un criminel inverti.
Je suis ce primitif mécontent de l’horreur inexpiable des choses. Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne veux pas m’y revoir, moi.
Mon coeur est cette Rose éternelle venue de la force magique de l’initiale Croix. Celui qui s’est mis en croix en Lui-Même et pour Lui-Même n’est jamais revenu sur lui-même. Jamais, car ce lui-même par lequel il s’est sacrifié Lui-Même, celui-là aussi il l’a donné à la Vie après avoir forcé en lui-même à devenir sa propre vie.
Je ne veux être que ce poète à jamais qui s’est sacrifié dans la Kabbale du soi à la conception immaculée des choses.
Rodez 1944

Je ne crois plus aux mots des poèmes - Antonin Artaud



Une victime de la société - Georges Grosz

Je ne crois plus aux mots des poèmes,
car ils ne soulèvent rien
et ne font rien.
Autrefois il y avait des poèmes qui envoyaient un guerrier se faire trouer la gueule,
mais la gueule trouée
le guerrier était mort,
et que lui restait-il de sa gloire à lui ?
Je veux dire de son transport ?
Rien.
Il était mort,
cela servait à éduquer dans les classes les cons et les fils de cons qui viendraient après lui et sont allés à de nouvelles guerres
atomiquement réglementées,
je crois qu’il y a un état où le guerrier
la gueule trouée
et mort, reste là
il continue à se battre
et à avancer,
il n’est pas mort,
il avance pour l’éternité.
Mais qui en voudrait
sauf moi ?
Et moi, qu’il vienne celui qui me trouera la gueule
je l’attends.



Stromtroops advancing under gas - Otto Dix 1924

Fugue de mort - Paul Celan


Anselm Kiefer - Das Haar

Lait noir de l'aube nous le buvons le soir 
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit 
nous buvons et buvons 
nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré 
Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit 
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d'or 
écrit ces mots s'avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens 
il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe 
il nous commande allons jouez pour qu'on danse

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit 
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir 
nous buvons et buvons / Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit 
il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d'or 
Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré

Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez 
il attrape le fer à sa ceinture il le brandit ses yeux sont bleus 
enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu'on danse

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit 
te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir 
nous buvons et buvons 
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or 
tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents

Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d'Allemagne 
il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel 
vous aurez une tombe alors dans les nuages où l'on n'est pas serré

Lait noir de l'aube nous te buvons la nuit 
te buvons à midi la mort est un maître d'Allemagne 
nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons 
la mort est un maître d'Allemagne son oeil est bleu 
il t'atteint d'une balle de plomb il ne te manque pas 
un homme habite la maison Margarete tes cheveux d'or 
il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel 
il joue les serpents et rêve la mort est un maître d'Allemagne

tes cheveux d'or Margarete 
tes cheveux cendre Sulamith

Traduction Jean-Pierre Lefebvre

Adresses au Pape Antonin Artaud

 


15 avril 1925.

Le Confessionnal, ce n'est pas toi, ô Pape, c'est nous, mais comprends-nous et que la catholicité nous comprenne.
Au nom de la Patrie, au nom de la Famille, tu pousses à la vente des âmes, à la libre trituration des corps.
Nous avons entre notre âme et nous assez de chemins à franchir, assez de distances pour y interposer tes prêtres branlants et cet amoncellement d'aventureuses doctrines dont se nourrissent tous les curés du libéralisme mondial.
Tout Dieu catholique et chrétien qui, comme les autres dieux a pensé tout le mal :
1 Tu l'as mis dans ta poche.
2 Nous n'avons que faire de tes canons, index, péché, confessionnal, prétraille, mais pensons à une autre guerre, guerre à toi, Pape, chien.
Ici l'esprit se confesse à l'esprit.
Du haut en bas de ta mascarade romaine ce qui triomphe c'est la haine des vérités immédiates de l'âme, de ces flammes qui brûlent à même l'esprit. Il n'y a Dieu, Bible ou Evangile, il n'y a pas de mots qui arrêtent l'esprit. Nous ne sommes pas au monde. O Pape confiné dans le monde, ni la terre, ni Dieu ne parlent par toi.
Le monde, c'est l'abîme de l'âme, Pape déjeté, Pape extérieur à l'âme, laisse-nous nager dans nos corps, laisse nos âmes dans nos âmes, nous n'avons pas besoin de ton couteau de clartés.


Autoportrait d'Antonin Artaud (1924)


1er octobre 1946.

