Très étroite, très intime est la collusion entre le commerce et la culture ; l’un et l’autre mutuellement s’épaulent et se fortifient ; ils ne vont pas l’un sans l’autre ; chacun des deux est le relais de l’autre. On ne se libérera du poids pernicieux de la culture qu’en supprimant la notion de valeur des productions mentales, et, pour commencer, ce qui est le signe de cette valeur, leur prix monnayé. C’est là fait que ressent très bien le commerce, lequel s’applique à étayer le mythe de la culture et seconder son autorité. 

Jean Dubuffet - Asphyxiante culture - 1968







de blêmes faces de cauchemar - Arno Schmidt





Deux versions

Traduction de Claude Riehl :
Ma vie ? ! : Ma vie n'est pas un continuum ! (il n'est pas que le jour et la nuit pour la diviser en fragments alternativement blancs et noirs ! Car le jour aussi m'accompagne cet autre qui va à la gare, est assis derrière un bureau, bouquine, traîne dans les bois, copule, bavarde, écrit, pense à mille petits riens. Cet éventail qui se disloque. Qui court, fume, défèque, radiophone et télespecte, dit " Monsieur le sous-préfet " : That's me !) : Une succession d'instantanés scintillants, en vrac.
Non, pas un continuum, certainement pas un continuum ! : Ainsi court ma vie, ainsi mes souvenirs (comme qui, pantelant, voit approcher la tempête nocturne) :
Un éclair : une bicoque désolée qui grimace au milieu de taillis vert-de-gris. Puis : la nuit.
Un éclair : de blêmes faces de cauchemar, roulant des yeux vides, des langues, battants de cloches, à toute volée, des doigts qui se font dents : Nuit.
Un éclair : des arbres font la haie; des cerceaux jouent avec des gosses; des femmes s'accroupissent; des fillettes polissonnent blouse au vent : Nuit !
Un éclair : moi : Hélas : Nuit !
Ma vie : La ressentir comme un ruban qui, majestueusement, se déroule, voilà précisément ce dont je ne suis pas capable. Pas moi ! (Dire pourquoi.)

Arno Schmidt - Scènes de la Vie d'un Faune
Traduction Claude Riehl
Christian Bourgeois Editeur - 1991



Traduction Nicole Taubes :




des pauses



oui le salariat pue






des pauses la salle de repos non-fumeur les couloirs qui sentent la peinture la signalétique issue de secours prendre l’ascenseur le panneau d’affichage du comité d’entreprise une porte anti-incendie la salle de repos non-fumeur l’odeur des produits d’entretien il me faudrait un système pour recueillir les odeurs de moisi de ces entrailles pourries la salle de repos non-fumeur le distributeur de café court instantané sucré à 50 centimes 30 si on a les clef spéciales le bruit du distributeur de canettes à sa droite le mobilier d’entreprise les néons de grandes poubelles un radiateur
il y a une tranche de citron immense versée dans un verre translucide avec de l’eau et des glaçons pour illustration sur le distributeur et sur le distributeur de café de belles tasses avec un bel espresso un beau café noir et ce qui ressemble à un délicieux cappuccino il y a des verrous pour ne pas qu’on braque la machine à café
souvent des externalisés agent de sécurité agent d’accueil viennent y déguster leur sandwich sous vide ogm les agents de sécurité mâchent souvent seuls leur pain industriel et leur tranche de jambon industrielle elle aussi ou leur petite salade de pâtes en plastique
ils ont un petit tuyau qui leur arrivent dans l’oreille une oreillette on dit.


Des machines instantes d'utilité - Antonin Artaud







Je chie sur la croix.



J'abjecte toute croix.



Je suis pur.

Je suis pur.

Je suis pur.

Je suis pur.

Je suis pur.



J'abjecte

tout signe.



Je ne crée que

des machines

instantes

d'utilité.



Je ne ferai plus

jamais caca.





