Le navire de bois - Hans Henny Jahnn




Comme surgit du brouillard, le beau navire apparut d'un seul coup. Avec sa large proue brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et l'ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur, amarrés à l'avant et à l'arrière du navire, l'amenaient vers le mur du quai.

                                            [...]

Hans Henny Jahnn - Le navire de bois
traduction René Radrizzani
Editions José Corti - 1993

 

Le jour - Catherine Ferrière Marzio



Jean Dubuffet - Paysage métaphysique - 1952



A la flamme brille l'aile
danseuse au creux
de la puissante émanation

Corps à corps fascinant
dans une nuit défaite
soudée au feu vivant

La danse brûle
en approche des douleurs
dans l'étrange fête
au cœur
de transparences allumées
léchant lentement
le vert silencieux des forêts...

et l'étreinte éclaire les cécités.

Catherine Ferrière Marzio 
 

des litrons de rosé ou du poulet recomposé ? - Beurk Laid




Chez Beurk Laid (allez j'vous refile son blaze : http://beurklaid.blogspot.fr/ ) y'a des chouettes types, bien planqués de la pluie sous l'abri-bus qui s'enfilent des litrons de rosé dans leur fauteuil roulant... pendant qu'on se balade dans les wagons pourris d'une rame de métro à la recherche d'une aile de poulet recomposé dégoulinant de mayo...

... mes créatures dans l'espace - Arno Schmidt



Pas d'image aujourd'hui ! Pour ceux que ça intéresse, faudra aller fouiller chez les bouquinistes, dans les vides greniers, sur la toile, dans les médiathèques... éventuellement chez son libraire ! La trilogie des Enfants de Nobodady, c'est chez Christian Bourgois & La Main de Singe, c'est chez Comp'Act. Vous y trouverez, textes cartes, documents insoupçonnés & autres batheries...
Démerdez-vous !



27 Décembre 1950
à Ledig Rowohlt


« […] j'ai joint deux cartes (des dessins) à Brand's Haide : jusqu'ici dans toutes les stories of fiction ma curiosité à toujours regretté qu'aucun écrivain n'ait jamais montré au lecteur quelle était sa vision de l'espace. Or on sait bien que pendant la lecture le lecteur transpose les décors dans un curieux paysage bien à soi ; ne serait-il pas du plus grand intérêt de lui donner à voir pour une fois comment le poète lui-même s'est imaginé ces localités ?! Pour moi en tout cas mes récits ne se développent qu'à partir du moment où je commence à voir clairement la position qu'occupent mes créatures dans l'espace et que j'ai rempli chaque coin de ce monde inventé avec des objets ultra-précis : c'est ainsi seulement que ma prose obtient cet aspect habituellement concentré.
Voilà pourquoi j'aimerais adjoindre à la trilogie les 2 diagrammes mentionnés (en couleur, tels quels). »


Arno Schmidt
Traduction Claude Riehl
La Main de Singe n° 7 - Editions Comp'act - 1993

 

Et si le manœuvre faisait contrepoids ? - Thierry Metz








29 juin. — Le chef est rasé de près, il porte un bleu propre, une chemise repassée. Avec son chapeau de paille on dirait qu'il vient ramasser des légumes. D'abord il se roule une cigarette. On cause un moment, de tout, de rien, puis il va pisser. Après on enlève les barrières et ça commence.

La journée se remplit lentement, geste après geste, jusqu'à déborder.
On a entassé trop de chose sur le fléau de la balance.
Et si le manœuvre faisait contrepoids ?


Thierry Metz – Le journal d'un manœuvre
Gallimard, Folio - 2004


Dans le sang et l'ordure, sur le haut du fumier, seul lieu pour un trône - Céline Minard




Zad Notre Dame des Landes



Bar-sur-Aube ou un aultre, tout corps, every body, qui porte en teste la bastard battle complète
et tient encor les armes, en tous lieux la portera et en écho par les siècles.
Et ainsi ja l'hystoire ne finira.