Je renie le baptême.

Je chie sur le nom chrétien.
Je me branle sur la croix de dieu (mais la branlette, Pie XII, n’a jamais été dans mes habitudes, elle n’y entrera jamais. Peut-être devez-vous commencer à me comprendre).
C’est moi (et non Jésus-Christ) qui a été crucifié au Golgotha, et je l’ai été pour m’être élevé contre dieu et son Christ,

p
arce que je suis un homme

et que dieu et son Christ ne sont que des idées

qui portent d’ailleurs la sale marque de la main d’homme;

et ces idées pour moi n’ont jamais existé.

Libre maintenant aux derniers catholiques pratiquants de se prévaloir de l’existence d’un au-delà dont j’ai en main tous les moyens de leur faire avouer qu’il sortit d’un pli de leurs ventres sales,

et quel est le catholique inchristé dans la vehme, la sainte vehme de son incurable orthodoxie, qui n’ait, spécialement ces dernières années, appris à faire ou à refaire abominablement comme cervicalement, et par une étrange rhinite nasale à laquelle tout le sexe depuis deux mille ans est convié,

n’ait appris, dis-je, à faire ou à refaire

Jésus-Christ.

Et il sera inutile, Pie XII, d’ergoter que tout cela n’est pas de votre obédience, car

ce mouvement vous l’avez, vous, Pie XII, dans la gorge et dans le nez, spécialement en disant la messe, et il ne faudrait pas tâter votre nombril de si près pour s’apercevoir que vous ne cessez de forniquer un anathème (que par dieu ma semence soit) entre le plexus et le gésier.

Mais ce n’est pas pour cela que je vous écris.

Je vous écris parce que vous savez qui je suis et que c’est une chose connue de toutes les polices qu’Artaud Antonin pour tout le monde d’ailleurs ne fut qu’un énorme et dérisoire secret de polichinelle, et que seul, moi, Antonin Artaud, j’ai été constraint publiquement d’ignorer sous peine de camisoles, de cellules, de poisons,, d’électro-choc, d’étranglements, d’estrapades, d’assommades et d’assassinat. Ce qui, Pie XII, a été ma vie pendant neuf ans.

Ce secret est qu’Antonin Artaud est envoûté, retenu prisonnier, d’une sombre, sinistre et crapuleuse magie, cela du côté où les choses se disent et se sentent dramatiquement et même mélodramatiquement, et du côté où elles se sentent et se disent objectivement et scientifiquement. Ce secret est que l’esprit, le cerveau, la conscience et aussi et surtout en fait le corps d’Artaud sont paralysés, retenus, garrottées par des moyens dont l’électro-choc est une application mécanique et l’acide prussique ou la cyanure de potassium, ou l’insuline une transposition comme botanique ou physiologique, - mettons.

En quoi ces moyens consistent exactement, Pie XII, je vous le redirai de plus près et autrement.

Toujours est-il que vous et la congrégation du saint-office êtes pour beaucoup dans mon arrestation après assommade sur une place publique de Dublin, mon emprisonnement à Dublin, et mes neuf ans d’internement en France.

Or j’ai été arrêté, emprisonné, interné et empoisonné de septembre 1937 à mai 1946 exactement pour les raisons pour lesquelles j’ai été arrêté, flagellé, crucifié et jeté dans un tas de fumier à Jérusalem il y a un peu plus de deux mille ans.

Il y a dirai-je d’ailleurs beaucoup plus de deux mille ans.

Car ce chiffre de deux mille ans représente les 2 000 mille ans de vie historique écoulés depuis la mort du crucifié du Golgotha jusqu’à aujourd'hui. Historique, c’est-à-dire officiellement recueillis, repérés et inventoriés. Car en fait le temps ce jour-là fait faire aux choses un saut terrible, et je me souviens parfaitement bien, Pie XII, que sorti du tas de fumier où j’avais séjourné trios jours et demi dans l’attente de me sentir mort pour me décider à me lever, non tellement le souvenir de la douleur, mais celui de l’obscène insulte d’avoir été déshabillé publiquement puis flagellé sur l’ordre spécial des prêtres, celui des gifles, des coups de poing sur la face, et des coups de barre dans le dos venus de l’anonyme populace qui sans autre raison avouable ne me haïssait que parce que j’étais Antonin Artaud (et c’était mon nom il y a deux mille ans comme aujourd'hui), l’épouvantable mémoire donc de tant de mains abjectes battant ma face, qui les ignorait et ne leur avait rien fait, me donna un tel haut-le-coeur que je sentis en éclater, physiquement en éclater ma poitrine, et l’histoire n’a pas conservé la mémoire de la période funèbre qui a suivi.

