le bidet - Laurence Sterne



L'ère Pataphysique commence le 8 septembre 1873. 




Aussitôt ces affaires terminées, je montai dans ma chaise, très-content de tout ce que j'avais fait à Montreuil… Lafleur, en grosses bottes, sauta sur un bidet… Il s'y tenait aussi droit et aussi fier qu'un prince du sang royal.
Mais qu'est-ce donc que le bonheur et les grandeurs dans cette scène changeante de la vie ? Nous n'avions pas encore fait une lieue, qu'un âne mort arrêta tout court Lafleur dans sa course. Le bidet ne voulut pas passer. La contestation entre Lafleur et sa bête s'échauffa, si bien que le pauvre garçon fut désarçonné et jeté par terre.
Il souffrit sa chute avec toute la patience du Français qui aurait été le meilleur chrétien du monde ; il ne dit pas autre chose que : Diable ! Il remonta aussitôt à cheval, et il battit le bidet comme il aurait pu battre son tambour.
Le bidet voltigeait à chaque extrémité du chemin, tantôt par-ci, tantôt par-là ; mais rien ne put l'amener sur l'âne mort. Lafleur, le plus entêté des deux, ne voulait pas céder..... ; le bidet le jeta par terre une seconde fois.
« Qu'a donc ton bidet, Lafleur ? - Monsieur, c'est le cheval le plus opiniâtre..... - Eh bien ! S'il est obstiné, il faut le laisser aller à sa fantaisie. » Lafleur, qui était remonté, descendit, et, dans l'idée qu'il ferait aller le bidet en avant, il lui donna un grand coup de fouet ; mais le bidet le prit au mot, et s'en retourna en galopant à Montreuil. « Peste ! Dit Lafleur. »
Il n'est pas hors de propos de remarquer ici comment, quoique Lafleur dans ces accidents divers ne se fût servi que de ces deux termes d'exclamation, il y en a cependant trois, bien comptés, dans la langue française. Ces trois exclamations répondent à ce que les grammairiens appellent le positif, le comparatif et le superlatif ; et l'on s'en peut servir à coup sûr dans tous les accidents imprévus de la vie.
Diable ! Voilà le premier degré, et le degré positif. Diable ! S'emploie dans les émotions ordinaires de l'esprit, à toutes les petites contrariétés qui nous arrivent. Par exemple, vous jouez au passe-dix, et vous n'amenez deux fois de suite que double as, ou bien, comme Lafleur votre bidet de poste vous jette par terre, ces petites circonstances et tant d'autres s'expriment par Diable ! Et voilà pourquoi, lorsqu'il est question de cocuage, on s'écrie Diable !
Mais dans une aventure où la contrariété est poussée jusqu'au dépit, comme lorsque le bidet s'enfuit en laissant Lafleur étendu par terre dans ses grosses bottes, alors c'est le tour du second point d'interjection : peste !
Pour le troisième...
Oh ! C'est ici que mon cœur se gonfle de compassion, quand je songe à ce qu'un peuple aussi poli doit avoir souffert pour qu'il soit forcé de se servir de cette troisième et dernière exclamation…..
O toi ! Force inconnue qui délie nos langues, et qui donnes à la douleur toute son éloquence, accorde-moi des termes décents pour exprimer ce superlatif ; quel que soit le résultat, j'aurai obéi à la nature.
Mais, hélas ! Il n'y a point de ces termes décents dans la langue française. Il faut se servir du mot tout cru, ou bien souffrir en silence. Je supporterai donc tous les accidents de la vie sans me plaindre, ou du moins sans arriver à cette extrême exclamation.
Lafleur n'avait pas fait cette convention avec lui-même. Il suivit le bidet des yeux tant qu'il le put suivre, et l'on peut s'imaginer, si l'on veut, quand la bête eut disparu dans la poussière, de quel gros mot notre homme se servit pour résumer dignement la catastrophe.
Il n'y avait guère de moyens, empêtré comme il était dans ses bottes, de rattraper un cheval échappé. Je ne voyais qu'un alternative : c'était de faire monter Lafleur derrière la chaise, ou de le mettre dans la chaise.....


 Laurence Sterne
 Voyage sentimental à travers la France et l'Italie
traduction Léon de Wailly






2 commentaires :

  1. Incroyable juste avant à la lecture d'un autre de texte d'Arno Schmidt, j'évoquais Montreuil sur mer, Amiens, pour faire un clin d'oeil à un autre Schmitt !
    Lafleur cher au regretté Pierre Garnier...
    Décidément il y a bien du talent avec les relais de l'autre Hidalgo, je suis heureux de le retrouver chaque jour, merci à vous tous à moins que tous ne fasse qu'un...

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    1. sapristi de collisions !

      & ce sont le carburant de l'autre hidalgo.
      chaque jour tenter le mariage de la carpe & du lapin.

      confidences : l'autre est un loup solitaire protéiforme.
      un jour chauve-souris, le lendemain queue de poisson, la veille baiser du chien & demain...
      la vie n'est pas un continuum disait l'Arno Schmidt !

      tant & si bien que ces jours-ci loup solitaire pactise avec le diable : une macaque échappée de Dark City...

      si le pacte tente d'ot' z'animos...
      ni CV ou autres lettre de motivation please !

      so long,
      krrr.

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