Ebauche d'un chant de guerre - Jean Amrouche



Ah! Pour un mot de ma langue
pour la seule grâce d'un mot
de schiste ou d'argile
(le vent le porte tel l'oiseau des rêves)
pour cette flèche empennée de foudre
pour l'éclair de la Liberté

Pour ce mot orphelin
cueilli aux lèvres sèches de l'Ancêtre
goutte de sang sur la rose de l'enfance
étincelant dans la roue du soleil

Pour ce mot de musique âpre
et de timbre sauvage
cri orphelin des entrailles immémoriales
Pour cette parole sombre et fixe
comme un regard de veuve berçant son enfant
assassiné
Pour ce mot de tendresse ovale
formé d'exil qui rompt l'exil
Pour cette goutte de lait bleu
Pour l'ombre sur l'oeil sans paupière
et l'eau de Zem-Zem aux lèvres mortes
du pélerin au désert

Pour ce mot rond, pour le zéro
sceau de silence incorruptible
sceau sacré transmis d'âge en âge
de deuil en deuil
de tombe en herbe

Pour un mot à la mer
Pour l'horizon cette fleur de sel
Pour le sourire du passé
Pour le surgeon de l'arbre sec
Pour une braise sous la cendre
Pour cet enfant de l'avenir
Pour le navire du retour
Pour le repos d'une nuit
Et pour cette escale d'un jour
Pour cette main sur la fièvre
Et pour l'ombre sous la palme

Pour ce salut sans équivoque
Et pour ce signe d'or pur

Pour le baptême d'un instant
Et ces fiançailles des frères
Pour la présence au temps des morts
D'une parole souveraine

Pour ce Rien sans feu ni lieu
Pour cet élixir de l'absence
où os ni cendre, chair ni sang
Brume de l'aube ou de serein
Sous-bois, ni mirage au désert
chant de flûte ou parole de vent
essaim de songe ni d'abeilles
Ne se mêlent au pur néant

Pour la neige à peine entrevue
entre deux gifles de la nuit

Pour cet appel d'on ne sait où
Pour ce soupir du coeur profond

Pour une rose de ténèbres
au fond de l'âme

Pour la jeunesse brandie
et le printemps irrésistible
Pour l'agneau blanc
Pour l'agneau noir
Pour l'angle pur de ce regard
et le col promis au couteau
Pour un seul jour
au dernier soir
Gloire et grâce
Amine Amane
connaissance

Aube de sang aube d'azur
au libre jour
Un mot d'eau vive
dans la main
le coeur du monde...


Poème de Jean Amrouche à la mémoire de Larbi Ben M'hidi torturé et tué par le général Aussaresse
Mars 1957

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