Or j’ai été empoisonné à mort de 1937 à 1940, sur l’ordre aussi bien de la sûreté générale française, que de l’intelligence service, que du guépéou, que de la police du Vatican.

Mais si je suis mort il y a deux mille et quelques années sur une croix je vous fous mon billet que cette fois-ci on ne m’aura pas dans une cellule d’asile, une casemate de fort ou les chiottes d’une prison, et ma conscience ne sera pas tranquille, ni les mânes du mort que je suis apaisés avant de vous avoir fait cuire sexe en l’air, vous le sexe en l’air, Pie XII, avec quelques-uns de vos moines de Bohême ou de Moldavie sur le grand autel de Saint-Pierre-de-Rome et celui plus tendancieusement prêtre et occulte de Saint-Jean-de-Latran.

Retour de promenade - Federico Garcia Lorca

Assassiné par le ciel,
entre les formes qui vont vers le serpent
et les formes qui cherchent le cristal,
je laisserai mes cheveux pousser.
Avec l’arbre à moignons qui ne chante pas
et l’enfant au blanc visage d’oeuf.
Avec les bestioles à la tête brisée
et l’eau haillonneuse aux pieds secs.
Avec tout ce qui est fatigue sourde-muette
et papillon noyé dans l’encrier.
Me heurtant à mon visage différent de chaque jour.
Assassiné par le ciel !



Un poète à New York  Trad. André Belamich

Assassinat - Federico Garcia Lorca



"Les Rives de l'Hudson" de Pierre-Henri Chauveau


Deux voix dans le petit matin sur Riverside Drive


« Comment est-ce arrivé ?
- Une égratignure à la joue.
C’est tout !
Un ongle qui serre la tige.
Une épingle qui fouille
jusqu’à trouver les radicelles du cri.
Et la mer cesse de bouger.
- Comment, comment est-ce arrivé ?
- Comme cela.
 - Allons ! De cette façon ?
- Oui.
Le coeur est sorti tout seul.
- Malheur, malheur à moi ! »

Poète à New-York. 1929-1930
Trad. André Belamich

I'll burn my books ! Ah, Mephistophilis ! - Michel Leiris



Bandiagara (Mali, 1931). Photo de la mission française Dakar-Djibouti.