  […]

C'est ainsi que le quatre septembre mil quatre cent trente sept, nous aultres sept samouraïs avons pris Chaumont ville et chasteau, et c'est ainsi que le cinq du mesme mois mil quatre cent trente sept, à prime, tant court vitement le bruict, nous recevions toute la menuaille des gens de la hourde d'Enguerrand, demandant asile et résolus à défendre les murs, item gens de commerce anciennement enfuis ou chassés, item divers artisans.
A none, porte Arse, se présenta Oudinet le novice de Fontenay. Tout couvert d'emplâtres mais gigolant, il courut se jeter dans les braz d'Akira en l'appelant Senseï ! Senseï ! Il voulait se battre.
De dedans les murs, ressortirent par enchantement fruictiers et cousturiers, tisserands, tourneurs, hoirs et febvres. Jehan Humblot, armurier au 12 de la rue du Donjon, nous ouvrit sa boutique et proposa de renflouer le magasin commun de la tour porte Arse.
A vêpres, il en venait de partout. De la rue des Poutils, Gillot Bourdon, Guillaumot, Voidey ; de la rue Chye-en-Pot , Miremont et Gillot, une femme dite la Florinière ; de la rue Devant-le-Moustier, Perrin Binicole, Barbelet, Herbinot, Testinot et Voillemin, Le Normant ; de la rue Sire-Erard, Perrinot dit Boichotte, Perrin Gurgey, Jehan le Parcheminier ; d'aultres de la rue Brabant ; Perrin d'Angeville, Jehan Nitot, Pierrot Fagotin, tonnelier, de la rue Chaude ; item en liesse, l'équipage entier de la rue des Estuves qui furent tous compères et commères de ressource, je dys : Vuillemin Gras Pourcel, Jeannette le Rosty, Jacquot le Robour, Viard le Ménestrier, Girot le Lactoy et la belle Marguerite.
Tout ce monde se rassembla dans la grande salle du palais royal pour parlements. D'où il ressortit qu'ils étaient dépités du roy de France et du duc de Bourgogne à part égale puisqu'aulcuns des deux n'avoient eu bon gré de porter secours à leur ville sacquementée par le bastard. Au sujet d'icelui, chascun était prêt à l'estraper de ses mains et mortir de malemort. Et quant au reste : pain, vin, viande et vin en partage.

[…]

Mais foutredieu qu'avez-vous donc à maudire de moy ? Ne suis nicet baudet, ne agnelet ne angelot, suis capitaine d'escorcheurs ! Qu'ai-je faict que ne fait tout seigneur ? Accraser, piller, rançonner, et quoy d'aultre ? Et Xaintrailles en Anjou ? Et la Hire en Languedoc, ont-ils fait moins ? Ont-ils fait mieux ? Sont-ce enfans de chœur à vos oeilz ? Vous n'entendez rien ! En moy n'a ni venin ni fiel, aulcune cruauté dans mes agissements. Je suys puissant et le vray puissant est celui qui se maintient.
Dans le sang ? Dans le sang des paysans, des gueux, des vieillards et des jouvencelles ? dans le sang des moynes de Fontenay ?
Oui dans le sang ! Dans le sang et l'ordure, sur le haut du fumier, seul lieu pour un trône. Le roy lui-mesme a pillé cette année le trésor des églises, les marchands, les marchandes, pour la reprise du chasteau de Montereau, repris, d'où sont partis les Angloys, sauves leurs vies ! Sauves leurs vies vous m'entendez ! Trois cents murdriers et larrons, godons, ennemys, relaschés par le roy, descendant la Seine en bateaux lourds et chargés de biens. Les églises pillées pour ce faire, les bourgeois rançonnés. Et c'est moy le bastard ?!

[…]            


Céline Minard - Bastard Battle
Éditions Laureli Léo Scheer - 2008


 

Alarme à l'agonie des géants rouges ! - Catherine Ferrière Marzio








Alarme
à l'agonie
des géants rouges !
encore debout
encore debout
sous la grisaille
comme mitraille
encore debout
cependant
vacillant 
 
maintenant 
 
l'homme sans travail
prenant sa tête entre ses mains
pour y garder sa rage et son chemin

maintenant

voit et écoute
claquer le pavois
de la sifflante plainte
tandis que les Vendus
au front des hontes
reconnus !
aspirent goulûment
les moelles des géants.