Antonin Artaud

 La recherche de la fécalité

Poésie / Gallimard


demi-rétablissement aux barres parallèles James Joyce




Joseph Hubertus Pilates



Quels moyens lui restaient pour obtenir le rajeunissement que ces réminiscences confiées à un compagnon plus jeune que lui rendaient plus désirable encore ?

Les exercices en chambre, pratiqués d'abord d'une façon intermittente et par la suite complètement négligés, prescrits dans La Force Physique et les Moyens de l'Obtenir par Eugène Sandow, qui s'adressent à tous ceux qui sont particulièrement assujettis par leur commerce à une vie sédentaire, et qui doivent s'exécuter devant une glace en concentrant sa volonté afin de faire jouer les différents groupes de muscles et produire successivement une agréable détente et une résurrection plus agréable encore de l'agilité de la jeunesse.




Avait-il montré quelque agilité particulière dans sa prime jeunesse ?

Bien que le levage de poids fût au-dessus de ses forces et que le tour complet à la barre fixe fût au-dessus de son courage, cependant comme élève du collège il s'était distingué par son exécution régulière et prolongée du demi-rétablissement aux barres parallèles en raison du développement anormal de ses muscles abdominaux.





Ulysse – James Joyce

Traduction Auguste Morel

Gallimard 1957


 
 Eugen Sandow

La blondeur - Cécile Mainardi




Marilyn Monroe La Rivière sans retour 1954



Même sur une photo noir et blanc, on peut voir blond quelqu’un de blond, disait Wittgenstein, je rajouterais même mort, sur la tête de quelqu’un d’autre, qui se trouverait avoir ton allure quand il marche de dos, et la même texture de cheveux fins et souples que toi. Bruns ou châtains feraient l’affaire. Ta blondeur n’existe pas, c’est moi qui l’ai inventée pour la refléter dans le Tibre, c’est moi qui l’ai inventée pour que les choses aient un reflet, c’est moi qui l’ai inventée pour dire que le Tibre est blond.

Cécile Mainardi, la blondeur



Claude Cahun - Jedd Cooney




le déluge rouge charrieur de sorts - Murièle Modély







C’est le retour
du poisseux
rouge

qui éclabousse les rats
au milieu du trottoir

patine la surface
des cœurs congelés

coagule en plaque
les jeunes filles fardées

c’est le déluge rouge
charrieur de sorts

immondes poupées molles
pendues, ventrues, barbues

l’âcre flux de gorge
qui vomit les guirlandes

l’attente
le désir


c’est le velours tendu
des doigts secs  noueux

contre la bouche
la boucle

de métal
la ceinture


c’est l’esprit de Noël
le ventre dilaté 




 

Archéo-zoologie - Lucien Suel





Protolimace à tête de chat

 

via  Lucien Suel ,  archéo-zoologiste 

 

 

Pisser - Baudrillard/Duchamp - Vlado Martek






‘Baudrillard – Duchamp’, 1995




                                        Vlado Martek                  



Le sondable, l'insondable - Arno Schmidt








Le sondable, le tamiser en mots ; l'insondable, le tourner en dérision : un arbre se tordit dans ce lieu désert ; ça lui retourna toutes les feuilles ; des oiseaux noirs sortirent des branches et lancèrent des invectives ; contre le ciel et ses jaillissements ininterrompus. Elle allait à côté de moi, muette et euménide à souhait : avec des pas d'hommes, bras obliques plantés dans les poches du ciré, une fente casse-noisette dans son visage de cuir rouge happait de temps à autre un amalgame de pluies et de larmes : « Pocahontas - » ; elle se retourna lentement, et intacte encore, pleura plus fort : - - son visage s'effondra brusquement, en bourrelets, en angles rouges, en ellipses d'oreilles, la planche à laver de son front – puis il se déchira de haut en bas, avec un son corvidesque qui m'ébranla et j'appuyai le masque tragique contre ma joue, le pressai, le berçai, les dents noires de sa plainte vacillant toujours autour de nos têtes : « Chère Pocahontas ! ». Un poteau indicateur se précipita vers nous de tout son bois, et déploya, maquereau, trois bras fardés : DAMNE, OSTERFEINE, HUNTERBURG : pour chacun d'entre-eux, la pluie nous passa courtoisement une cordelette de soie grise. Ah, la lourde houle de l'air ! Une barque de brume chaloupa craintivement sous des arbres. Elle laissa choir ses mains avec ses rudes larmes dans les eaux noires, sa voix traînait par terre ; les épaules, on pouvait déjà les tirer vers soi, le visage pas encore.


