Les Blancs disent… - Aimé Césaire



 
Les Blancs disent que c'était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître.
Je dis hurrah !
C'était un très bon nègre,
la misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu'une fatalité pesait sur lui qu'on ne prend pas au collet ; qu'il n'avait pas puissance sur son propre destin ; qu'un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d'interdiction en sa nature pelvienne ; et d'être le bon nègre ; de croire honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques.
 
C'était un très bon nègre
 
et il ne lui venait pas à l'idée qu'il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne insipide
C'était un très bon nègre.
Et on lui jetait des pierres, des bouts de ferraille, des tessons de bouteille, mais ni ces pierres, ni cette ferraille, ni ces bouteilles... O quiètes années de Dieu sur cette motte terraquée!
et le fouet disputa au bombillement des mouches la rosée sucrée de nos plaies.
Je dis hurrah ! La vieille négritude
progressivement se cadavérise
l'horizon se défait, recule et s'élargit
et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d'un signe
 
le négrier craque de toute part... Son ventre se convulsé et résonne... L'affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrisson des mers!
 
Et ni l'allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons rebondie, ni les tours joués à la sottise dangereuse des frégates policières ne l'empêchent d'entendre la menace de ses grondements intestins. 
 
Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal 
 éd. Présence africaine, 1947.

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