 

... Trr – trr – tac – tac – trr ... - Bernarhd Kellermann





Poète, radiotélégraphiste, navigateur au long cours - Nikos Kavvadias



Je vaguais dans l'île, un pli au front, prêtant l'oreille à la rumeur de la mer. Le son était le même que si j'avais été au milieu d'une cataracte. Le ciel était plein de saletés et d'immondices, et des lambeaux de nuages troubles en pendaient verticalement et traînaient sur l'île et sur la mer. Le pli de mon front se creusait. Je n'allais pas à Creach. Non. Yvonne... je n'avais dans le cœur nulle pensée folichonne, j'allais donc à Stiff à la station de T.S.F.
J'y travaillais des journées entières, avec une ardeur folle, comme si j'avais dû bientôt subir un examen décisif. Nous parlions aux invisibles, avec du feu vert et de l'ozone, comme des esprits en conversation. Quelle odeur ! Comme dans les forêts de mon pays après les averses.
    M. Boucher maniait le levier et les éclairs verts jaillissaient entre les conducteurs polis, ronflant et crépitant. Par moments le vapeur avec qui nous parlions était tout près et nous pouvions voir son oriflamme de fumée à l'horizon. Mais souvent il était très loin. « S'il vous plait, donnez-nous votre point ! » ― Trr – trr – tac – tac – trr ― c'était son point. Dieu nous assiste, où était-il ? Il était encore à l'Ouest des Açores. Nous travaillions avec calme et patience. Fréquemment il nous fallait lancer le question une douzaine de fois avant d'être compris.Depuis deux jours nous cherchions à prendre langue avec un vapeur à bord duquel se trouvait M. William Finch. « Votre malle suit par le prochain bateau. » Trr – trr. « Votre malle suit par... » Chaque fois que M. Boucher avait un quart d'heure de libre, il lançait cette dépêche par les airs. Parfois la communication était interrompue, Dieu sait par quoi, et ce n'était que des heures après qu'on nous entendait de nouveau. Tous ces petits mots qui vibraient dans l'air ! Nous envoyions chaque jour plusieurs sacs de baisers par-dessus la mer. C'était nous qui jetions dans un vertige de joie M. Schmidt, Edgar Schmidt, éloigné de mille milles marins, en lui annonçant que sa femme Anna l'attendait avec ses enfants à l'Hôtel du Commerce à Cherbourg. Il est assis dans le fumoir, tenant à la main le même numéro des Fliegende Blaetter vingt fois relu, et il regarde, plein d'ennui, par la petite fenêtre, le bastingage monter et descendre lentement ; la bande de mer devient étroite, puis large ; depuis des semaines cette bande se rétrécit et s'élargit : M. Schmidt, M. Schmidt ! Vois-tu comme cela le frappe ? Diable ! Mon chapeau ! Trr – tac – tac Comme il a été prompt ! « Je vais bien et suis en bonne santé. » Dans sa hâte il n'a rien trouvé de mieux.

Alors M. Boucher fusait sur sa calvitie l'étrier d'acier portant le récepteur, il épiait le tictac et écrivait les mots. Nous pouvions entendre tout ce que Lizard télégraphiait aux grands transatlantiques qui impriment chaque jour un journal. De la sorte nous étions informés de tout ce qui occupait le monde, nous recevions même les nouvelles plus tôt que les lecteurs des journaux. Là-bas les rois grommelaient dans leurs armures rouillées, et nous les entendions. Nous entendions crépiter le grand incendie qui faisait rage dans les forêts de la Russie méridionale. Nous entendions le vacarme de la Bourse, les valeurs baissaient, oh, pouah !

    M. Boucher écrivait et je traduisais... car je remplissais ici les fonctions de traducteur. M. Boucher en effet lisait couramment les classiques des grandes langues, mais il ne comprenait pas un mot de la langue usuelle.