Paysage lacustre avec Pocahontas
Roses & Poireau – Arno Schmidt
Traduction Claude Riehl
MAURICE NADEAU - 1994



Mr Molloy / Poème bouturé - Lucien Suel






Lucien Suel                     





El Gringo - Francis Alÿs



             

Un homme libelle - James Joyce



Marchand de Concombres, Paris, 1950 - Richard Avedon
Nom d'un nom cet affreux sur le tertre en lanières à lance-pierres en partholon à part seul par joupiter qui peut-il être ? Représente-toi sa barritête de pygmée, visse-moi sa batifolle. Il a les orteils en verrou, les tibias courts, et, vise son spectoral, ses muscles mammaires, c'est très monstrérieux. Il rabâche son déjeuner par un poêle de sa cervelle. On dirait un homme libelle. Il est de mois en mois sur le qui-vif par ici, ce saxon comestible, qu'on soit en genevrier ou fièvrier, marc ou eaubril, ou pendant les courses folles de Versôse et de Glaçôse. Quelle étrange sorte d'homme. Il est évident que c'est lui mon ancêtre. Enjambons ses défenses de feu et ces griffes d'os fendus sans moelle. (Creux!) Il peut nous absurdiquer le pylore qui mène à la colonne d'Hercule. Amène-toi, gros plein de brune, alors moinsieur t'es tout en bassouflé comme les femmes ! Scuze-nous l'ami ! Tu jaspines le danois ? N. Tu jactes le scorvégien ? Nn. T'espagoinsses l'angliche ? Nnnn. Tu phones le Saxo ? Nooo. Tout est clair ! C'est un Juite. Echoquons nos chapeaux, et échangeons verbes forts et faibles entre nous au petit bonheur sur la poupe à-vent de cette crique.


James Joyce - Finnegans Wake
Traduction Philippe Lavergne
Gallimard - Folio - 1997



Stupeur - Perrine Le Querrec



ici et maintenant


Regarder leur visage est une stupeur

Regarder leur cou est une stupeur

Regarder leur regard est une stupeur

Regarder leur ventre
 
Regarder l’une puis l’autre puis les trois
 
La terre sur laquelle elles se cambrent
 
Le ciel qu’elles touchent
 
Les montagnes qu’elles franchissent
 
Tordues-tendues à la perfection
 
Dans cet enclos, une simultanéité de stupeurs
 
Elles sont le centre et le regard du monde






 

(Araneus quadratus) - Murièle Modély



Angela Young
Untitled, plate and stone lithograph, 22” x 15”




Dans la cave de ta chambre
L'angoisse tisse et détisse
Sa toile entre les draps

D'un battement de cils
Les filles à l'intérieur
(Araneus quadratus)
Entourent tes côtes
De mailles

Tu en perds ton latin
Et ton sens de l'humour

Tes quatre vérités
Entre les quatre points
Tatoués sur leurs reins


écrit en cours



 

Dada, voilà un mot qui mène les idées à la chasse










En dévorant des histoires de brigands - Franz Kafka







Sancho Pança, qui ne s'en est d'ailleurs jamais vanté, réussit au cours des années, en dévorant des histoires de brigands et des romans de chevalerie pendant les nuits et les veillées, à détourner entièrement de soi son démon. Il fit si bien que celui-ci - qu'il appela plus tard Don Quichotte - se jeta désormais sans frein dans les plus folles aventures : elles ne nuisaient à personne faute d'un objet prédestiné qui aurait dû être précisément Sancho Pança.
Sancho Pança, peut-être mû par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme indépendant, suivit calmement Don Quichotte dans ses équipées et en tira jusqu'à son dernier jour une grande et utile distraction.


