Edouard Glissant - entretien avec Philippe Artières

Philippe Artières : Vous avez pris part à de nombreuses actions politiques, notamment au cours des luttes anticoloniales. Comment cet engagement s’articule-t-il avec votre travail de poète ?
Edouard Glissant : S’agissant de poésie et de politique, je crois avoir toujours obéi à un instinct qui me portait d’abord à considérer que l’objet le plus haut de la poésie était le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer. En matière de politique, ma référence la plus haute était aussi le monde, non pas le monde conçu comme l’internationale des prolétaires, mais comme lieu de rencontre, de choc des cultures, des humanités. Bien évidemment, la rencontre la plus fondamentale fut le colonialisme. Il fallait régler d’abord le problème du colonialisme, celui d’une situation dont on avait hérité depuis le xixe siècle, qui faisait coexister des nations colonisées, opprimées et des nations colonisatrices. Pour moi, la poésie et la politique étaient intimement liées par cette référence au monde. J’ai toujours eu l’idée que, bien sûr, les problèmes politiques devaient être résolus sur place, qu’il ne devait pas y avoir de fuite en avant dans une sorte d’universel abstrait, mais qu’ils ne pouvaient cependant se résoudre que si on possédait une conception plus large, celle du rapport des peuples entre eux dans la « totalité-monde ». Pour moi, tel était l’élément fondamental de la relation poésie-politique. Ce qui signifiait que la poésie n’était pas politique, qu’il n’existait pas de poésie politique, mais que la grande poésie ne se concevait pas sans cette relation sous-jacente, souterraine en même temps qu’éclatante, qu’était le lien à la situation des cultures du monde en relation les unes aux autres. Autrement dit, qu’il n’y avait pas de poésie qui ne soit politique et qu’il n’existe pas de poésie politique en soi.
Ph. A. : Vous définissez la poétique non comme un art du rêve et de l’illusion mais comme une manière de se concevoir, de concevoir son rapport à soi-même et à l’autre et de l’exprimer. La poétique serait, selon vous, un réseau.
E. G. : Absolument, mais pas d’une manière mécanique ni théoricienne. Cette conception m’a orienté vers trois dimensions de la poésie qui m’ont toujours paru importantes :
– la première dimension est celle du paysage. Elle est, bien sûr, capitale parce que, dans cette relation des cultures du monde, et en particulier dans cette relation entre colonisés et colonisateurs, l’espace est un des éléments fondamentaux. Quand on ne maîtrise pas, qu’on ne fréquente pas librement son espace, qu’entre le paysage et vous il existe toute une série de barrières qui sont celles de la dépossession et de l’exploitation, la relation au paysage est évidemment limitée et garrottée. Par conséquent, libérer la relation au paysage par l’acte poétique, par le dire poétique, est faire œuvre de libération.
– La deuxième dimension est celle du temps. On revient là, tout de suite, aux rapports des cultures du monde entre elles, à un phénomène fondamental dans les colonialismes : le colonisateur prive le plus souvent le colonisé de sa mémoire historique, de la capacité de comprendre les événements et leurs causes. Par conséquent le rapport au temps par le biais du rapport à l’histoire, à la mémoire historique devient fondamental du point de vue politique et poétique. Par exemple, pour nous Antillais qui avons subi une forme bien particulière de colonisation dont l’acmé, l’expression ultime et majeure, a été l’assimilation à la culture française, à l’histoire de France, etc., la mémoire historique qui a été rabotée, usée, corrodée par l’acte colonisateur se présente comme un chaos. Il n’y a pas de linéarité temporelle dans la mémoire historique du colonisé mais une espèce de chaos dans lequel il tombe et roule ; c’est pourquoi je dis toujours que « nous dévalons les roches du temps ». Dans notre mémoire collective un événement peut se dérouler aujourd’hui et être immédiatement rejeté dans notre inconscient collectif, comme il peut s’être passé il y a quatre siècles et resurgir avec une lumière et une force extraordinaires. Du point de vue littéraire, je dis souvent que nous n’aurions pas pu construire cette cathédrale monumentale que Proust a réalisée avec A la recherche du temps perdu parce que notre temps est, en somme, un temps éperdu.
– La troisième dimension est évidemment tout aussi importante à partir du moment où on conçoit le processus poétique et politique dans cette espèce de globalité qu’est le monde actuel tel qu’il nous a été légué par les histoires des colonisations : c’est celle du langage. Car, ou bien les langages des peuples colonisés ont été refoulés dans un usage dérisoire – non pas dans un usage de connaissance –, ou bien il s’est formé des langages nouveaux que nous appelons les langages créoles. Nous avons mis beaucoup de temps à comprendre que ces langages avaient un intérêt fondamental car ils étaient des « langages de langages » et non des langages originels, et que ces langages présageaient ce qui se passe à l’heure actuelle où les langues du monde se créolisent mutuellement.
