La grande défonce - Charles Bukowski

   L'autre soir je me suis retrouvé dans un concert-d'habitude je déteste ça.   Au fond, je suis un solitaire, un vieil ivrogne qui préfère boire tout seul, avec sans doute pour unique espoir d'entendre un peu de Mahler ou de Stravinski à la radio.   Mais ce soir-là j'étais dans la foule en folie.   Je ne vous dirai pas pourquoi, car c'est une autre histoire, sans doute plus longue, sans doute plus déroutante.   J'étais debout dans mon coin, à boire mon vin, à écouter les Doors, les Beatles ou l'Airplane se mélanger avec le brouhaha des voix, et je me suis rendu compte que j'avais besoin d'une cigarette.   J'étais à sec.   Ça m'arrive souvent.   J'ai vu deux jeunes types, tout proches, les bras pendant et oscillant, le corps mou, bovin, le cou tordu, pour ainsi dire en caoutchouc, du caoutchouc en charpie qui s'étirait et se disloquait.
   Je me suis dirigé vers eux :
   - Eh les gars, l'un de vous n'aurait pas une cigarette ?
   Ça a littéralement fait rebondir le caoutchouc. J'ai regardé les deux types, ils se sont branchés, en flippant comme des fous.
   - On fume pas, mec ! MEC, on ne fume... pas de cigarettes.
   - Non, mec, on ne fume pas, pas ça, non, mec.
    Flipflop. Flipflap. Du caoutchouc.
   - On va à Ma-li-bouuu, mec, ouais, on va à Malll-i-bOUUU ! mec, on va à M-a-li-bouuuuu !
   - Ouais, mec !
   - Ouais, mec !
   - Ouais !
   Flipflap. Ou flapflap.
    Ils étaient tout simplement hors d'état de me dire qu'ils n'avaient pas de cigarettes.    I1 fallait qu'ils me refilent leur baratin, leur religion : les cigarettes étaient bonnes pour les péquenots.    Ils allaient à Malibu, dans une de ces cabanes déglinguées et tranquilles de Malibu, pour se rouler un petit joint.    Ils me rappelaient, en un sens, ces vieilles dames au coin des rues qui vendaient La Sentinelle.    Tout ce monde du LSD, du STP, de la marijuana, de l'héroïne, du haschich et du sirop pour la toux est intoxiqué par ce canard : sois avec nous, mec, ou tu n'es rien, ou tu es mort.    Le baratin des consommateurs de défonce est plein d'obligations.    En plus des risques d'arrestation, ils sont incapables de consommer tranquillement, juste pour leur plaisir; ils doivent faire SAVOIR qu'ils en prennent.    Ensuite, ils essaient de raccrocher ça à l'Art, au Sexe et à la Scène marginale.    Leary, leur Dieu de l'Acide, leur dit : " Décrochez. Suivez-moi. "    Puis il loue une salle de concert en ville et il leur fait payer cinq dollars par tête pour l'entendre parler.    Puis Ginsberg se pointe et proclame que Bob Dylan est un grand poète.    Coup de pub entre les grandes vedettes de la défonce.    Amérique.   
    Laissons courir, c'est encore une autre histoire.    La bête a beaucoup de pattes et une toute petite tête, dans mon récit, comme dans la réalité.    Revenons plutôt à ces jeunes gens " in ", les défoncés.    Leur vocabulaire. " Super, mec. Tu vois ce que je veux dire. La scène. Cool. In. Largué. Bourgeois. La planète. S'éclater. Baby. Pépé. "    Et ainsi de suite.    J'ai entendu les mêmes phrases, si on appelle ça des phrases, quand j'avais douze ans, en 1932, et d'entendre les mêmes choses trente-cinq ans après ne te fait pas brûler d'amour pour ceux qui les prononcent, surtout s'ils se croient dans le coup.    La plupart des vieux mots viennent des consommateurs de drogues dures, cuillère et seringue, et des vieux Noirs des orchestres de jazz.    Le vocabulaire a évolué depuis chez les vrais types " in ", mais les soi-disant mecs dans le coup, comme le duo sans cigarette, parlent toujours comme en 1932.    
   Que la défonce soit créative, j'en doute, et comment !    De Quincey a écrit de bonnes choses et le Mangeur d'opium est joliment torché, malgré quelques passages assez barbants.    C'est dans la nature des artistes de tenter presque toutes les expériences.    Les artistes sont des découvreurs, désespérés et suicidaires.    Mais la défonce vient APRES l'Art, après que l'artiste existe.    La défonce ne produit pas l'Art.    Mais elle devient souvent la récréation de l'artiste, comme une cérémonie de l'être, et les soirées de défonce lui fournissent aussi un sacré matériel, avec tous ces gens qui se déculottent le cerveau, ou qui, s'ils ne se déculottent pas, baissent leur garde.    
   Vers 1830, les soirées de défonce et les orgies sexuelles de Gautier alimentaient les conversations de tout Paris.    On savait aussi que Gautier écrivait des poèmes.    Aujourd'hui, on se souvient surtout de ses soirées.
   Je saute sur une autre patte de la bête : je n'aimerais pas du tout me faire arrêter pour usage et/ou possession de marijuana.    C'est comme si on m'accusait de viol pour avoir reniflé une paire de slips sur une corde à linge.    L'herbe ne vaut pas le coup, tout simplement.    Le plus fort de son effet est causé par la certitude préconsciente qu'on va se mettre à planer.    Si on remplaçait l'herbe par un produit ayant la même odeur, la plupart des fumeurs éprouveraient la même chose : " Eh, baby, c'est de la BONNE, vraiment super ! "
    Quant à moi, je préfère boire deux boîtes de bière.    Je garde mes distances, pas tellement à cause des flics mais parce que la drogue m'ennuie et ne me fait pas grand-chose.    Mais je peux garantir que les effets de l'alcool et de la marijuana sont différents.    On peut se défoncer à l'herbe et s'en apercevoir à peine.    Avec la bibine, vous savez en général très bien où vous en êtes.    Je suis de la vieille école, moi : j'aime savoir où j'en suis.    Mais si d'autres ont envie d'herbe, d'acide ou de seringue, pas d'objection.    C'est leur affaire et tout ce qui est bon pour eux est bon pour eux.    C'est tout.
   On ne manque pas de sociologues à faible quotient intellectuel aujourd'hui.    Pourquoi j'en ajouterais, avec mon intelligence supérieure ?   On a tous entendu ces vieilles femmes qui disent: " Oh, comme c'est AFFREUX cette jeunesse qui se détruit avec toutes ces drogues !   C'est terrible ! "   Et puis tu regardes la vieille peau : sans dents, sans yeux, sans cervelle, sans âme, sans cul, sans bouche, sans couleur, sans nerfs, sans rien, rien qu'un bâton, et tu te demandes ce que son thé, ses biscuits, son église et son petit pavillon ont fait pour ELLE.   Et les vieux se mettent parfois dans une colère noire contre les jeunes : " Bon sang, j'ai travaillé DUR toute ma vie ! " (Ils prennent le travail pour une vertu, mais ça prouve seulement qu'un type est taré.)   Les jeunes veulent tout pour RIEN !   Ils s'abîment la santé avec la drogue, ils s'imaginent qu'ils vont vivre sans se salir les mains !
   Puis tu LE regardes :
   Amen.
   Il est seulement jaloux.   Il s'est fait enculer, on lui a piqué ses plus belles années.   Il meurt d'envie de baiser.   S'il tient jusqu'au bout.   Mais il peut plus.   Donc, maintenant, il veut que les jeunes souffrent comme il a souffert.   
   La plupart du temps, c'est de ça qu'il s'agit.   Les défoncés en font trop à propos de leur sacrée défonce et le public pareil avec l'usage de la drogue.   La police se remue et les défoncés se font pincer, et ils se prennent pour des martyrs, tandis que l'alcool reste légal, tant que vous ne dépassez pas la mesure et que vous n'êtes pas pris dans la rue et mis en prison.   Quoi que vous donniez à la race humaine, elle s'écorchera avec et vomira dessus. Si on légalisait la défonce on se sentirait un peu mieux aux Etats-Unis, mais pas tellement.   Tant qu'il y aura des tribunaux, des prisons, des hommes de loi et des lois, les gens se défonceront.
    Leur demander de légaliser la défonce, c'est un peu comme leur demander de beurrer les menottes avant de nous les passer.   Quelque chose encore vous intrigue : pourquoi ce besoin de drogue ou de whisky, de fouets ou de cuirs, d'une musique qui gueule si fort qu'elle empêche de penser, d'asiles, de chattes mécaniques et de 162 matches de base-ball par saison, du Viet-nam, d'Israël ou de la peur des araignées, de ton amour qui rince son dentier jauni dans l'évier avant de baiser ?
    Il y a des réponses de fond et il y a le petit bout de la lorgnette.   Nous nous amusons toujours avec le petit bout de la lorgnette parce que nous ne sommes pas assez mûrs ou assez vrais pour dire ce que nous voulons.   Nous avons cru pendant des siècles que c'était le christianisme.   Nous avons jeté les Chrétiens aux lions puis nous avons laissé les Chrétiens nous donner aux chiens.   Nous avons compris que le communisme remplissait un peu l'estomac de l'homme de la rue mais qu'il ne changeait guère son âme.   Maintenant nous jouons avec les drogues, comme si elles devaient ouvrir des portes.   L'Orient a connu la drogue, bien avant la poudre à canon.   Ils ont compris qu'ils souffraient moins et qu'ils mouraient plus.   Se défoncer ou ne pas se défoncer.
   - On va à M-a-li-bouu, mec, ouais, on va à Malllll-i-bOOUUU !
   Vous permettez que je me roule un peu de Bull Durham ?
   - Hé, toi, tu veux une taf ? 