Franz Kafka - La Muraille de Chine
traduction - Jean Carrive & Alexandre Vialatte
Gallimard - 1975 

Grand merci à kwarkito 



La gorge, le poisson - Laura Vazquez




Nicolas Boudin









Quand tu t’endors je te parle, je te parle, je te dis des serments, je te parle, je te dis c’est la guerre, je te dis les serments, je te fais la musique - à l’oreille - je te fais les serments, quand je parle - je parle - quand tu t’endors je parle, quand tu t’endors - quand je ne suis pas là - quand je ne suis pas là je parle, quand je parle - je te parle - et je ne suis pas là, quand je ne suis pas là je te parle - tiens écoute - tiens écoute je dis, je te dis tiens écoute, je te dis l’aventure, l’aventure c’est quelqu’un dans l’oreille, c’est quelqu’un dans l’oreille, c’est la dent sur l’oreille, 






je vais me taire, la pluie est belle, les jours sont pleins, il y a des guêpes, des grillons, il y a la nuit, des chenilles.





Il faut beaucoup de jours. beaucoup. il faut beaucoup de jours aujourd’hui. il faut le premier jour. il faut les premiers jours. il faut beaucoup de temps. il faut beaucoup de jours pour te mettre à écrire.
pour te mettre à écrire il faut beaucoup de jours, et les jours, et les tables, et les yeux et les arbres. il faut beaucoup les arbres. il faut beaucoup de jours. il faut voir le jardin. regarde le jardin. il faut voir les jardins. regarder la fenêtre. il faut de très longs jours.
il faut beaucoup d’années. il faut beaucoup de lignes. il faut beaucoup de lignes sur le cou, sur la race. sous les yeux il faut beaucoup de traits. pour te mettre à écrire. il faut beaucoup de ronces. les ronces dans le cou. il faut beaucoup d’années. il faut beaucoup tomber. il faut beaucoup de vase.
de la boue, de l’ordure, de l’essence et de l’huile, du gâchis, de la vase,
beaucoup de maladies
beaucoup de mains malades
beaucoup de dos griffé
beaucoup de pieds coupés





c’est







ce que je sais de la musique, je sais de la musique, ce que je sais de la musique, et je l’ai écoutée je sais de la musique et me dis la musique et je l’ai écoutée, écoute la musique, je sais de la musique et je l’ai écoutée jusqu’à ce que la mort
et je l’ai écoutée et j’ai senti le noir, jusqu’à ce que la mort, me dit de la musique et je sais la musique parce qu’elle est dans mon os,
je sais que la musique est venue l’autre jour,
je sais de la musique, je sais que la musique est partout l’autre jour, quand je l’ai écoutée, je l’écoute toujours, je l’écoute toujours, tu sais de la musique, tu l’écoutes toujours, elle l’écoute toujours
la musique et mes nerfs, je sais de la musique, je sais que la musique, la musique est facile, je sais que la musique n’a pas le sentiment, je sais que la musique est venue tout d’un coup, je sais que la musique est tout le sentiment, je sais de la musique qui arrive vers moi, je sais que la musique n’est pas dans la sueur, elle n’est pas dans ma larve, ni dans la main de droite, ni dans la main de gauche, ni dans l’œil que je sens, ni dans les gravillons, ni dans ma main de droite, ni dans ce que je dis, mais dans ce qui me vient, de tout ce qui me vient, dans tout ce qui me vient, je vois de la musique, je sais de la musique qui arrive de moi
et je l’ai écoutée



je suis prête à écrire.