Si on n’intègre pas en profondeur ces trois dimensions, on ne comprend ni ces bouleversements qu’on trouve dans les poétiques modernes ni ces impossibilités auxquelles se heurtent les politiques modernes.
Ph. A. : Votre conception de la relation entre poésie et politique invite à relire autrement l’histoire de l’engagement poétique. Considérez-vous que Saint-John Perse, sur lequel vous préparez un ouvrage, fut un poète engagé ?
E. G. : La poésie de Perse est en effet, à mon avis, très politique parce qu’elle nous rapproche des paysages du monde. Dans Eloges, il s’agit du paysage caraïbe, dans Anabase, de celui du Pacifique, dans Exil, de l’Atlantique et du rapport entre l’Europe et les Etats-Unis. Cette manière d’ouvrir les paysages et d’en faire saisir le sens profond, c’est de la politique ; c’est, pour moi, le maximum du politique. Tandis que les poètes que j’appelle littéraux, ceux qui recopient littéralement le réel, ne font rien de tel (je pense ici à Heredia, aux parnassiens, etc.). Anabase ne recopie pas le réel, il donne le sens profond des houles du Pacifique et des hauts plateaux d’Asie.
Les combattants qui continuent à libérer leur peuple font également voir les paysages. Nous sommes familiers des paysages d’Indochine depuis les guerres de libération du Vietnam ; des paysages de l’Atlas, du Maghreb depuis la guerre d’indépendance algérienne, etc. Ce sont les tyrans qui enferment leur pays dans des limites et qui le rendent invisible. Aussi est-il tout à fait évident qu’entre la dimension libératrice et la dimension poétique il existe un rapport étroit.
Ph. A. : Il me semble que la question de la langue est centrale dans votre démarche poétique. Il s’agit, dites-vous, de subvertir la langue. En quoi cette entreprise de subversion poétique est-elle différente de la position de résistance de votre ami le poète québécois Gaston Miron envers la langue française ?
E. G. : D’une manière très prosaïque, très réaliste, si on se place du point de vue de Gaston Miron, la langue anglaise domine la langue française au Canada. Mais, si on se place du point de vue d’un Martiniquais, la langue française domine les langues créoles. Par conséquent, il n’y a pas une fonction dominatrice assignée à une langue et une fonction de dominé assignée à une autre. Il existe des variantes considérables dans les rapports d’une langue à l’autre. Par ailleurs, je dis toujours qu’une langue a sa vie, ses inconscients, ses remords, ses éclats et ses obscurités, ses reculs et ses avancées. Une langue n’est pas un code. Je crois que si l’anglo-américain devient la langue universelle, c’est parce qu’il sera devenu un code universel. Il cessera alors d’être une langue, ne connaîtra plus de troubles, de reculs, d’avancées. Ce sera un pur code et, même si cela peut surprendre, la première victime en sera la langue anglo-américaine elle-même qui cessera d’être la langue des cafés et des quais de New York, la langue de Shakespeare ou de Faulkner. Elle disparaîtra comme langue en même temps qu’elle triomphera en tant que code. Le rôle du poète est précisément de préserver les frémissements et l’ardeur des langues, et cela nous empêche de dire que ma langue est celle de mon peuple car mon peuple peut très bien utiliser demain le langage de plusieurs langages sans pour autant être moins authentique. Il existe de multiples possibilités dans les rapports des langues entre elles. Le colonialisme imposait un rapport de sujétion de plusieurs langues à une seule que nous devons combattre, non pas en essayant de faire de notre langue celle de la domination, mais en essayant d’en faire le « langage des langages ». C’est pour cela que toute littérature qui considère sa langue comme la langue est une littérature infirme ainsi que l’ont montré les plus grands écrivains, de Kafka à Joyce ou à Faulkner.
Ph. A. : En quoi la poésie comme genre constitue-t-elle la forme la plus adéquate de la relation que vous établissez entre écriture et politique ?
E. G. : Les écrivains que j’ai cités sont, comme le disait Faulkner de lui-même, des poètes ratés. Ce que Faulkner n’a pas pu réaliser en poésie, il essaie de le faire avec des romans, mais ce ne sont pas des romans, il s’agit d’autre chose. De même, Joyce essaie de faire avec le langage un travail poétique mais, ne maîtrisant pas l’art du raccourci du poète, il a, lui aussi, écrit quelque chose de différent. Bien sûr, Absalon, absalon est un roman, mais c’est également un immense poème. Il existe ainsi un moment dans la littérature où la division de genre entre roman et poésie disparaît. Si nous ne l’acceptons pas c’est parce que tout le xixe siècle européen (de Dickens à Flaubert ou à Proust) a développé une sorte d’autonomie de cette manière d’écrire que l’on a appelée roman mais qui, à mon avis, n’est pas cela.
