Chroniques de l'hôpital - Paul Verlaine

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Décidément, tout de même, il noircit, l'hôpital, en dépit du beau mois de juin dont nous jouissons, toute verdure humide de pluie sentant bon et luisant de clarté vive. Oui, l’hôpital se fait noir, malgré philosophie, insouciance et fierté !

« Nous nous plairions au grand soleil
Et sous les rameaux verts des chênes, »

nous, les poètes, aussi bien qu’eux, les ouvriers nos compagnons de misère et de « salles ». Et vivent les purs luxes, et les femmes, pures ou non, et la vraie vie vivante, pure et impure !
En attendant, frères, artisans de l’une et de l’autre sorte, ouvriers sans ouvrage et poètes... avec éditeurs, résignons-nous, buvons notre peu sucrée tisane ou ce coco, avalons bravement qui son médicament, qui son lavement, qui sa chique ! Suivons bien les prescriptions, obéissons aux injonctions, que douces nous semblent les injections et suaves les déjections, et réprimons toutes les objections, sous peine d’expulsions toujours dures, même en ce mois des fleurs et du foin, des jours réchauffants et des nuits clémentes, pour peu que l’on loge le diable dans sa bourse, et la dette et la faim à la maison.
Évidemment, nous sortirons tôt ou tard, plus ou moins guéris, plus ou moins joyeux, plus ou moins sûrs de l’avenir, — à moins que plus ou moins vivants. Alors nous penserons avec mélancolie, une mélancolie que j'ai déjà connue dans mes « entr'actes », un tantinet rageuse, goguenarde un petit, reconnaissante tour à tour et rancunière à nos souffrances morales et autres, aux médecins inhumains ou bons, aux infirmiers rosses ou pas, à telle ou telle surveillante qu'on maudissait quand on ne la mystifiait pas, — pas nous, les autres ! — parce qu'elle était trop bonne, etc., etc.
Et peut-être un jour regretterons-nous ce bon temps où vous, travailleurs, vous vous reposiez ; où nous, les poètes, nous travaillions ; où toi, l'artiste, tu gagnais ton banyuls et tes todds avec des portraits de suppléantes et d'élèves et quelles « fresques » dans la salle de garde !
Oui, peut-être un jour nous reviendront, mélodieuses du passé, ces conversations de lit à lit, de bout à bout de salle parfois : « Allons, messieurs, un peu de silence, donc ! Nous ne sommes pas ici à la Chambre. Taisez-vous, 27, espèce de cheval de retour ! C'est toujours les abonnés qui font le plus de pétard ! », ces discussions plus qu'animées et rien moins qu'attiques ; ils nous reviendront, ces sommeils coupés de cris d'agonie, ces vociférations de quelque alcoolique, ces réveils avec de ces nouvelles : « Le 15 a cassé sa pipe. — As-tu entendu ce cochon de 4 ? Quel nom de Dieu de sale ronfleur ! » Par-dessus tout nous reviendra, hélas ! sous forme d'utile regret, ce calme sobre, cette stricte sécurité de ces lieux de douleur, certes, mais aussi de soins sûrs et de pain sur la planche.
Peut-être, un jour que la mort nous tâtera, que la maladie avant-courrière et fourrière nous tiendra fiévreux et douloureux, peut-être miséreux et solitaires, les reverrons-nous, non sans attendrissement et une sorte de triste — ô bien triste ! — gratitude, ces longues avenues de lits bien blancs, ces longs rideaux blancs, car tout est long et blanc, en quelque sorte, en ces asiles...
Tout, sauf, en ce jour suprême de juin, pour moi, las de tant de pauvreté (provisoirement, croyez-le, car si habitué, moi, depuis cinq ans!), l'Hôpital avec un grand H, l'idée atroce, évocatrice d'une indicible infortune, de l'hôpital moderne pour le poète moderne, qui ne peut, à ses heures de découragement, que le trouver noir comme la mort et comme la tombe, et comme la croix tombale, et comme l'absence de charité, votre hôpital moderne, tout civilisé que vous l'ayez fait, hommes de ce siècle d'argent, de boue et de crachats !

1891

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