Alors 
Approche une vielle femme, avec ses ongles larges,
elle est de la campagne
Elle se cache la tête avec les bras qui disent :


ni les vaches, ni les herbes, ni les femmes, ni le bois, ni le cuir, ni les branches, ni le cuir, ni  la torche, ni la petite aiguille, ni le cuir, elle redit ni le cuir





ce que je ne sais pas
je sais de la musique
et je ne le sais pas
Dans les poings, dans les angles, il y a des parties que je ne vois pas, c’est pourquoi je vais parler de la vie
dans la gorge et les lions, il y a des moments que  je ne vois pas, c’est pourquoi je dois parler des choses qui vivent
c’est pourquoi des choses vivent, c’est pourquoi je dois parler, c’est pourquoi celui qui parle a parlé, c’est pourquoi les chats bougent, c’est pourquoi les vieux morts, c’est pourquoi monte l’âne, c’est pourquoi les poils noirs



c’est pourquoi le fil tranche
c’est pourquoi je le dis,
c’est pourquoi gorges noires  


viennent les animaux qui font la gorge noire,
la gorge noire,
dis gorge noire, dis toute la partie que tu ne vois pas,
dis gorge noire



tu es couché sur des branches de terre, elles vont se casser sous ton dos, sous ton dos noir, dos noir, dos noir mon très petit, tu as laissé des branches, des branches noires, sur le couloir très noir, sur le couloir très noir les branches sont très noires
dis dos noir mon malade




Viens le gros monstre clair, il a la belle voix, il a la voix falaise, falaises noires, noires, de la montagne noire, viens le grand monstre noir,





Tu portes le poisson, il porte le poisson dans son ventre, il porte le poisson, le poisson est sorti de son ventre, le poisson est rentré dans la bouche du ventre, le poisson à la peau de poisson, est sorti de son ventre, le poisson dans son ventre, le poisson avale le poisson et le poisson connaît le poisson, le poisson est dans la mare, la mare est dans le ventre du poisson, le poisson va vers la tête et la tête va toujours au poisson, le poisson dit qu’écrire n’existe pas, le poisson a dit qu’écrire n’existait pas, le poisson a pourri vers la tête, la tête du poisson est pourrie et elle grouille, le poisson est pressé, il est pressé de mourir, le poisson est pressé, il va vers la grand mare, il va vers les œufs durs, le poisson vers la tête, vers le haut, dans les branches, le poisson dit écrire, le poisson dit écrire n'existe pas






 

Coupe-coupe



(c) Giovanni Marrozzini


                Et je pense à un couteau, qui trancherait net ce que nous cachons.


Dominique Boudou - Quand ta mère te tue     
n&b/ Pleine Page éditeurs - 2007     



 

Patates - Louis-Ferdinand Céline





On s’est dit que peut-être, quand même, en les faisant cuire à tout petit feu… en les gratinant nos patates… en les repassant dans la graisse… en les flattant plus ou moins… d’une certaine façon astucieuse… on arriverait bien peu à peu à les rendre malgré tout mangeables… On a essayé sur elles toutes les ruses de la tambouille… Rien rendait absolument… Tout allait se prendre en gélatine au fond de la casserole… Ca tournait au bout d’une heure… peut-être une heure trente en un énorme gâteau de larves… Et toujours l’odeur effrayante… Courtial a reniflé très longuement le résultat de nos cuistances.
- C’est de l’hydrate ferreux d’alumine ! Retiens bien ce nom, Ferdinand ! Retiens bien ce nom !…


Louis-Ferdinand Céline

 

Mon rire - Henri Michaux



Petrina Hicks &...



À l’expiration de mon enfance, je m’enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n’étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.
Des années passèrent, après lesquelles j’aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s’y firent entendre, partout des craquements, et j’eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n’est pas le bruit de la chair.
Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.
Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s’entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n’avais plus d’espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j’étais également satisfait.
Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s’interrompît, quoiqu’il fît mal souvent, à cause qu’il fallait y mettre trop de choses pour qu’il satisfît vraiment.
Ainsi, les années s’écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s’écoulent encore…


Henri Michaux - Épreuves exorcismes