Le poète est celui qui ne va pas surgir de ces profondeurs, comme Faulkner ou Joyce, avec tout un système d’écriture. Il va en émerger avec des poussées, des pulsions, des fulgurances qu’on appelle poèmes et qui sont la seule spécificité qu’on puisse lui accorder. Il resurgit en cri tandis que le romancier resurgit en structure. Le cri est plus difficile car, s’il est toujours possible d’améliorer la structure, quand le cri est là, il est bel et bien là. C’est pour cette raison que Rimbaud, après avoir poussé le cri, n’a pas pu continuer.
En ce qui me concerne, il m’est devenu possible aujourd’hui de structurer le cri ou de crier la structure. Les deux opérations commencent à être réalisables, ce qui explique qu’il y ait de plus en plus d’écrivains pouvant conjoindre les deux. On peut pousser le cri jusqu’au moment où il rejoint la structure, on peut aussi écheveler la structure jusqu’à ce qu’elle touche au cri. Autrement dit, aujourd’hui il n’y a plus de poète ni de romancier, il y a des poétiques.
On peut résumer la chose ainsi : pour moi, le plus haut degré, c’est le « tout-monde », le chaos-monde actuel, c’est ce qui nous est donné et que nous n’avons pas encore exploré. Car, si les explorations terrestres et marines sont terminées, celles des relations des cultures dans le monde ne le sont pas, d’où le rapport fondamental entre politique et poétique.
Ph. A. : Dans le chaos-monde, le poète constitue donc une sorte d’avant-garde…
E. G. : Oui, le poète possède une clairvoyance car il est le seul à relier en profondeur poésie et politique. Il existe, bien sûr, des poètes militants qui écrivent des poèmes comme on écrit des tracts mais c’est ce que j’appelle la littéralité, des gens qui, littéralement, copient le monde. Or, ce qu’il y a de fondamental dans l’art, c’est le moment où on abandonne le littéral, la thèse, etc., et où on essaie de voir ce qui se passe au fond, ce que le poète est le seul à voir. Quand je dis le poète, je ne veux pas parler de celui qui écrit des poèmes mais de celui qui a une conception du vrai rapport entre poétique et politique…
Ph. A. : Vous dites souvent « Je suis solitaire et solidaire », qu’entendez-vous par là ? Que le poète doit être attentif au cri du monde mais doit aussi contribuer à changer les imaginaires ?
E. G. : Quand on essaie de mener une œuvre poétique et non de poésie, c’est-à-dire qu’on essaie de voir ce qui se passe dans le chaos-monde, on a besoin d’avoir une activité qui ne soit pas une activité politique au sens littéral du terme, mais une activité d’adaptation de tous les éléments du réel auquel on touche avec tous les éléments de la problématique qu’on a devinée. On a besoin de cette structure pour pouvoir mieux avancer dans sa quête. Cela ne veut pas dire que c’est obligatoire : un poète peut être seul à imaginer cela comme il peut aussi le partager avec d’autres, mais il ne cessera pas pour autant d’être seul. Ainsi, pour ma part, ai-je toujours travaillé avec mes compatriotes antillais tout en ayant d’autres activités auxquelles ils ne participaient pas, comme mon travail avec des amis poètes français de ma génération (Jacques Charpier, Roger Giroux…), dont les Antillais ne connaissent même pas le nom, et réciproquement. J’ai finalement été assez schizophrène dans ma vie : passionné de poésie à la française et passionné de poésie à l’antillaise, de gens qui n’écrivaient pas de poèmes mais défendaient le paysage, la mémoire historique, le langage.
Ph. A. : Quelle place le poète peut-il occuper une fois mené le travail de libération que vous avez évoqué ? Quel est le pouvoir de la poésie ? Comment cela s’est-il passé par exemple en Algérie ?
E. G. : Cela s’est passé d’une manière terrible. Le seul grand poète algérien est Kateb Yacine. Il touchait en effet au fond du problème car, dans Nedjma, le contexte, l’atmosphère, le mobile sont la guerre d’Algérie. Pourtant Nedjma n’est pas un roman sur la guerre ; ce qu’il cherche, c’est même une source ante-islamique mais qui ne soit pas pour autant une source d’identité pure, exclusive. Il est d’ailleurs extraordinaire que la mère de l’héroïne Nedjma – mot qui signifie étoile et symbolise l’Algérie – soit une Française juive. Autrement dit, le poète pose dès le départ la question des origines : est-il juste de dire qu’on possède une origine, une pureté de race ? Kateb Yacine fracasse tout cela. Or, Nedjma est probablement le plus grand livre de la révolution algérienne et Yacine avait bien prévu les erreurs de l’ALN quand elle a été au pouvoir. Dans tous ses autres livres, on trouve déjà tous ces éléments et c’est pour cette raison que sa pièce Le Cadavre encerclé a été interdite par le gouvernement français et que nous avons été obligés d’aller la jouer à Bruxelles.
Au fond, c’est ce qui peut arriver de mieux à une révolution. Paradiso, le livre absolument subversif de Lezama Lima, est ce qui est arrivé de mieux à la révolution cubaine. Lima disait : « Si la révolution est suffisamment forte, elle pourra digérer mon livre. »

terrain n° 41 - Septembre 2003

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