I'll burn my books ! - Ah, Mephistophilis ! Derniers mots que prononce le peu héroïque héros du Faust sans... roll ni bateau-crible ni attirail pataphysique de Christopher ( Christ-au-feu ? ) Marlowe : effaré quand le diable - un Méphistophélès (méfie-toi-fiston-de-ce-félin-céleste ! ) moins escogriffe à ergots que celui du nougateux Gounod l'épée au côté, la plume au chapeau, l'escarce-elle pleine - vient prendre livraison de son âme comme le stipule le pacte qu'ils ont signé, le docte docteur, voulant se sauver à tout prix, propose - à tous cris - de sacrifier son trésor : les livres de philosophie et de magie où il a puisé le savoir qui l'a rendu notoire mais ne lui a guère donné que le violent vouloir d'en savoir plus et d'étendre au-delà de toutes bornes son pouvoir.
" Je brûlerai mes livres ! " Dernière cartouche, dernier raccroc, dernier crachat : sera brûlé de ses mains ce qu'il a adoré. Abdication totale. Terreur si folle que, d'un coup d'un seul, il trahit ce sur quoi il avait fondé sa vie et, de ce même coup, renvoie celle-ci au néant puisque, pour esquiver l'enfer, le voilà prêt - sciant la branche sur laquelle il était assis - à détruire par combustion ce qui était sa raison d'être.
Brûler ce pour quoi l'on existe pour n'être pas brûlé soi-même ou réduit à zéro. Faire au feu sa part - une part du lion - afin d'éteindre l'action de justice. Pour lui, la prunelle de ses yeux ; pour moi, le fruit de mes entrailles... Dans le sauve-qui-peut de l'instant où l'on va mourir ( si toutefois l'on dispose encore de quelque lucidité en un pareil instant ), je me sens capable - me muant toute honte bue en coupable qui crie merci - de ce reniement après quoi il n'y aurait qu'à tirer l'échelle : offrir de brûler mes livres ( ceux que j'ai écrits, non ceux que j'ai lus ou feuilletés et plus ou moins jalousement conservés, ainsi que beaucoup d'autres qui, peu à peu accumulés après être arrivés chez moi par des voies diverses, me donnent aujourd'hui l'impression que je vais être englouti dans le flot débordant d'une culture sans balises suffisantes dont, fatras de plus en plus proche de l'inextricable, ils sont les signes matériels, la plupart lettre morte puisque non déchiffrés ), hurler que ces écrits vaniteusement coiffés de ma signature et dont ceux auxquels je reste le plus attaché auront été tout compte fait des prothèses remplaçant autant que pareille chose se peut ce qui, statutairement dirai-je et bien avant que j'aie à combler la béance que la faculté de s'exalter charnellement dans l'amour laisserait en moi en me quittant, a manqué à ma vie ( jusqu'à présent chanceuse, mais mutilée dès longtemps par l'idée de sa brièveté ), je les livre en rachat, eux qui m'arrachaient au courant ( trop cursif ) du quotidien ( trop courant ) et - se glissant de l'autre côté de la mort plus que jamais à portée de voix mais réduite au silence - me semblaient la nier, la narguer, la brûler comme le chauffard brûle un feu rouge. Pour le suppôt du Bouc, ses grimoires et ses bouquins ; pour moi, mes gribouillis ou gribouillages, plutôt Gribouilleries ou Gribouillades, qui ne me libèrent pour un temps de l'idée oppressante de la mort que grâce, précisément, aux parenthèses qu'elles creusent dans ma vie momentanément suspendue ( devenue autre chose que celle dont l'écoulement se lit sur le cadran des montres ) et à mon passage sur un plan de déjà-mort ou plus-tout-à-fait-vie, façon en somme de prendre les devants : sur-le-champ me faire mourir un peu pour oublier que plus tard je mourrai trop. Pire qu'un Faust aux abois et se désarticulant quand il se voit déjà étendu pieds et poings liés sur un gril ou se débattant au coeur de quelque bûcher métaphysique, en viendrais-je, perdant la face par feu aux fesses, moi qu'aucun châtiment éternel ne menace, à dévaloriser en le désavouant le produit de mes grises mines et graves grimaces de Gribouille qui naguère croyait, grâce aux aveugles gribouillures qu'étaient et sont encore ses plongées imaginaires dans un état hors série qui ne serait ni vie ni mort, neutraliser celle-ci encore loin d'être montée à son étage mais, en déroute maintenant car il l'entend frapper à la porte, agit comme s'il tenait pour rien ( juste digne d'un autodafé ) ce qui, en cette minute où le voile se déchire, s'avère n'avoir été pour lui qu'un cautère sur une jambe de bois mais que depuis pratiquement toujours il regardait comme le pivot de ses pensées et de ses actes. Combien grande, pourtant, et ancienne est mon ambition de finir en beauté, sur un propos qui, dans sa tonalité sinon dans son contenu précis, serait ( je dis la chose comme elle est ) aussi suprêmement shakespearien que - souvenir qu'aviverait, le lendemain du jour où je pris ce nouveau départ, une subjuguante audition de l'oeuvre entière au Teatro Communale de la ville