Chez nous le silence était grand. Les fils de notre antenne oscillaient et cliquetaient et le vent rasait la lande déserte. Trois de nos petits rats qui habitaient la station (il y en avait dix-sept) jouaient devant la porte. Mais la mer déferlait. Dès qu'il faisait sombre, la lande devenait blanche comme dans le clair de lune, deux fois, puis elle flambait une fois, rouge comme de la mousse en flamme. C'était le feu de Stiff. Quand M. Boucher sortait pour prendre une gorgée d'air, il apparaissait deux fois comme un fantôme de craie, puis se transformait en un démon rouge.

Trr – trr – tac – tac. M. Boucher était assis et écrivait les mots. C'était un faible écho du grand tambour Europe qui parvenait jusqu'à nous.
Fini. Lizard n'avait plus rien à dire.
Tard dans la nuit, je rentrais chez moi. En rêve je télégraphiais encore. « Children all well. Much love. Grace. » Les étincelles crépitaient. Et le récepteur tictaquait : « Le 21. 36° 21' – 44° 8' 10 aperçu deux icebergs. Pennsylvania » Alors Poupoule aboya.

Bernarhd Kellermann – La Mer - 1910
Traduction Georges Sautreau
Editions La Découvrance - 2005


La parole est à Péret...






                 Quelques vacheries sur Sartre & les poètes de la résistance...

... c'était le monde, Mesdames et Messieurs, le monde en chair et en os ... - Bernarhd Kellermann



Jean Hervoche
La villa des tempêtes, abri du narrateur de La mer



Je me fis un grog et sortis ma lecture. Toute ma bibliothèque consistait en un numéro du New-York Herald, European Edition, que j'avais par hasard apporté dans ma poche. Il était jauni et sentait le sel, et chaque fois il en sortait quelques araignées. Je le savais par cœur, article par article, y compris les annonces. Mais je le relisais sans cesse et j'éprouvais une impression de solennité chaque fois que je le déployais : c'était le monde, Mesdames et Messieurs, le monde en chair et en os, avec une auréole et des mains rouges de meurtrier.

                […]

La pluie crépita sur mon toit. Quelqu'un picota à la lucarne et un visage regarda à l'intérieur en me faisant des clins d'yeux. Mais je ne m'en souciai pas. J'étais habitué à ce que des visages regardassent chez moi la nuit. La voix grêle bourdonnait maintenant au ras du sol, à travers les fentes de la porte. Puis Creach fit entendre son beuglement dans le lointain. La brume. Je jetai du varech dans le feu.
Alors je me lançai dans les annonces. En un tour de main j'engageai trente-trois chambermaids, governesses, pas plus de vingt ans, traitement délicat garanti, et là-dessus je disparu sous terre, avec la rapidité de l'éclair, pour arrêter un chef de cuisine, 94 rue de Longchamp. Je fis rage dans les entrailles de Paris, émergeai à la lumière du jour, me hissai sur un autobus et naviguai entre les balcons et les enseignes, et les gens en dessous étaient emportés dans le courant. Hélas ! Mon chef de cuisine venait de sortir... et je l'attendis dans un café où je rencontrai une jolie fille. Auto ! Et nous voilà partis sur les étincelants lacs d'asphalte de Paris...

Bernarhd Kellermann – La Mer - 1910

Traduction Georges Sautreau

Editions La Découvrance - 2005

Pour oublier je dors - Mansfield.TYA







Mon livre de Victor . Sent le Calvin Klein . Il me rappelle encore . Ces souvenirs lointains . Depuis, ma femme est morte . Et je peux me saouler . Au vin de l'assassin . J'ai tué ma bien-aimée . Un planté de couteau . N'aurait pas suffit . Il m'a fallu voir grand . Pour lui ôter la vie . Si je vais mieux maintenant . Je ne me le demande pas . Car j'ai défoncé ses dents . Pour qu'on ne me retrouve pas . Je me promène en ville . Avec toutes ces odeurs . De meurtre et de torture . Qui me font toujours peur . Je lis encore souvent . Mon livre de Victor . Et aussi, je me mens . Et pour oublier, je dors . Je dors en chien de fusil . Pour ne plus penser au marteau . Aux fourchettes et aux scies . Que j'ai planté dans son dos . Maintenant ma femme est morte . Et je fais des cauchemars . Je ne regrette pas mon acte . Je regrette mon état . Je pensais m'en remettre . Mais en fait je ne peux pas . Un meurtre sur la conscience . Ça ne s'oublie pas comme ça . Alors je tourne en rond . Avec mon brave Victor . On a pété les plombs . On tue les chiens dehors .