Les contes de la folie ordinaire - Charles Bukowski (1920 -1994), paru en 1967. 

1 commentaire :

  1. Commentaire de Bukowski à proposo de son passage à l'émission de Pivot : " Quand nous sommes arrivés, on m'a emmené dans la salle de maquillage et on s'est mis à m'appliquer de la poudre sur mon visage, ce qui était parfaitement inutile à cause de la graisse et des cicatrices qu'il y avait dessus. Puis Linda et moi nous sommes assis en attendant le début de l'émission. J'ai attaqué l'une des deux bouteilles qui m'attendaient là. Ha! Ha! Ha! Je me fous toujours dans des situations pas possibles. Mais quelle coterie de snobs! C'était vraiment trop pour moi. Vraiment trop de snobisme littéraire. Je ne supporte pas ça. J'aurais dû le savoir. J'avais pensé que la barrière des langues rendrait peut-être les choses plus faciles. Mais non, c'était tellement guindé. Les questions étaient littéraires, raffinées. Il n'y avait pas d'air, c'était irrespirable. Et vous ne pouviez ressentir aucune bonté, pas la moindre parcelle de bonté. Il y avait seulement des gens assis en rond en train de parler de leurs bouquins! C'était horrible... Je suis devenu dingue."

    RépondreSupprimer