au passé tumultueux où, entiché de longue date tant des zébrures de son Dôme et de son Baptistère que de quelques bâtiments sévères remontant aux Medici ( qu'en français l'on fait rimer avec "jadis" ) et imposants comme des Lloyd's ou autres édifices bancaires, j'ai commencé de rédiger ce mémoire sur la base de notes accumulées sans aucun plan - la phrase clé de la fugue finale du Falstaff du bouillant Boïto et d'un Verdi non verre vide mais assez viride en dépit de sont hiver pour effectuer, avec cette bouffonnerie nostalgique dont l'illustre victime des joyeuses commères est l'éponyme, le sprint époustouflant qui couronnerait sa carrière de musicien théâtral : Tutto nel mundo è burla, " Tout au monde est de la blague ! " ou ( plus légère et plus mélancolique peut-être, à cause de la dernière syllabe qui semble propager à l'infini ses ondes ), " Tout est blague dans le monde ! ". Equivalent espiègle du zéro métaphysique sur lequel débouche, dans une autre oeuvre de Verdi vieux assisté de Boïto, Otello, le fameux Credo de Iago, en vérité profession de foi férocement nihiliste... " La vie est une histoire de fou " : négation non moins implacable énoncée en substance dans l'une des dernières scènes du sanglant et noir Macbeth, autre source shakespearienne d'inspiration pour Verdi, mais pour un Verdi alors jeune encore bien que déjà fêté.
S.O.S. Save our sailors ou Save our souls ? Ni l'une ni l'autre de ces traductions ne saurait être donnée du signal de détresse composé de trois lettres Morse ( 3 points, 3 traits, 3 points ) choisies en raison de leur simplicité, selon le " Petit Robert 1 ", de tous les dictionnaires celui que je consulte le plus souvent : sauverait-on les seuls membres de l'équipage en négligeant les passagers et, d'autre part, s'attacherait-on au seul salut des âmes, en laissant périr les corps misererereusement ? Traduction entre lesquelles, avant de les renvoyer dos à dos, j'avais pourtant longuement hésité, considérant sailors comme plus vraisemblable dans le contexte de naufrage dont il s'agit, mais répugnant à rejeter souls, terme qui n'eut guère convenu qu'à une agonie relativement paisible, terme pourtant auquel m'attachait peut-être le vieux fond d'éducation catholique qui reste déposé en moi malgré mon athéisme. Question qui, en vérité, n'avait même pas à être soulevée car, des deux sauvetages supposés, l'un n'aurait pas pu aller sans l'autre : le capitaine perdrait son âme s'il ne mettait toute la sauce, tout le jus, toute la gomme pour sauver ses matelots et, en revanche, c'est en sauvant son âme, en la gardant aussi froide et lucide que possible qu'il aurait chance de réussir dans ses manoeuvres et donc d'être utile à ses compagnons sinistrés comme lui. Hourra pour le capitaine ! Mais, à l'heure du naufrage, mon S.O.S. à moi sera-t-il autre chose que lettres désassemblées, lâchées par un commandant qui, déjà, n'est plus maître à son bord ?
Que mes dernières paroles - celles que je me prête ici comme malheureusement les plus proches de ce que serait le murmure ému ou le cri dicté par mon désarroi dédaléen au pied du mur de la mort et non celles qui résumeraient tout et que, redoutant de passer à côté ou de dire noir au lieu de blanc dans la funèbre conjoncture, j'aimerais prononcer d'avance comme pour m'assurer d'avoir le dernier mot sur mon destin et qui, pour répondre pleinement à mon désir, devraient être aussi percutantes que le mot de la fin concluant une pièce de théâtre -, que ces paroles d'homme en déroute soient une façon de faire amende honorable ( I'll burn my books ! ) ou un appel au secours ( S.O.S. ), voilà qui sonne catastrophiquement faux par rapport à mon voeu. N'est-il pas fâcheux que ce soit d'instinct ou en vertu d'une rhétorique presque native - le goût difficile à déraciner de l'effet oratoire - que ces formules, dont la première atteste un effondrement moral et dont la seconde se réfère à un désastre propre à déclencher la panique, me sont venues à l'esprit, dans la mesure d'ailleurs où j'ai trop peur de la mort pour être capable d'imaginer une mort sereine et où je crains de ne pas être à la hauteur en cette heure le plus souvent triviale mais que l'on veut solennelle lors de laquelle il conviendrait, sinon de chanter un bel addio d'opéra, du moins d'énoncer une vérité profonde qui serait comme la moralité de la fable merveilleuse qu'aurait été votre vie et non la marque d'une sorte de régression bestiale qui, l'angoisse la plus écoeurante vous étreignant, vous ferait remonter en deçà de l'humain et, en tout cas, infliger un cinglant démenti au personnage tant soit peu stoïcien, voire héroïque, que vous auriez aimé être ? Autre matière à ironie : faire le mariolle et démarrer en citant dans le texte, quand rien ne l'y oblige, le Faust de Marlowe - ce marlou ? - puis m'attacher assez