 

La jetée - Chris Marker








Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance.
La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d'Orly, quelques années avant le début de la troisième guerre mondiale.
A Orly, le dimanche, les parents mènent leurs enfants voir les avions en partance. De ce dimanche, l'enfant dont nous racontons l'histoire devait revoir longtemps le soleil fixe, le décor planté au bout de la jetée, et un visage de femme.
Rien ne distingue les souvenirs des autres moments: ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître, à leurs cicatrices.
Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il se demanda longtemps s'il l'avait vraiment vu, ou s'il avait créé ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir, avec ce bruit soudain, le geste de la femme, ce corps qui bascule, les clameurs des gens sur la jetée, brouillés par la peur. 
Plus tard, il comprit qu'il avait vu la mort d'un homme.
Et quelque temps après, vint la destruction de Paris.
Beaucoup moururent. Certains se crurent vainqueurs. D'autres furent prisonniers. Les survivants s'établirent dans le réseau des souterrains de Chaillot.
La surface de Paris, et sans doute de la plus grande partie du monde, était inhabitable, pourrie par la radioactivité. Les vainqueurs montaient la garde sur un empire de rats. Les prisonniers étaient soumis à des expériences qui semblaient fort préoccuper ceux qui s'y livraient. 
Au terme de l'expérience, les uns étaient déçus, les autres étaient morts, ou fous.
C'est pour le conduire à la salle d'expériences qu'on vint chercher un jour, parmi les prisonniers, l'homme dont nous racontons l'histoire.
Il avait peur. Il avait entendu parler du chefs des travaux. Il pensait se trouver en face du Savant Fou, du docteur Frankenstein. Il vit un homme sans passion, qui lui expliqua posément que la race humaine était maintenant condamnée, que l'Espace lui était fermé, que la seule liaison possible avec les moyens de survie passait par le Temps. Un trou dans le Temps, et peut-être y ferait-on passer des vivres, des médicaments, des sources d'énergie.
Tel était le but des expériences : projeter dans le Temps des émissaires, appeler le passé et l'avenir au secours du présent.
Mais l'esprit humain achoppait. Se réveiller dans un autre temps, c'était naître une seconde fois, adulte. Le choc était trop fort. Après avoir ainsi projeté dans différentes zones du Temps des corps sans vie ou sans conscience, les inventeurs se concentraient maintenant sur des sujets doués d'images mentales très fortes. Capables d'imaginer ou de rêver un autre temps, ils seraient peut-être capables de s'y réintégrer.
La police du camp épiait jusqu'aux rêves. Cet homme fut choisi entre mille, pour sa fixation sur une image du passé.
Au début, rien d'autre que l'arrachement au temps présent, et ses chevalets. 
On recommence. 
Le sujet ne meurt pas, ne délire pas. Il souffre. 
On continue.
Au dixième jour d'expérience, des image commencent à sourdre, comme des aveux. Un matin du temps de paix. Une chambre du temps de paix, une vraie chambre. 
De vrais enfants. 
De vrais oiseaux. 
De vrais chats. 
De vrais tombes. 
Le seizième jour, il est sur la Jetée. Vide. 
Quelquefois, il retrouve un jour de bonheur, mais différent, un visage de bonheur, mais différent. Des ruines. Une fille qui pourrait être celle qu'il cherche. Il la croise sur la jetée. D'une voiture, il la voit sourire. D'autres images se présentent, se mêlent, dans un musée qui est peut-être celui de sa mémoire.
Le trentième jour, la rencontre a lieu.
Cette fois, il est sûr de la reconnaître. C'est d'ailleurs la seule chose dont il est sûr, dans ce monde sans date qui le bouleverse d'abord par sa richesse. Autour de lui, des matériaux fabuleux : le verre, le plastique, le tissu-éponge. Lorsqu'il sort de sa fascination, la femme a disparu.
Ceux qui mènent l'expérience resserrent leur contrôle, le relancent sur la piste. Le temps s'enroule à nouveau, l'instant repasse. Cette fois, il est près d'elle, il lui parle. Elle l'accueille sans étonnement.
Ils sont sans souvenirs, sans projets. Leur temps se construit simplement autour d'eux, avec pour seuls repères le goût du moment qu'ils vivent, et les signes sur les murs.
