La poésie fun est révolutionnaire - Christophe Fiat






La poésie est fun parce que la poésie est révolutionnaire, elle peut changer le monde. En effet, si nous entendons par monde, le spectacle dominé par la bio-pouvoir, la poésie apparaît comme une arme capable de bouleverser l’état des choses. Nous savons par Foucault et par Debord que le bio-pouvoir du spectacle exerce sa domination non plus en sanctionnant (comme cela se passait dans la société disciplinaire) mais en normalisant. Cette normalisation passe par le contrôle non plus des habitudes et des pratiques productives des individus. La normalisation passe par le contrôle " de machines qui organisent directement les cerveaux " (L’EMPIRE d’AntonioNegri et de Michel Hardt) : la machine de l’information et la machine de la communication. Ces machines ont une rationalité linguistique, elles portent sur les sujets eux-mêmes (leur vie) et sur la manière qu’ils ont de penser leur vie (leur langue). Ce que Foucault dénonçait dans les procédures d’aveux et de confidence qu’induit le contrôle et ce que Debord symptomatise comme étant " le langage du spectacle " justifiant une vision unilatérale du monde sont produits par ces machines. La poésie parce qu’elle touche à l’excès de la langue s’impose comme l’espace de sens le plus propice à une résistance à toute forme de contrôle et de spectacularisation du monde issue de ces machines. Ceci en devenant elle-même une machine. Pourquoi ? Parce que la domination du spectacle rendrait inefficace un conflit-contre qui verrait la poésie se marginaliser ou s’idéaliser dans la communication et l’information plutôt que fracturer, chaotiser le spectacle mais au terme d’une parole qui emprunte aux machines leur logistique. La poésie est une machine abstraite qui s’oppose ainsi à l’histoire de la société de contrôle en devenant un point de création et au spectacle en s’opposant à la fiction de toute machine supposées pures. Non plus la guerre juste de " l’empire " mondial mais la guérilla (les poèmes du Sous Commandant Marcos). Les poèmes-machines permettent d’élaborer un savoir (par sa rhétorique et son fond poiétique) anarchique : " un anarchiste est comme un agent secret qui joue le jeu de la raison pour saper l’autorité de la raison (la vérité, l’honnêteté, la justice et ainsi de suite) " (Feyerabend in CONTRE LAMÉTHODE). Ceci pour insuffler à la vie un désir de créer des conditions matérielles et structurelles d’être ensemble. Cette force de la machine-poésie, c’est le " fun ". Nous allons chercher cette force chez un poète DH Lawrence qui dit dans le poème A SANE REVOLUTION : " if you want make a revolution, do it for fun " et chez deux philosophes qui ont donné à penser la densité performative de la langue : Derrida avec le concept de teleiopoesis dans POLITIQUES DE L’AMITIÉ et Deleuze avec le concept de ritournelle dans MILLE PLATEAUX. La philosophie non pas pour revenir à une suture poésie/philosophie telle que l’envisage Badiou au XIX ème siècle, ni pour conceptualiser la poésie dans une " Idée " qui la transcendereait de nouveau mais la philosophie pour donner à la poésie un but qui soit à la fois et politique et esthétique. Politique et esthétique ouvrent un champ transcendantal qui permet à la poésie de se déployer sa rhétorique dans une praxis qui ne serait plus réduite à un bien culturel exclusivement littéraire, ni à une quête ultime de la vérité hors du spectacle. Champ de la langue devenu plan d’immanence de la révolution. Ainsi, le " fun " de D.H Lawrence ne désigne pas l’amusement, la gaieté, la plaisanterie mais rend aussi possible un espace de langue sous la forme du le jeu. Ce jeu met en branle deux catégories éthiques qui sont le rire et la fuite : la " teleiopoesis " de Derrida comme pensée du rire (sous la forme de la complicité des amis) et la ritournelle de Deleuze comme pensée de la fuite (sous la forme de la répétition). TELEIOPOESIS. Les amis qui rient, cela s’entend chez Derrida, autant à partir d’une physique du rire via Bergson qu’à partir d’une métaphysique du rire via Bataille : " Et plus c’est mal, et mieux c’est. Faire et rire, machen/lachen, faire le mal et rire du mal, faire rire du mal. Entre amis. Non pas se rire du mal, mais se faire rire du mal. Entre amis ". Le telos de la teleiopoesis est une promesse dont la saisie, le partage, la captation se fait à partir d’un contrat entre l’écrivain et le lecteur: " Pourvu que vous me fassiez l’amitié de l’entendre ". RITOURNELLE. La ritournelle est la répétition. Il faut répéter non pas un passé mort comme c’est le cas dans la mélancolie, ni un présent infini comme c’est le cas de l’air du temps ou du consensus. Répéter, ce fait à partir de la répétition elle-même - à partir de l’inconscient (de notre psyché) et à partir des machines (de notre socius). Répéter non pas les verbes mais les noms : " et... et... et... ". Que la série ne soit jamais une clôture mais un seuil. La forme la plus adaptée à concentrer et le rire des amis et le jeu de la répétition est la phrase. La phrase dispose d’une force performative capable de produire des événements discrets, micrologiques, atomistiques. La poésie fun nous apparaît ainsi comme une poésie de circonstance, une poésie d’occasion, une poésie de la chance, une poésie à métamorphose toute entière jetée non pas dans l’avenir mais dans l’accélération via la répétition et l’amitié d’un temps qui franchit l’espace et le temps effectivement. Mais pour autant, cette poésie aussi hétérogène soit-elle à l’analyse et à la critique se maintient toujours à hauteur de sens. En effet, la phrase, parce qu’elle capte du sens et répand du sens sans être ni une proposition, ni un énoncé apparaît comme une puissance d’expression capable de traverser le bio-pouvoir sans jamais se fétichiser. Dans les phrases des poèmes fun, il n’y a jamais fusion du sens et du non-sens (comme c’est le cas dans l’esthétisme lyrique qui prend la forme de la dialectique amoureuse de la possession/dépossession), ni d’exclusion du sens et du non-sens (comme c’est le cas dans les rhétoriques absurdes qui prennent la forme d’effets d’incongruité systématiques). La phrase maintient sens et non sens au terme d’un équilibre langagier précaire et momentané qui n’est autre que le ton pour Derrida et le style pour Deleuze et Guattari. C’est avec et par le style ou/est le ton que la poésie donne une nouvelle vitalité à la langue. Contrairement aux primitifs de l’avant-garde (Rimbaud et Mallarmé) qui pensaient que la destruction du sens aurait pour effet de renverser et le mode de production capitaliste et la morale bourgeoise dans le cadre de la société disciplinaire - la société du spectacle, on le sait, a réaliser d’une manière beaucoup plus radicale et démiurgique ce voeu de destruction du sens et par la destruction réelle et par la récupération de ces deux poètes- nous pensons que le sens doit être maintenu, ceci compte tenu d’une logique du sens non pas structurelle mais événementielle. Comment ? Par le plagiat - via Lautréamont in POÉSIE II et le cut - via Cendrars in DOCUMENTS. Le plagiat et le cut sont des techniques d’écriture qui font de la langue l’événement même (ce que j’appelle par ailleurs " poésie© "). C’est le moment où la langue n’est apte à produire qu’une vérité en devenir qui a la force de libérer la vie. Dans le contexte du bio-pouvoir, le poète s’impose avec sa poésie-machine abstraite comme celui qui -par son travail sur et avec la langue- produit un événement inassimilable par le spectacle lui-même. Le poète n’est ni la prolétaire en quête de lutte des classes, ni l’esclave révolté, ni le prophète illuminé, ni le musicien mais toutes ces individualités en même temps. Homme de la multitude, homme de la tribu et de la meute, il apparaît comme un nomade pour qui la langue n’a de raison d’être qu’à nommer et à faire. Après Lautréamont et Cendrars, Nijinksy nous apparaît dans ses CAHIERS comme celui par qui cette multitude trouve sa densité dans le telos (Derrida) et la répétition (Deleuze) de la langue. Parce que Nijinsky n’imagine pas une langue dépendante du support de l’écrit imprimé mais une langue -selon sa volonté- qui pourrait être photographiée. La photographie de la langue pour donner à la langue un corps ni métaphorique, ni conceptuel, ni modélisant/modélisable. Mais un corps irradiant de toute sa désorganisation au terme d’une graphie visible. Ceci dans une plastique qui aventurerait le plagiat de Lautréamont et le cut de Cendrars dans une révolution inédite des signes. Non plus la langue du corps sujet ou du corps collectif. La langue plutôt de ce corps à venir. La langue-affect d’une poésie à habiter le temps que durera le spectacle et que dominera la société de contrôle.

 Direct from Mission Impossible n°1

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