gratuitement à démêler, comme s'il s'était agi d'un sigle anglais, la teneur du signal international de détresse S.O.S., sans parler de mes références peu fondées elles aussi à des livrets d'oeuvres lyriques principalement italiennes et de quelques turlupinades dont j'ai jugé opportun d'épicer mon écriture - caprices ou impertinences de monstre sacré -, cela ne tendrait-il pas à indiquer qu'au fond, bien que je vive loin des salons s'il en existe encore, je suis un snob, à l'instar des prototypes de cette variété très répandue d'humanité, les étudiants britanniques ( prestigieux parrainage ! ) de jadis dont les noms - dit-on - étaient accompagnés, sur les listes des collèges, de la mention s. nob., abréviatif du latin sine nobilitate et qui, singeant dans leurs us et coutumes leurs condisciples aristo, tentaient de faire oublier qu'ils étaient, eux, sans naissance. Un snob ? Ce qui me porterait notamment à vouloir faire croire que la langue des pays d'outre-Manche, voire celle qui a cours de l'autre côté des Alpes, m'est familière, alors que c'est peut-être à cause d'un snobisme inverse que je suis devenu le contraire d'un polyglotte : quelqu'un de si vexé de commettre des fautes de vocabulaire, de syntaxe ou simplement d'accent dans un parler différent du sien que, la chique coupée à peine a-t-il ouvert la bouche, il manque du minimum d'abandon qui lui serait nécessaire pour ne fût-ce que le baragouiner ; quelqu'un aussi dont on peut penser qu'il s'est tellement complu à manipuler, triturer, voire déchiqueter les mots de sa langue maternelle que, finissant par presque se perdre dans celle-ci, il perdait toute possibilité de s'orienter dans les autres, à moins que bien au contraire se sentir perdu en toute langue étrangère l'eût incité à scruter la sienne quasiment jusqu'à destruction pour en maîtriser mieux les possibilités. Snobisme ? Je ne pense pas, réflexion faite, qu'on puisse interpréter ainsi, d'une part, un respect pour les autres langues qui m'empêche de leur faire insulte en les écorchant ( sinon quand je les connais si peu que je n'éprouve même pas ce sentiment de les caricaturer vilainement si je prétends en user pour satisfaire, d'ailleurs, à des nécessités tout à fait élémentaires ), d'autre part, mon désir d'un peu de dépaysement linguistique ( tirer d'entrée de jeu le langage hors de son ornière ) pour frapper ici les trois coups annonçant le lever du rideau sur quelque chose dont on ne sait rien encore sauf que cela échappera à la quotidienneté...
Nulle raison, cependant, de poursuivre l'espèce de comédie du dernier moment et des dernières confidences que sans rougir je me donne dans ces pages, où il me semble imiter - avec moins de brio et, dirai-je même, un humour trop voulu et trop grossièrement dénué d'ambiguïté - le one man show pleins gaz de l'acteur grassement gavé de vitalitaire et romaine masculinité Vittorio Gassman au festival d'Avignon de 1980 je crois : à la fin d'un long numéro qui l'a montré Hamlet, Roméo, singe académicien de Kafka et quelques fantoches de moindre envergure, le tout en une suite très libre style commedia dell'arte, il feint, apothéose d'acteur du plus haut rang, de mourir positivement en scène et opère impérialement sa sortie de star ( si l'usage décrié du franglais m'est permis cette fois encore ) ou de tsar (d'"empereur des Russes" dirait un fanatique du français cent pour cent ) en se faisant traîner en coulisse comme un paquet, inerte et le dos raclant le sol. Moi aussi, ne fais-je pas alterner élans romantiques et clowneries, ne laissant pas non plus de parler comme si j'étais à l'agonie et ne m'interdisant pas, quand ma plume court sur la blancheur de ces feuilles, quelques effets de linceul drap-de-lit à défaut de demander à un partenaire de me tirer par les pieds quand serait venu le moment de saluer, moment détestable pour le vivant mais agréable pour le comédien.
Finir en beauté, c'est évidemment ce qu'il faudrait. J'en étais bien éloigné quand, autrefois, il m'arrivait la nuit de m'éveiller en criant, au terme d'un rêve et en proie à la sorte d'horreur sacrée que m'eût causée la découverte - à vous couper le souffle - d'une vérité définitive, découverte qui en vérité n'était peut-être que celle, définitive, de la mort en tant qu'unique vérité, un vérité qui sans besoin d'aucun rajout se condenserait en ces deux mots : " Je meurs ", constat plus net et relativement plus détaché qu'un meuglant ou marmonnant "Je me meurs..", forme réflexive qui exprimerait que, comme toujours, c'est à moi-même qu'essentiellement je me réfère, fort en peine que je suis d'atteindre à une objectivité impliquant par définition que je reconnais ne pas exister tout seul.

Début de Musique en texte et musique antitexte, 
in Langage Tangage ou ce que les mots me disent, pp. 73-82
Ed. Gallimard 1985