Plus tard, ils sont dans un jardin. Il se souvient qu'il existait des jardins. Elle l'interroge sur son collier, le collier du combattant qu'il portait au début de cette guerre qui éclatera un jour. Il invente une explication.
Ils marchent. Ils s'arrêtent devant uns coupe de séquoia couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu'il ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de l'arbre. Il s'entend dire : « Je viens de là... » ... et y retombe, à bout de forces. 
Puis une autre vague du Temps le soulève. Sans doute lui fait-on une nouvelle piqûre.
Maintenant, elle dort au soleil. Il pense que, dans le monde où il vient de reprendre pied, le temps d'être relancé vers elle, elle est morte.
Réveillée, il lui parle encore. D'une vérité trop fantastique pour être reçue, il garde l'essentiel : un pays lointain, une longue distance à parcourir. Elle l'écoute sans se moquer.
Est-ce le même jour? Il ne sait plus. Ils vont faire comme cela une infinité de promenades semblables, où se creusera entre eux une confiance muette, une confiance à l'état pur
Sans souvenirs, sans projets. Jusqu'au moment où il sent, devant eux, une barrière.
Ainsi se termina la première série d'expériences. C'était le début d'une période d'essais où il la retrouverait à des moments différents. Elle l'accueille simplement. Elle l'appelle son Spectre. 
Un jour, elle semble avoir peur. 
Un jour, elle se penche sur lui. 
Lui ne sait jamais s'il se dirige vers elle, s'il est dirigé, s'il invente ou s'il rêve.
Vers le cinquantième jour, ils se rencontrent dans un musée plein de bêtes éternelles.
Maintenant, le tir est parfaitement ajusté. Projeté sur l'instant choisi, il peut y demeurer et s'y mouvoir sans peine. 
Elle aussi semble apprivoisée. Elle accepte comme un phénomène naturel les passages de ce visiteur qui apparait et disparaît, qui existe, parle, rit avec elle, se tait, l'écoute et s'en va.
Lorsqu'il se retrouva dans la salle d'expériences, il sentit que quelque chose avait changé. Le chef du camp était là. Aux propos échangés autour de lui, il comprit que, devant le succès des expériences sur le passé, c'était dans l'avenir qu'on entendait maintenant le projeter. L'excitation d'une telle aventure lui cacha quelque temps l'idée que cette rencontre au Muséum avait été la dernière.
L'avenir était mieux défendu que le passé. Au terme d'autres essais encore plus éprouvants pour lui, il finit par entrer en résonance avec le monde futur. 
Il traversa une planète transformée, Paris reconstruit, dix mille avenues incompréhensibles. 
D'autres hommes l'attendaient. La rencontre fut brève. Visiblement, ils rejetaient ces scories d'une autre époque. Il récita sa leçon. Puisque l'humanité avait survécu, elle ne pouvait pas refuser à son propre passé les moyens de sa survie. Ce sophisme fut accepté comme un déguisement du Destin. On lui donna une centrale d'énergie suffisante pour remettre en marche toute l'industrie humaine, et les portes de l'avenir furent refermées. Peu de temps après son retour, il fut transféré dans une autre partie du camp.
Il savait que ses geôliers ne l'épargneraient pas. Il avait été un instrument entre leurs mains, son image d'enfance avait servi d'appât pour le mettre en condition, il avait répondu à leur attente et rempli son rôle. Il n'attendait plus que d'être liquidé, avec quelque part en lui le souvenir d'un temps deux fois vécu. C'est au fond de ces limbes qu'il reçut le message des hommes de l'avenir. Eux aussi voyageaient dans le Temps, et plus facilement. Maintenant ils étaient là et lui proposaient de l'accepter parmi eux. Mais sa requête fut différente : plutôt que cet avenir pacifié, il demandait qu'on lui rende le monde de son enfance et cette femme qui l'attendait peut-être.
Une fois sur la grande jetée d'Orly, dans ce chaud dimanche d'avant-guerre où il allait pouvoir demeurer, il pensa avec un peu de vertige que l'enfant qu'il avait été devait se trouver là aussi, à regarder les avions. Mais il chercha d'abord le visage d'une femme, au bout de la jetée. Il courut vers elle. Et lorsqu'il reconnut l'homme qui l'avait suivi depuis le camp souterrain, il comprit qu'on ne s'évadait pas du Temps et que cet instant qu'il lui avait été donné de voir enfant, et qui n'avait pas cessé de l'obséder, 
c'était celui de sa propre mort.


quand même, allez, c'était la belle vie - Patrik Ourednik




Charogne



que les uns se mordent et s'arrachent la gorge
que jouissent les autres jusqu'à ce que la mort s'ensuive
et que naissent de leurs vents des charognes bandantes...


Patrik Ourednik – Le Silence aussi
traduction Benoît Meunier
Éditions Allia - 2012


au mot près - Patrik Ourednik







Demi-aube
sirotant graillonnant essuyant
de la manche ses lèvres grisâtres

regards
en coin silence
de biais

et voici que s'ouvre une bouche
différemment, nouvellement
et voici
qu'un mot se lance à travers le larynx
escalade la pomme d'Adam
traverse la cavité
glisse sur la langue
se faufile entre les dents
dégouline de la lèvre
coule le long du menton
tombe dans le bouillon
et
au dernier moment
à un doigt de devenir un œil de graisse
se retourne et lâche :
oui
c'est plus ou moins
ce que je voulais dire

Patrik Ourednik – Le Silence aussi
traduction Benoît Meunier
Éditions Allia - 2012


... les méduses ne sont pas si bêtes ... - Patrik Ourednik




Rhistozoma pulmo



             [...]

Entre le premier janvier et l'ultime décembre 1999, avaient ainsi dégouliné de l'ancien monument du généralissime 3156000 secondes. Depuis la fin prétendue du siècle, il s'en était encore écoulé 111758400, chacune égale aux autres, toutes pareillement éberluées. Mais aujourd'hui, amis, nous pouvons parler du siècle passé sans parti pris, avec recul et tête froide, le généralissime ayant pris place aux côtés de Périclès et la bombe atomique ayant rejoint les bombardes assyriennes et les canons de bois de la bataille de Crécy au chapitre du développement des techniques de guerre. Non que les secondes du siècle nouveau s'écoulent plus intelligemment, à Dieu ne plaise, mais – ainsi pensait parfois Dyk avec espoir – peut-être sera-ce le dernier ? Il n'est tout de même pas pensable que cette expérience se prolonge à l'infini. Ancien auditeur de la faculté de sciences naturelles et connaisseur de la vie des carabes, Dyk avait conscience que la nature propose des alternatives. C'est peut-être le tour des fourmis. Ou des méduses. Ça ferait un drôle de raffut. Pour le moment rien ne le laissait penser, en dépit des cris des écologistes, de la fonte des glaciers et de la raréfaction des spermatozoïdes dans les organismes des espèces civilisées, mais cent ans, c'est long, à plus forte raison mille. Pour le moment rien ne le laissait penser, c'était toujours ce même vieux cloaque de guerres, de famines, de crétins meurtriers et de boutonneux sadiques, mais les méduses ne sont pas si bêtes qu'elles en ont l'air et leur désir de pouvoir est aussi acharné, il suffit de regarder comme elles avalent voluptueusement tout ce qui leur passe devant la gueule.

                               [...]


Patrik Ourednik – Classé sans suite
Traduction Marianne Canavaggio
Éditions Allia - 2012